De sorte que la question de l'"esclavage" est, dans leur esprit, essentiellement celle des hrattines dont la lutte pour la "libération"spécifique, deviendrait donc l'axe central de toutes les transformations sociales en Mauritanie.
Une telle vision des choses correspond-elle à la réalité sociale actuelle, par delà l’apparence générale des choses et la cruauté des pratiques qui, surtout à la campagne, gangrènent les relations sociales et empêchent le libre développement des forces sociales nouvelles ? Les apparences esclavagistes étayées par de réelles et abominables survivances de cet ordre ancien ne camouflent-t-elles pas, une autre réalité sociale plus complexe constituée de pratiques de type féodal ou semi féodal et même d’éléments structurants de type capitaliste en germination, réalité qui n'en exige pas moins, au contraire, de très profondes réformes juridiques, politiques et sociales ?
1. Une réalité complexe prolongeant des survivances esclavagistes persistantes...
Des pratiques proprement esclavagistes, de part leurs formes et origines historiques, existent bien en Mauritanie comme en témoignent des exemples du genre de ceux qui seront évoqués plus loin dans cette note et que relèvent régulièrement des organisations de droit de l’homme comme SOS Esclaves. Mais elles sont loin de constituer un « système » au sens où l’entendent la plupart des auteurs nationaux ou étrangers, par ailleurs et à juste titre, préoccupés par le statut d’infamie qui frappe ceux et celles qui sont encore englués dans de telles pratiques au point d’y être identifiés.
Tout d'abord, de telles pratiques spécifiques se superposent avec les discriminations, non moins réelles, dont sont victimes bien d'autres couches et catégories sociales en Mauritanie, par exemple les femmes, dans toutes nos communautés.
Chez les Soninkés, par exemple, en matière foncière, elles se trouvent en droit coutumier, interdites d'héritage du droit de maîtrise des terres au nom du principe que "la femme est là pour bâtir la demeure d'autrui", de même que chez les Haal Pulaar'en qui disent que "la terre est un père qui ne reconnaît pas ses filles".
Il en va de même, dans toutes nos ethnies, des discriminations de "caste" frappant certains groupes sociaux non"esclaves", notamment en matière matrimoniale ou de redistribution de certaines ressources économiques et sociales( eau, terre, prééminence politique…) enfermant ces catégories sociales (castes et tribus), dans un véritable système d'apartheid social invisible et innommé. C’est le cas, bien sûr, de la structure des relations politico administratives "modernes" qui, s'arc-boutant sur le système traditionnel des rapports d’échange économique et social, permettent aux "nobles" d'origine, ou à leurs alliés, de convertir leur position sociale héritée du passé, en ressources de pouvoir et de prébende au sein de l'Etat, au détriment du principe d'égalité de tous consacré depuis belle lurette par le droit positif. Il n’est que de vérifier les origines sociales ( de castes et / ou de tribus) des principales personnalités politiques arabes ou négro africaines intégrées dans l’appareil d’Etat, de 1960 à nos jours ( Ministres, Gouverneurs, ambassadeurs etc.) pour s’en convaincre !
Si toutes ces pratiques affectent bien sûr, au premier chef, les "esclaves" ou anciens esclaves, elles concernent cependant toutes les autres catégories sociales non dirigeantes de toutes les communautés ethniques, à des degrés divers. En soi, elles ne sont donc pas d'essence esclavagiste,
Les pratiques proprement "esclavagistes" ne peuvent être considérées comme telles que dans la mesure où, d'une manière "régulière", les catégories dominantes non seulement s'assurent, sans autre contrepartie que l'obligation de leur entretien minimal, les services des individus qui leur sont attachés à perpétuelle demeure, mais aussi lorsque, en conséquence, elles ont en héritage les biens de ces derniers en cas de décès, après avoir exercé sur eux directement ou indirectement, un droit de vie et de mort.
Dans leur article précité sur l'esclavage en Mauritanie, Bâ Boubakar Moussa et Mohamed Maouloud relèvent l'existence de cas où, à l'occasion du décès d'un ancien esclave, s'élèvent des conflits de succession générés par la prétention des "maîtres" de faire appliquer le droit coutumier, qui leur est favorable, au détriment du droit moderne dont se prévalent ses héritiers naturels. De tels cas ont été relevés dans le delta et la basse vallée du fleuve Sénégal, particulièrement autour des terres entourant le Lac R'kiz. Ils citent également en exemple un cas survenu dans la région du Brakna dans la tribu maraboutique des Taagat, vivant dans le département de Magta-Lahjar, celui d'un "abiid" dénommé Kheyralla qui, à son décès en 1969, laissa des troupeaux de chèvres, de moutons, quelques vaches et chameaux dont ses anciens maîtres se saisiront, "dépossédant ainsi les enfants orphelins".
Quelques pratiques de ce genre ont également été constatées dans la région de l'Assaba, près de Kiffa, notamment dans la confédération tribale Ehel Sidi Mahmoud, mais il semble qu'elles soient plus fréquentes sans être systématiques dans la zone la plus méridionale du pays, particulièrement le Hodh El Charghi, près de la frontière avec le Mali.
Il arrive que ces pratiques de captation ouverte d'héritage soient accompagnées d'enlèvements de femmes et d'enfants d'"esclaves" par les familles de leurs anciens maîtres, comme s'en plaignent parfois des organisations de défense des droits de l'homme mauritaniennes25. Elles semblent cependant rares et, à notre connaissance, ne sont citées qu'au sein de la communauté arabe même si, au sein des ethnies négro-africaines, des pratiques de substitution moins apparentes, plus subtiles (enfants "esclaves" remis dès leur plus jeune âge à leurs « maîtres », par exemple à l'occasion de leur mariage comme « filles de famille ») témoignent cependant de la conservation formelle dès relations de dépendance traditionnelle.
Scientifiquement, de telles pratiques, à elles seules, ne constituent « que » des survivances de l'ancien système au sein de nouvelles formations économiques et sociales dans le cadre desquelles elles manifestent leurs spécificités.
Pour le comprendre, il faut revenir à la configuration générale du système en question en étudiant ce qui en constitue l'aspect principal, à savoir les rapports de production dominants. La question est donc de savoir si les pratiques susvisées ("captation d'héritage" ou enlèvements par exemple) reflètent ou non, sont ou non en adéquation avec les rapports de production dominants dans la Mauritanie actuelle.
