Si elles se confirmaient davantage, la dimension nationale de l’alternance s’atténuerait, au profit d’une permutation ethno-tribale, dans les limites même du système de domination. Alors, à défaut de consensus collectif, les autorités du moment resteraient vulnérables aux tentatives de rétablissement de l’ancien chef de l’Etat, le Colonel Ould Taya.
L’hypothèse se renforce, si l’on considère l’empressement du Cmjd et de son gouvernement, à ménager les intérêts et la tranquillité du pouvoir déchu. Un tel souci - aussi paradoxal des vainqueurs envers les vaincus - poussera le Colonel Ely Ould Mohamed Vall, à formuler la menace de « rappel à l’ordre », contre toute personne tentée de déposer plainte contre son prédécesseur, pourtant premier responsable, par la chaîne de commandement, dans l’instigation et l’exécution, sur une longue période, de tortures et de centaines d’assassinats, dont des civils, de dizaines de milliers de déportations et d’exactions de masse, violences parfois à caractère raciste, donc aggravées.
S’ajoute à ce constat, la réalité d’un sabotage systématique des institutions, que ponctuent la fraude électorale, le vol par ponction directe sur les ressources de l’Etat et la mise en péril du patrimoine maritime, par des autorisations frauduleuses de pêches.
Le bilan est si circonstancié, récent et corroboré que le plus imaginatif des défenseurs peinerait à le plaider. L’essai actuel d’occultation d’un passé aussi pesant s’appuie sur des modèles éprouvés dans tous les environnements autoritaires où la trahison salvatrice survient par le noyau central du régime.
La cause en est simple : à moins d’une volonté de rupture - généralement exposée dès les premiers jours du coup d’Etat - la proximité et les connivences entre le despote, sa parentèle et leurs futurs « tombeurs » créent des liens, très forts, de miséricorde, de compassion et d’identification commune par la culpabilité. Les uns et les autres ont, en partage, une certaine susceptibilité envers la justice ; ils apprécient, selon la même ferveur opportuniste, les valeurs de pardon, d’oubli, de reconstruction, toutes rhétoriques qui renouvellent, plus ou moins, le substrat de l’impunité.
L’explication prend un relief encore plus nu, dans une société multi-ethnique comme la Mauritanie. Là, la ligne de clivage identitaire impose sa souveraineté : quand le pouvoir de transition rassure les tortionnaires - qu’il vient pourtant de renverser - et somme les victimes de gommer leur mémoire, il dit, par les mots convenables de l’époque, combien le confort d’une minorité prime la vie des multitudes. Dans ce vocabulaire inversé, l’exigence de réparation a, pour synonyme, « incitation à la guerre civile ». A contrario, le renoncement au minimum de vérité se décline en « regard vers l’avenir » et autres «comportement responsable». En Mauritanie, les praticiens de la politique consultent un livre usé, d’où l’envergure de leur malentendu : le mot EGALITE n’y figure pas. C’est un dictionnaire maure. Je propose de le brûler pour que partent, en fumée, les pages reproductrices du mensonge. Prête-moi ta flamme !
D’ici-là, prenons le temps de la pédagogie. Puisqu’il faut bien simplifier le noble dessein de la chose publique, il importe, surtout, de démontrer en quoi les pudeurs à ouvrir les chapitres sombres de notre histoire, ne servent ni la Mauritanie ni, à titre individuel, les membres mêmes du Conseil militaire. A ce jour, l’attitude frileuse du Cmjd illustre tous les qualificatifs de l’imprudence :
A- Inique
Rien, du point de vue de l’éthique universelle - moins encore des singularités locales - n’exonère certains citoyens de réparer le tort qu’ils ont infligé à la collectivité, soit dans son anonymat global, soit par des crimes commis à l’endroit de personnes ou de groupes, membres de la communauté de destin. Annuler, abroger, révoquer ou retarder l’instant d’apurer les comptes, au travers d’un compromis ou d’un arbitrage autonome, ne peut procéder que d’une disproportion des valeurs intrinsèques aux justiciables. Le défaut d’équivalence des biens, de l’intégrité physique ou de la vie, entre la victime et le coupable, s’énonce, en terre d’Islam, par la différenciation religieuse ou le statut d’esclave, seules hiérarchies du genre. Or, tous les Mauritaniens sont réputés musulmans et la servitude de naissance est abolie, en droit. Ne subsiste, alors, que le critère non dit - indicible - de la distinction ethno-culturelle, selon quoi, en ultime ressort, la discrimination de la nécessité s’adosse au pragmatisme. Ce discours, ayant épuisé toutes ses ressources en contournements et circonvolutions, murmure, dents serrées d’indignation, sa vérité intime : « N’exagérerons pas, soyons réalistes (ça y est, voici lâché l’adjectif magique), les arabo-berbères dirigent ce pays, ils y exercent la prééminence ; autant composer avec, sinon périr ».
Il va sans dire que l’on ne fonde pas le salut national sur les exceptions. Le modèle d’Etat centralisé et indivisible ne s’accommode pas des dérogations à grande échelle. Sinon, autant morceler le pays suivant les géométries variables du droit. Les Mauritaniens ne doivent cohabiter que dans la mesure où la maison commune les protège autant. Le « vivre ensemble » se conçoit dans la sûreté horizontale, guère par la différence de degrés.
B - Mal renseignée
Une version, moins brutale, ruse avec les préoccupations de la « paix à tout prix » dont s’imprègnent les sociétés parvenues au stade critique de la décomposition : « Si vous conduisez tous les tortionnaires devant les juges, leurs tribus se mobiliseraient, le pays se scinderait en deux (comme s’il ne l’était déjà) et la violence prévaudrait ». En d’autres termes, quand bien même personne, aujourd’hui, ne poserait le préalable du procès, l’objection précédente recourt toujours à la dramatisation, afin de mieux dissimuler la part honteuse qu’elle sous-entend : « Nous sommes armés, solidaires et ne nous laisserons pas piétiner par les tribunaux ; la loi s’arrête au seuil de notre esprit de corps ». De même, dire aux déportés mauritaniens de rentrer, un à un, sans aucune garantie de recouvrer leurs droits spoliés, revient à leur en interdire le désir, par sa confusion avec le risque, l’incertitude, un surcroît de précarité.
La crainte du retour et de la réhabilitation de nos compatriotes au Sénégal et au Mali, quand elle ne se confond pas avec la négation du problème, sollicite des fantasmes anachroniques, alors que les mentalités des protagonistes évoluent, depuis 1989, vers une nette atténuation des méfiances et des ressentiments. Da faculté d’un règlement discuté et négocié n’appartient plus au domaine de la spéculation. De cette évolution, affermie par des centaines de cadres mauritaniens, dans la lutte sans concessions et l’exil, le Conseil militaire ne semble pas tenir compte. Pourtant, les mouvements et associations réputés radicaux détiennent, peut-être, la part manquante de la réhabilitation du pays. Ils possèdent l’aptitude à élaborer et promouvoir la nouvelle formule de l’entente nationale, qui fasse justice, mais évite les ruines d’après. Le Cmjd, à l’épreuve des faits, serait surpris d’apprendre combien la raison gouverne les actes de ceux qu’il incline à diaboliser.
C - Imprévoyante
La tentation du dépassement amnésique - le