Force est d'abord de constater que les cas les plus généralement cités d'"esclavage" se déroulent dans les campagnes mauritaniennes, revêtant dans les villes un caractère plutôt anecdotique ou incident. Or, l'examen des rapports concernés par cet "esclavage" montre, sans l'ombre d'un doute, que ces rapports de production "traditionnels" dominants relèvent du féodalisme tel qu'il s'était un peu partout imposé dans le Sahel africain.
Ce système se présente généralement de la manière suivante : sur des terres de propriété « collective » (puisque la propriété foncière individuelle était traditionnellement exceptionnelle) se nouent, entre les propriétaires (représentés par le chef de la collectivité traditionnelle concernée) et des paysans sans terre, des relations de production essentiellement basées sur la reconnaissance du droit de maîtrise de ces terres en faveur des "nobles" et le versement à ces derniers, par les paysans, de contreparties sous la forme de redevances variées, à terme échu. Il est remarquable de constater que, sous une forme ou sous une autre, on retrouve absolument les mêmes traits dominants dans les quatre nationalités en Mauritanie.
Chez les Wolofs qui, sous ce rapport, sont les plus "évolués" en terme de libération des forces de travail et des moeurs économiques et sociales (pour des raisons en partie liées aux conditions de la pénétration et à l'exercice de la domination coloniale), la transfiguration des rapports d'esclavage et leur transmutation en relations tributaires de type féodal sont patentes ; il y a belle lurette que les "esclaves" (jaam) partagent le même sort économique que les paysans sans terre "libres" (baadolo). Les uns et les autres ne doivent leur survie qu'à la location de terres désormais morcelées des anciens apanages des anciens grands maîtres d'esclaves (Brak, Lamaan...) et le versement de contreparties (redevances monétaires ou octroi d'une fraction de la récolte aux propriétaires). Ici, le caractère féodal commence même à s'estomper en raison de ce morcellement des terres et de l'introduction de rapports marchands monétisés, ouvrant la voie à leur cession individuelle (par la vente).
La subsistance terminologique des jaam, à côté des baadolo, ne correspond, au fond, qu'au maintien des valeurs du passé pour des populations qui y sont mentalement attachées comme à autant de points de repères dans leur univers culturel et dans le temps. Mais elles sont vidées de leur substance historique et ne correspondent pas à grand-chose au plan de la production et de la redistribution des richesses.
Chez les Haal Pulaar'en, la même évolution s'est observée à travers le processus de conversion des "esclaves" (maccubé) en hommes libres-libérés (gallunkobés), finalement de même statut économique et conditions objectives que les hommes libres proprement dits mais non propriétaires de terres, comme les familles régnantes toorobe ou peuls, ou nobles non régnantes (Subalbés : pêcheurs, Sebbés : guerriers). Ici aussi, ce qui fait la différence, c'est la possession du titre de propriété foncière ou droit de la maîtrise dont sont en principe exclus les individus de condition servile (riimaybés, regroupant gallunkoobes et maccubés).
Ici aussi, le système des contreparties ou compensations à fournir aux maîtres de la terre est décisif pour caractériser le passage de l'esclavagisme au féodalisme africain, peu important au fond, les catégories sociales redevables de ces contreparties.
L'essentiel des rapports de production entre les propriétaires fonciers et les autres producteurs (hommes libres ou "esclaves") s'articule désormais autour du principe général du "rem peccen" (littéralement "cultive et on partage") qui exprime, plus qu'aucune règle du droit traditionnel, l'importance de l'emprise foncière sur le statut personnel du producteur.
On retrouve le même schéma chez les Soninkés dont l'essentiel des rapports de production a pour cadre une production agricole collective de type familial (famille patriarcale, ou "ka", dirigée par un chef, ou "ka gummé", qui détient le titre d'exercice effectif du droit de maîtrise, ou "nyinya gummé").
La terre est ici partagée entre le champ collectif ("tékhore"), qui en occupe la plus grande superficie et mobilise pour son exploitation le plus gros des efforts collectifs, et des lopins individuels distribués à titre précaire aux membres de la famille (y compris aux femmes et aux "esclaves"). Les exploitants disposent librement des fruits de ces lopins sous réserve de "cadeaux" à faire au ka gummé. Il faut dire, d'ailleurs, que ces redevances, versées aux nobles par les non détenteurs du droit de maîtrise, varient selon le titre de noblesse du ka et, en tout état de cause, se réduisent de nos jours : "jakka" pour les Tunka Lemmu (appartenant aux familles régnantes conquérantes comme les Hassaan chez les Maures et les familles peuls régnantes à l'époque de la conquête du Fouta) et "Zakkaat" pour les Moodini (qui appartiennent, eux, à la noblesse maraboutique s'apparentant aux Zwaaye chez les Maures et aux Toorobès à l'époque de leur prise de pouvoir chez les Haal pulaar'en).
Mais c'est chez les Maures que l'existence d'un autre ordre socio-économique qu'esclavagiste est le plus contesté et où la référence à "l'esclavage" est la plus répandue, aussi bien au sein même de cette communauté que dans l'opinion.
L'analyse des rapports de production prédominants entre "maîtres" et "esclaves", libérés ou non, témoigne pourtant de l'ampleur des changements qui y sont intervenus et... du retard à le comprendre par cette même opinion. Ici encore, il suffit de se reporter aux travaux d'enquête menés par les deux chercheurs précités pour s'en rendre compte aisément.
Dans les grandes tribus de la moyenne vallée du fleuve Sénégal (Ehel Cheikh Sidiya, Idjeydjouba, Awlaad Abdallah ou Awlaad Noghmash) prévalent des rapports de métayage, aussi bien avec les Hrattines que les Abiid.
Le même phénomène est observé dans la tribu maraboutique des Taagaat du Brakna qui ont vécu d'importantes mutations économiques et sociales du fait notamment de la sécheresse et de la nouvelle demande de mise en valeur foncière qu'elle a impliquée pour toutes les populations concernées, singulièrement pour les catégories dominantes qui assurent la maîtrise foncière traditionnelle. Or, ici aussi, le métayage et même le salariat sont les pratiques dominantes qui voient les anciens maîtres faire appel non seulement à des hommes libres mais aussi à des Abiid dans les mêmes conditions de rétribution pour produire mil, maïs et légumes... Fait remarquable, "le droit de maîtrise sur les terres inondées bénéficie aux zwayye (nobles) et aux H'rattines. Les femmes et les Abiid n'en jouissent pas. Les terres sont mises en valeur par des détenteurs de droit de maîtrise, des salariés agricoles (en majorité "abiid") et quelque fois par des métayers." II en résulte tout naturellement qu'"il n'est plus question, au plan économique, de relations fondées sur l'esclavage". (Bâ B. M et Maouloud M. op. cit.).
On peut en dire autant des tribus de l'Aftout qui, avec le Hodh El Charghi constituent la zone du territoire mauritanien où "l'esclavagisme" est le plus présent.
C'est une région à très forte densité de H'rattines et de Abiids et, pour cette raison, est très représentative du sort qui leur est fait dans les rapports sociaux traditionnels. Le constat simple est que les Abiid y disposent, comme les Hrattines, de lopins de terre qu'ils mettent en valeur pour produire surtout du mil. Ne disposant cependant pas de droit de maîtrise sur ceux-ci, ils s'acquittent de redevances ("moud awaajil" ou moud de la daba, qui est un instrument aratoire traditionnel) au profit des propriétaires qui leur assurent également toutes protections nécessaires (contre l'administration particulièrement). Ces redevances (certaines ont un caractère religieux tel l'"Assakal", voire mystique tel le "Moud L'hijaab", qui occulte leur nature féodale réelle) correspondent à une partie de la récolte et varient dans le temps (avec une nette tendance à diminuer) d'une zone à une autre.
Le système de redevances semble également être la forme principale sous laquelle se présentent les rapports entre les catégories dirigeantes des grandes tribus de l'Assaba (Ehel Sidi Mahmoud) et les autres producteurs. Les "esclaves" formellement non libérés doivent s'acquitter de redevances de même nature que celles que nous avons vues jusqu'ici pour bénéficier du droit d'usage sur les terres tribales.
Il en va ainsi du reste des régions agricoles du pays et des zones de palmeraies : Tagant26, les deux Hodhs... Au nord du pays (Inchiri, Tiris Zemmour, Dakhiet Nouadhibou), la désuétude de l'esclavage est encore plus évidente, compte tenu de la nature des liens économiques traditionnels (élevage transhumant) et de l'établissement plus rapide d'une économie de type moderne (mines de fer et pêche industrielle).
Ce rapide tour d'horizon des pratiques dites esclavagistes et des rapports réels entre "maîtres" et "esclaves" permet d'affirmer qu'en tant que système économique et social l'esclavage n'existe plus.
Il existe par ailleurs, selon les communautés et les régions concernées, des pratiques plus ou moins vivaces héritées de l'époque esclavagiste, pratiques cependant insérées dans d'autres rapports sociaux qui les animent et leur donnent de nouvelles finalités.
Partout, cet "esclavage" se rapporte, pour l'essentiel, à des relations entre propriétaires fonciers et paysans, de droit ou de fait, libérés de la dépendance personnelle totale typique du rapport esclavagiste, mais entravés par d'autres modalités de dépendance liées à leur non accès au droit de maîtrise foncière.
Non seulement n'est plus exercé, nulle part, un droit de vie et de mort, ni, en conséquence, les prérogatives qui résultent du droit de propriété sur les hommes (dont héritage et vente d'esclaves), mais ces relations entre anciens maîtres et anciens esclaves se sont partout contractualisés (par exemple l'"'El musaaqaat", qui est un contrat de métayage dans certaines palmeraies, qui était en usage en Algérie et au Maroc, ou l'"Al mugharassa", qui aboutit même à une forme de reconnaissance du droit de maîtrise au "hartani" ou au "abd" dans certaines régions du pays, Tidjikja par exemple).
Or, cette contractualisation, écrite ou coutumière, traduit très exactement la révolution anti-esclavagiste tranquille, qui a déjà eu lieu en Mauritanie et probablement dans les autres pays où cet "esclavage" est dénoncé, en ce qu'elle témoigne de l'apparition d'une réalité antagonique du système esclavagiste et lourde de signification : l'"esclave" est désormais, à la fois, un agent économique autonome, ayant dans la sphère de production une rationalité propre, et, ceci expliquant cela, un sujet de droit doté d'une subjectivité propre désormais, consciemment ou non, reconnue par les anciens maîtres.
Ce passage relativement "tranquille" (il n'a pas été aussi tranquille que cela à toutes les époques et en tous lieux en Mauritanie), de l'esclavagisme à une forme locale de servage puis de demi-servage correspondant à la situation actuelle, a des explications tout à fait rationnelles, à la fois exogènes (pénétration coloniale imposant de nouvelles formes de relations sociales puis institution d'un Etat "néocolonial") et endogènes (le système du servage, en "libérant" les esclaves, crée les conditions d'une meilleure source de profits pour les catégories sociales dominantes dès lors qu'elles disposent toujours des deux variables économiques décisives dans le système agricole, à savoir la terre et la force de travail).
Maîtrisant la terre, les anciens propriétaires maîtrisent encore mieux les hommes en s'appuyant sur une mise en valeur réalisée par d'autres ou avec d’autres, et en ponctionnant, grâce au système des redevances, sur le travail des nouveaux agents économiques que sont les anciens esclaves, ces nouveaux serfs.
Il faut noter, pour finir, que même le système de servage, qui maintient les anciens esclaves sous la domination des propriétaires fonciers grâce à leurs titres fonciers, est affecté de profonds changements liés notamment à la dégradation de l'environnement et aux cycles destructeurs de la sécheresse qui démantèlent tous les jours un peu plus les équilibres sociaux établis à la campagne, ainsi qu'à l'émergence de nouvelles forces sociales sur lesquelles nous reviendrons.
Tant qu'ils se déployaient dans ces campagnes, les rapports entre ces deux catégories sociales traditionnelles paraissaient immuablement bâtis sur le même socle "esclavagiste", même s'ils ont fait l'objet, on l'a vu, d'une véritable révolution tranquille, l'idéologie, la tradition et l'inculture scientifique ne permettant pas d'aller au-delà de l'apparence sociale des choses.
En se déportant dans les villes, où règnent l'anonymat et le "froid calcul au comptant", ces mêmes relations perdent de leur mystère et de leur vénérable sacralité.
"Libérés" des entraves de la campagne, les "esclaves" se perdent, par dizaines de milliers, dans le flux ininterrompu de la production et de la consommation marchandes des villes, avec de nouvelles contraintes et de nouvelles nécessités, même s'il est vrai que pour l'immense majorité d'entre eux, comme une infâme malédiction ancestrale, leur ancien statut se dresse constamment en face d'eux pour accroître davantage l'immensité de leur difficulté d'intégration sociale et de leur détresse humaine.
2. L'exigence d'une grande réforme sociale ...
La situation faite aux "esclaves" et, d'une manière générale, aux personnes de condition ou d'origine servile ou de basse "caste" dans toutes les communautés du pays, et qui sont l'immense majorité des Mauritaniens, requiert de toute urgence une réforme profonde fondée sur un consensus rendu possible et nécessaire par les conditions historiques actuelles du pays.
Cette situation n'est pas seulement une atteinte permanente aux droits de l'homme les plus élémentaires (droit à l'égalité de tous, à la jouissance des fruits de son travail, droit à la dignité de la personne, à la sécurité et à la protection de la famille etc.). Elle ne jette pas seulement l'opprobre et le discrédit sur l'image du pays dans le reste du monde. Elle est devenue un frein réel pour son développement et une source potentielle permanente de sa déstabilisation.
Les rapports féodaux et semi féodaux que recouvre cet "esclavage" sont désormais autant d'entraves au développement d'une économie de marché libre à laquelle, pourtant, aspirent différentes forces sociales nouvelles, aussi bien dans les campagnes que dans les villes, en particulier toute une classe d'hommes d'affaires et d'entrepreneurs attirés par des secteurs de profit de plus en plus nombreux, mais asphyxiés par un environnement social devenu inadéquat à l'expansion du capitalisme national et au marché libre qu’il requiert, pour les produits autant que pour les hommes.
Au moment de la constitution de l'Etat mauritanien, les règles et traditions d'"esclavage" étaient surtout des instruments de sélection, de discrimination en faveur d'une certaine forme d'oligarchie terrienne dont les intérêts étaient camouflés derrière l'apparence d'une appropriation foncière collective, comme nous l'avons vu dans l'exercice effectif du droit de maîtrise de la terre, dans toutes les communautés. En ville, ces règles et traditions ont joué un rôle équivalent dans la constitution de la bourgeoisie dite bureaucratique (dominée par les négro-africains au lendemain de l'indépendance) et dans le renforcement du poids économique et social de la bourgeoisie dite commerçante devenue hégémonique, particulièrement en milieu arabe, surtout depuis la fin du monopole néocolonial français ( révision des « accords avec la France).
C'est ce qui explique sans doute la relation très profonde, quoique non exempte d'ambiguïté, du moins à ses débuts, entre l'Etat, appuyé sur la Bureaucratie et le grand commerce, et cette oligarchie traditionnelle, leur mère nourricière.
Ainsi, dans l'immense majorité des cas de conflits opposant les anciens maîtres et les anciens esclaves, l'administration, ministère de l'intérieur autant que justice, a pris fait et cause pour l'oligarchie foncière contre le petit peuple servile. Les exemples sont légion.
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Il semble incontestable que la transformation de certains des grands commerçants traditionnels et leur descendance, en une classe d'hommes d'affaires modernes a entraîné un changement considérable dans les alliances de l'Etat et dans certaines de ses options économiques, même si les nouvelles réalités sont loin d'être aussi évidentes, y compris pour ses principaux acteurs.
Cette "bourgeoisie d'affaires", entreprenante et, par certains côtés, dominatrice a tôt fait de lorgner sur le foncier, y cherchant de nouvelles opportunités d'investissements, notamment dans le cadre des aménagements hydro-agricoles de la Vallée du fleuve Sénégal initiés sous l'égide de l'OMVS27.
D'un point de vue historique, la loi "d'abolition de l'esclavage" de 1980 et celle relative à "la réforme foncière" de 1983 n'ont de signification que dans cette nouvelle perspective ouverte par la montée en puissance économique et politique de cette bourgeoisie d'affaires.
Ces nouvelles dispositions juridiques progressistes ont, en effet, pour enjeu la destruction de la forme collective sous laquelle ce qui reste de l'ancienne oligarchie foncière exerçait sa domination (d'où l'importance accordée dans les nouvelles dispositions à l'individualisation des titres de propriété - condition de leur cessibilité - et au principe d'égalité formelle des exploitants) même si, au passage, leur application a revêtu un caractère manifestement discriminatoire à l'égard des populations autochtones de la vallée, surtout les plus démunies.
Pour cette bourgeoisie, la destruction des liens de servilité établis à la campagne, la "libération" des "esclaves", est non seulement utile pour l'image qu'elle voudrait à terme donner d'elle-même et de "son" Etat, mais est nécessaire pour établir un nouvel environnement social favorable à sa domination.
Pour le reste de la société mauritanienne, particulièrement la masse des déshérités des villes et des campagnes, composée en très grande partie des "anciens esclaves" et autres couches traditionnellement opprimées, cette exigence d'une solution définitive de la "question de l'esclavage" est encore plus impérative et urgente, compte tenu des difficultés de plus en plus intenables résultant notamment de leur statut traditionnel et du contexte économique et social marqué par un "ajustement structurel" continu, aux conséquences destructrices pour leur survie quotidienne.
Le grand problème est précisément celui d'éviter que le maintien du statu quo et l'absence de toute perspective sérieuse d'en sortir n'entraînent, à plus ou moins brève échéance, le développement et le renforcement de courants politiques identitaires s'alimentant du désespoir de ces masses déshéritées et entretenant un discours d'intolérance et de confrontation préjudiciable à l'amorce d'une véritable solution de ce problème d'égalité citoyenne et d'intégration sociale et nationale.
N'étant plus, par la force des choses, un tabou, et étant ressentie, par un nombre croissant de Mauritaniens de toutes conditions sociales et de toutes origines ethniques, comme une profonde blessure pour le pays, dénoncée à l'étranger, souvent dans la confusion la plus complète, comme une insulte permanente à la conscience universelle, cette question de l'esclavage est arrivée à maturité pour sa solution, pour le meilleur ou... le pire.
Le pire serait qu'il serve de détonateur ou d'amplificateur à une confrontation sociale qui ne pourrait alors être qu'une immense tragédie. Le meilleur serait que l'Etat en fasse l'une des priorités de la modernisation des mœurs économiques, politiques et sociales, en privilégiant la voie du dialogue et du compromis entre acteurs politiques et sociaux, en s'appuyant sur l'expérience du compromis social déjà avantageusement tenté en Mauritanie même28 ou dans d'autres pays29, loin de toute invective collective, de toute culpabilisation ou de toute victimisation d'une communauté ou d'un groupe social quelconque, en entreprenant les réformes juridiques, politiques et économiques indispensables.
Par Lô Gourmo,
Ces observations sont tirées d’un article paru dans la revue internationnale d’Anthropologie économique et social, n° 33, à l’occasion du 150 anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France.
Une telle vision des choses correspond-elle à la réalité sociale actuelle, par delà l’apparence générale des choses et la cruauté des pratiques qui, surtout à la campagne, gangrènent les relations sociales et empêchent le libre développement des forces sociales nouvelles ? Les apparences esclavagistes étayées par de réelles et abominables survivances de cet ordre ancien ne camouflent-t-elles pas, une autre réalité sociale plus complexe constituée de pratiques de type féodal ou semi féodal et même d’éléments structurants de type capitaliste en germination, réalité qui n'en exige pas moins, au contraire, de très profondes réformes juridiques, politiques et sociales ?
1. Une réalité complexe prolongeant des survivances esclavagistes persistantes...
Des pratiques proprement esclavagistes, de part leurs formes et origines historiques, existent bien en Mauritanie comme en témoignent des exemples du genre de ceux qui seront évoqués plus loin dans cette note et que relèvent régulièrement des organisations de droit de l’homme comme SOS Esclaves. Mais elles sont loin de constituer un « système » au sens où l’entendent la plupart des auteurs nationaux ou étrangers, par ailleurs et à juste titre, préoccupés par le statut d’infamie qui frappe ceux et celles qui sont encore englués dans de telles pratiques au point d’y être identifiés.
Tout d'abord, de telles pratiques spécifiques se superposent avec les discriminations, non moins réelles, dont sont victimes bien d'autres couches et catégories sociales en Mauritanie, par exemple les femmes, dans toutes nos communautés.
Chez les Soninkés, par exemple, en matière foncière, elles se trouvent en droit coutumier, interdites d'héritage du droit de maîtrise des terres au nom du principe que "la femme est là pour bâtir la demeure d'autrui", de même que chez les Haal Pulaar'en qui disent que "la terre est un père qui ne reconnaît pas ses filles".
Il en va de même, dans toutes nos ethnies, des discriminations de "caste" frappant certains groupes sociaux non"esclaves", notamment en matière matrimoniale ou de redistribution de certaines ressources économiques et sociales( eau, terre, prééminence politique…) enfermant ces catégories sociales (castes et tribus), dans un véritable système d'apartheid social invisible et innommé. C’est le cas, bien sûr, de la structure des relations politico administratives "modernes" qui, s'arc-boutant sur le système traditionnel des rapports d’échange économique et social, permettent aux "nobles" d'origine, ou à leurs alliés, de convertir leur position sociale héritée du passé, en ressources de pouvoir et de prébende au sein de l'Etat, au détriment du principe d'égalité de tous consacré depuis belle lurette par le droit positif. Il n’est que de vérifier les origines sociales ( de castes et / ou de tribus) des principales personnalités politiques arabes ou négro africaines intégrées dans l’appareil d’Etat, de 1960 à nos jours ( Ministres, Gouverneurs, ambassadeurs etc.) pour s’en convaincre !
Si toutes ces pratiques affectent bien sûr, au premier chef, les "esclaves" ou anciens esclaves, elles concernent cependant toutes les autres catégories sociales non dirigeantes de toutes les communautés ethniques, à des degrés divers. En soi, elles ne sont donc pas d'essence esclavagiste,
Les pratiques proprement "esclavagistes" ne peuvent être considérées comme telles que dans la mesure où, d'une manière "régulière", les catégories dominantes non seulement s'assurent, sans autre contrepartie que l'obligation de leur entretien minimal, les services des individus qui leur sont attachés à perpétuelle demeure, mais aussi lorsque, en conséquence, elles ont en héritage les biens de ces derniers en cas de décès, après avoir exercé sur eux directement ou indirectement, un droit de vie et de mort.
Dans leur article précité sur l'esclavage en Mauritanie, Bâ Boubakar Moussa et Mohamed Maouloud relèvent l'existence de cas où, à l'occasion du décès d'un ancien esclave, s'élèvent des conflits de succession générés par la prétention des "maîtres" de faire appliquer le droit coutumier, qui leur est favorable, au détriment du droit moderne dont se prévalent ses héritiers naturels. De tels cas ont été relevés dans le delta et la basse vallée du fleuve Sénégal, particulièrement autour des terres entourant le Lac R'kiz. Ils citent également en exemple un cas survenu dans la région du Brakna dans la tribu maraboutique des Taagat, vivant dans le département de Magta-Lahjar, celui d'un "abiid" dénommé Kheyralla qui, à son décès en 1969, laissa des troupeaux de chèvres, de moutons, quelques vaches et chameaux dont ses anciens maîtres se saisiront, "dépossédant ainsi les enfants orphelins".
Quelques pratiques de ce genre ont également été constatées dans la région de l'Assaba, près de Kiffa, notamment dans la confédération tribale Ehel Sidi Mahmoud, mais il semble qu'elles soient plus fréquentes sans être systématiques dans la zone la plus méridionale du pays, particulièrement le Hodh El Charghi, près de la frontière avec le Mali.
Il arrive que ces pratiques de captation ouverte d'héritage soient accompagnées d'enlèvements de femmes et d'enfants d'"esclaves" par les familles de leurs anciens maîtres, comme s'en plaignent parfois des organisations de défense des droits de l'homme mauritaniennes25. Elles semblent cependant rares et, à notre connaissance, ne sont citées qu'au sein de la communauté arabe même si, au sein des ethnies négro-africaines, des pratiques de substitution moins apparentes, plus subtiles (enfants "esclaves" remis dès leur plus jeune âge à leurs « maîtres », par exemple à l'occasion de leur mariage comme « filles de famille ») témoignent cependant de la conservation formelle dès relations de dépendance traditionnelle.
Scientifiquement, de telles pratiques, à elles seules, ne constituent « que » des survivances de l'ancien système au sein de nouvelles formations économiques et sociales dans le cadre desquelles elles manifestent leurs spécificités.
Pour le comprendre, il faut revenir à la configuration générale du système en question en étudiant ce qui en constitue l'aspect principal, à savoir les rapports de production dominants. La question est donc de savoir si les pratiques susvisées ("captation d'héritage" ou enlèvements par exemple) reflètent ou non, sont ou non en adéquation avec les rapports de production dominants dans la Mauritanie actuelle.
Force est d'abord de constater que les cas les plus généralement cités d'"esclavage" se déroulent dans les campagnes mauritaniennes, revêtant dans les villes un caractère plutôt anecdotique ou incident. Or, l'examen des rapports concernés par cet "esclavage" montre, sans l'ombre d'un doute, que ces rapports de production "traditionnels" dominants relèvent du féodalisme tel qu'il s'était un peu partout imposé dans le Sahel africain.
Ce système se présente généralement de la manière suivante : sur des terres de propriété « collective » (puisque la propriété foncière individuelle était traditionnellement exceptionnelle) se nouent, entre les propriétaires (représentés par le chef de la collectivité traditionnelle concernée) et des paysans sans terre, des relations de production essentiellement basées sur la reconnaissance du droit de maîtrise de ces terres en faveur des "nobles" et le versement à ces derniers, par les paysans, de contreparties sous la forme de redevances variées, à terme échu. Il est remarquable de constater que, sous une forme ou sous une autre, on retrouve absolument les mêmes traits dominants dans les quatre nationalités en Mauritanie.
Chez les Wolofs qui, sous ce rapport, sont les plus "évolués" en terme de libération des forces de travail et des moeurs économiques et sociales (pour des raisons en partie liées aux conditions de la pénétration et à l'exercice de la domination coloniale), la transfiguration des rapports d'esclavage et leur transmutation en relations tributaires de type féodal sont patentes ; il y a belle lurette que les "esclaves" (jaam) partagent le même sort économique que les paysans sans terre "libres" (baadolo). Les uns et les autres ne doivent leur survie qu'à la location de terres désormais morcelées des anciens apanages des anciens grands maîtres d'esclaves (Brak, Lamaan...) et le versement de contreparties (redevances monétaires ou octroi d'une fraction de la récolte aux propriétaires). Ici, le caractère féodal commence même à s'estomper en raison de ce morcellement des terres et de l'introduction de rapports marchands monétisés, ouvrant la voie à leur cession individuelle (par la vente).
La subsistance terminologique des jaam, à côté des baadolo, ne correspond, au fond, qu'au maintien des valeurs du passé pour des populations qui y sont mentalement attachées comme à autant de points de repères dans leur univers culturel et dans le temps. Mais elles sont vidées de leur substance historique et ne correspondent pas à grand-chose au plan de la production et de la redistribution des richesses.
Chez les Haal Pulaar'en, la même évolution s'est observée à travers le processus de conversion des "esclaves" (maccubé) en hommes libres-libérés (gallunkobés), finalement de même statut économique et conditions objectives que les hommes libres proprement dits mais non propriétaires de terres, comme les familles régnantes toorobe ou peuls, ou nobles non régnantes (Subalbés : pêcheurs, Sebbés : guerriers). Ici aussi, ce qui fait la différence, c'est la possession du titre de propriété foncière ou droit de la maîtrise dont sont en principe exclus les individus de condition servile (riimaybés, regroupant gallunkoobes et maccubés).
Ici aussi, le système des contreparties ou compensations à fournir aux maîtres de la terre est décisif pour caractériser le passage de l'esclavagisme au féodalisme africain, peu important au fond, les catégories sociales redevables de ces contreparties.
L'essentiel des rapports de production entre les propriétaires fonciers et les autres producteurs (hommes libres ou "esclaves") s'articule désormais autour du principe général du "rem peccen" (littéralement "cultive et on partage") qui exprime, plus qu'aucune règle du droit traditionnel, l'importance de l'emprise foncière sur le statut personnel du producteur.
On retrouve le même schéma chez les Soninkés dont l'essentiel des rapports de production a pour cadre une production agricole collective de type familial (famille patriarcale, ou "ka", dirigée par un chef, ou "ka gummé", qui détient le titre d'exercice effectif du droit de maîtrise, ou "nyinya gummé").
La terre est ici partagée entre le champ collectif ("tékhore"), qui en occupe la plus grande superficie et mobilise pour son exploitation le plus gros des efforts collectifs, et des lopins individuels distribués à titre précaire aux membres de la famille (y compris aux femmes et aux "esclaves"). Les exploitants disposent librement des fruits de ces lopins sous réserve de "cadeaux" à faire au ka gummé. Il faut dire, d'ailleurs, que ces redevances, versées aux nobles par les non détenteurs du droit de maîtrise, varient selon le titre de noblesse du ka et, en tout état de cause, se réduisent de nos jours : "jakka" pour les Tunka Lemmu (appartenant aux familles régnantes conquérantes comme les Hassaan chez les Maures et les familles peuls régnantes à l'époque de la conquête du Fouta) et "Zakkaat" pour les Moodini (qui appartiennent, eux, à la noblesse maraboutique s'apparentant aux Zwaaye chez les Maures et aux Toorobès à l'époque de leur prise de pouvoir chez les Haal pulaar'en).
Mais c'est chez les Maures que l'existence d'un autre ordre socio-économique qu'esclavagiste est le plus contesté et où la référence à "l'esclavage" est la plus répandue, aussi bien au sein même de cette communauté que dans l'opinion.
L'analyse des rapports de production prédominants entre "maîtres" et "esclaves", libérés ou non, témoigne pourtant de l'ampleur des changements qui y sont intervenus et... du retard à le comprendre par cette même opinion. Ici encore, il suffit de se reporter aux travaux d'enquête menés par les deux chercheurs précités pour s'en rendre compte aisément.
Dans les grandes tribus de la moyenne vallée du fleuve Sénégal (Ehel Cheikh Sidiya, Idjeydjouba, Awlaad Abdallah ou Awlaad Noghmash) prévalent des rapports de métayage, aussi bien avec les Hrattines que les Abiid.
Le même phénomène est observé dans la tribu maraboutique des Taagaat du Brakna qui ont vécu d'importantes mutations économiques et sociales du fait notamment de la sécheresse et de la nouvelle demande de mise en valeur foncière qu'elle a impliquée pour toutes les populations concernées, singulièrement pour les catégories dominantes qui assurent la maîtrise foncière traditionnelle. Or, ici aussi, le métayage et même le salariat sont les pratiques dominantes qui voient les anciens maîtres faire appel non seulement à des hommes libres mais aussi à des Abiid dans les mêmes conditions de rétribution pour produire mil, maïs et légumes... Fait remarquable, "le droit de maîtrise sur les terres inondées bénéficie aux zwayye (nobles) et aux H'rattines. Les femmes et les Abiid n'en jouissent pas. Les terres sont mises en valeur par des détenteurs de droit de maîtrise, des salariés agricoles (en majorité "abiid") et quelque fois par des métayers." II en résulte tout naturellement qu'"il n'est plus question, au plan économique, de relations fondées sur l'esclavage". (Bâ B. M et Maouloud M. op. cit.).
On peut en dire autant des tribus de l'Aftout qui, avec le Hodh El Charghi constituent la zone du territoire mauritanien où "l'esclavagisme" est le plus présent.
C'est une région à très forte densité de H'rattines et de Abiids et, pour cette raison, est très représentative du sort qui leur est fait dans les rapports sociaux traditionnels. Le constat simple est que les Abiid y disposent, comme les Hrattines, de lopins de terre qu'ils mettent en valeur pour produire surtout du mil. Ne disposant cependant pas de droit de maîtrise sur ceux-ci, ils s'acquittent de redevances ("moud awaajil" ou moud de la daba, qui est un instrument aratoire traditionnel) au profit des propriétaires qui leur assurent également toutes protections nécessaires (contre l'administration particulièrement). Ces redevances (certaines ont un caractère religieux tel l'"Assakal", voire mystique tel le "Moud L'hijaab", qui occulte leur nature féodale réelle) correspondent à une partie de la récolte et varient dans le temps (avec une nette tendance à diminuer) d'une zone à une autre.
Le système de redevances semble également être la forme principale sous laquelle se présentent les rapports entre les catégories dirigeantes des grandes tribus de l'Assaba (Ehel Sidi Mahmoud) et les autres producteurs. Les "esclaves" formellement non libérés doivent s'acquitter de redevances de même nature que celles que nous avons vues jusqu'ici pour bénéficier du droit d'usage sur les terres tribales.
Il en va ainsi du reste des régions agricoles du pays et des zones de palmeraies : Tagant26, les deux Hodhs... Au nord du pays (Inchiri, Tiris Zemmour, Dakhiet Nouadhibou), la désuétude de l'esclavage est encore plus évidente, compte tenu de la nature des liens économiques traditionnels (élevage transhumant) et de l'établissement plus rapide d'une économie de type moderne (mines de fer et pêche industrielle).
Ce rapide tour d'horizon des pratiques dites esclavagistes et des rapports réels entre "maîtres" et "esclaves" permet d'affirmer qu'en tant que système économique et social l'esclavage n'existe plus.
Il existe par ailleurs, selon les communautés et les régions concernées, des pratiques plus ou moins vivaces héritées de l'époque esclavagiste, pratiques cependant insérées dans d'autres rapports sociaux qui les animent et leur donnent de nouvelles finalités.
Partout, cet "esclavage" se rapporte, pour l'essentiel, à des relations entre propriétaires fonciers et paysans, de droit ou de fait, libérés de la dépendance personnelle totale typique du rapport esclavagiste, mais entravés par d'autres modalités de dépendance liées à leur non accès au droit de maîtrise foncière.
Non seulement n'est plus exercé, nulle part, un droit de vie et de mort, ni, en conséquence, les prérogatives qui résultent du droit de propriété sur les hommes (dont héritage et vente d'esclaves), mais ces relations entre anciens maîtres et anciens esclaves se sont partout contractualisés (par exemple l'"'El musaaqaat", qui est un contrat de métayage dans certaines palmeraies, qui était en usage en Algérie et au Maroc, ou l'"Al mugharassa", qui aboutit même à une forme de reconnaissance du droit de maîtrise au "hartani" ou au "abd" dans certaines régions du pays, Tidjikja par exemple).
Or, cette contractualisation, écrite ou coutumière, traduit très exactement la révolution anti-esclavagiste tranquille, qui a déjà eu lieu en Mauritanie et probablement dans les autres pays où cet "esclavage" est dénoncé, en ce qu'elle témoigne de l'apparition d'une réalité antagonique du système esclavagiste et lourde de signification : l'"esclave" est désormais, à la fois, un agent économique autonome, ayant dans la sphère de production une rationalité propre, et, ceci expliquant cela, un sujet de droit doté d'une subjectivité propre désormais, consciemment ou non, reconnue par les anciens maîtres.
Ce passage relativement "tranquille" (il n'a pas été aussi tranquille que cela à toutes les époques et en tous lieux en Mauritanie), de l'esclavagisme à une forme locale de servage puis de demi-servage correspondant à la situation actuelle, a des explications tout à fait rationnelles, à la fois exogènes (pénétration coloniale imposant de nouvelles formes de relations sociales puis institution d'un Etat "néocolonial") et endogènes (le système du servage, en "libérant" les esclaves, crée les conditions d'une meilleure source de profits pour les catégories sociales dominantes dès lors qu'elles disposent toujours des deux variables économiques décisives dans le système agricole, à savoir la terre et la force de travail).
Maîtrisant la terre, les anciens propriétaires maîtrisent encore mieux les hommes en s'appuyant sur une mise en valeur réalisée par d'autres ou avec d’autres, et en ponctionnant, grâce au système des redevances, sur le travail des nouveaux agents économiques que sont les anciens esclaves, ces nouveaux serfs.
Il faut noter, pour finir, que même le système de servage, qui maintient les anciens esclaves sous la domination des propriétaires fonciers grâce à leurs titres fonciers, est affecté de profonds changements liés notamment à la dégradation de l'environnement et aux cycles destructeurs de la sécheresse qui démantèlent tous les jours un peu plus les équilibres sociaux établis à la campagne, ainsi qu'à l'émergence de nouvelles forces sociales sur lesquelles nous reviendrons.
Tant qu'ils se déployaient dans ces campagnes, les rapports entre ces deux catégories sociales traditionnelles paraissaient immuablement bâtis sur le même socle "esclavagiste", même s'ils ont fait l'objet, on l'a vu, d'une véritable révolution tranquille, l'idéologie, la tradition et l'inculture scientifique ne permettant pas d'aller au-delà de l'apparence sociale des choses.
En se déportant dans les villes, où règnent l'anonymat et le "froid calcul au comptant", ces mêmes relations perdent de leur mystère et de leur vénérable sacralité.
"Libérés" des entraves de la campagne, les "esclaves" se perdent, par dizaines de milliers, dans le flux ininterrompu de la production et de la consommation marchandes des villes, avec de nouvelles contraintes et de nouvelles nécessités, même s'il est vrai que pour l'immense majorité d'entre eux, comme une infâme malédiction ancestrale, leur ancien statut se dresse constamment en face d'eux pour accroître davantage l'immensité de leur difficulté d'intégration sociale et de leur détresse humaine.
2. L'exigence d'une grande réforme sociale ...
La situation faite aux "esclaves" et, d'une manière générale, aux personnes de condition ou d'origine servile ou de basse "caste" dans toutes les communautés du pays, et qui sont l'immense majorité des Mauritaniens, requiert de toute urgence une réforme profonde fondée sur un consensus rendu possible et nécessaire par les conditions historiques actuelles du pays.
Cette situation n'est pas seulement une atteinte permanente aux droits de l'homme les plus élémentaires (droit à l'égalité de tous, à la jouissance des fruits de son travail, droit à la dignité de la personne, à la sécurité et à la protection de la famille etc.). Elle ne jette pas seulement l'opprobre et le discrédit sur l'image du pays dans le reste du monde. Elle est devenue un frein réel pour son développement et une source potentielle permanente de sa déstabilisation.
Les rapports féodaux et semi féodaux que recouvre cet "esclavage" sont désormais autant d'entraves au développement d'une économie de marché libre à laquelle, pourtant, aspirent différentes forces sociales nouvelles, aussi bien dans les campagnes que dans les villes, en particulier toute une classe d'hommes d'affaires et d'entrepreneurs attirés par des secteurs de profit de plus en plus nombreux, mais asphyxiés par un environnement social devenu inadéquat à l'expansion du capitalisme national et au marché libre qu’il requiert, pour les produits autant que pour les hommes.
Au moment de la constitution de l'Etat mauritanien, les règles et traditions d'"esclavage" étaient surtout des instruments de sélection, de discrimination en faveur d'une certaine forme d'oligarchie terrienne dont les intérêts étaient camouflés derrière l'apparence d'une appropriation foncière collective, comme nous l'avons vu dans l'exercice effectif du droit de maîtrise de la terre, dans toutes les communautés. En ville, ces règles et traditions ont joué un rôle équivalent dans la constitution de la bourgeoisie dite bureaucratique (dominée par les négro-africains au lendemain de l'indépendance) et dans le renforcement du poids économique et social de la bourgeoisie dite commerçante devenue hégémonique, particulièrement en milieu arabe, surtout depuis la fin du monopole néocolonial français ( révision des « accords avec la France).
C'est ce qui explique sans doute la relation très profonde, quoique non exempte d'ambiguïté, du moins à ses débuts, entre l'Etat, appuyé sur la Bureaucratie et le grand commerce, et cette oligarchie traditionnelle, leur mère nourricière.
Ainsi, dans l'immense majorité des cas de conflits opposant les anciens maîtres et les anciens esclaves, l'administration, ministère de l'intérieur autant que justice, a pris fait et cause pour l'oligarchie foncière contre le petit peuple servile. Les exemples sont légion.
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Il semble incontestable que la transformation de certains des grands commerçants traditionnels et leur descendance, en une classe d'hommes d'affaires modernes a entraîné un changement considérable dans les alliances de l'Etat et dans certaines de ses options économiques, même si les nouvelles réalités sont loin d'être aussi évidentes, y compris pour ses principaux acteurs.
Cette "bourgeoisie d'affaires", entreprenante et, par certains côtés, dominatrice a tôt fait de lorgner sur le foncier, y cherchant de nouvelles opportunités d'investissements, notamment dans le cadre des aménagements hydro-agricoles de la Vallée du fleuve Sénégal initiés sous l'égide de l'OMVS27.
D'un point de vue historique, la loi "d'abolition de l'esclavage" de 1980 et celle relative à "la réforme foncière" de 1983 n'ont de signification que dans cette nouvelle perspective ouverte par la montée en puissance économique et politique de cette bourgeoisie d'affaires.
Ces nouvelles dispositions juridiques progressistes ont, en effet, pour enjeu la destruction de la forme collective sous laquelle ce qui reste de l'ancienne oligarchie foncière exerçait sa domination (d'où l'importance accordée dans les nouvelles dispositions à l'individualisation des titres de propriété - condition de leur cessibilité - et au principe d'égalité formelle des exploitants) même si, au passage, leur application a revêtu un caractère manifestement discriminatoire à l'égard des populations autochtones de la vallée, surtout les plus démunies.
Pour cette bourgeoisie, la destruction des liens de servilité établis à la campagne, la "libération" des "esclaves", est non seulement utile pour l'image qu'elle voudrait à terme donner d'elle-même et de "son" Etat, mais est nécessaire pour établir un nouvel environnement social favorable à sa domination.
Pour le reste de la société mauritanienne, particulièrement la masse des déshérités des villes et des campagnes, composée en très grande partie des "anciens esclaves" et autres couches traditionnellement opprimées, cette exigence d'une solution définitive de la "question de l'esclavage" est encore plus impérative et urgente, compte tenu des difficultés de plus en plus intenables résultant notamment de leur statut traditionnel et du contexte économique et social marqué par un "ajustement structurel" continu, aux conséquences destructrices pour leur survie quotidienne.
Le grand problème est précisément celui d'éviter que le maintien du statu quo et l'absence de toute perspective sérieuse d'en sortir n'entraînent, à plus ou moins brève échéance, le développement et le renforcement de courants politiques identitaires s'alimentant du désespoir de ces masses déshéritées et entretenant un discours d'intolérance et de confrontation préjudiciable à l'amorce d'une véritable solution de ce problème d'égalité citoyenne et d'intégration sociale et nationale.
N'étant plus, par la force des choses, un tabou, et étant ressentie, par un nombre croissant de Mauritaniens de toutes conditions sociales et de toutes origines ethniques, comme une profonde blessure pour le pays, dénoncée à l'étranger, souvent dans la confusion la plus complète, comme une insulte permanente à la conscience universelle, cette question de l'esclavage est arrivée à maturité pour sa solution, pour le meilleur ou... le pire.
Le pire serait qu'il serve de détonateur ou d'amplificateur à une confrontation sociale qui ne pourrait alors être qu'une immense tragédie. Le meilleur serait que l'Etat en fasse l'une des priorités de la modernisation des mœurs économiques, politiques et sociales, en privilégiant la voie du dialogue et du compromis entre acteurs politiques et sociaux, en s'appuyant sur l'expérience du compromis social déjà avantageusement tenté en Mauritanie même28 ou dans d'autres pays29, loin de toute invective collective, de toute culpabilisation ou de toute victimisation d'une communauté ou d'un groupe social quelconque, en entreprenant les réformes juridiques, politiques et économiques indispensables.
Par Lô Gourmo,
Ces observations sont tirées d’un article paru dans la revue internationnale d’Anthropologie économique et social, n° 33, à l’occasion du 150 anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France.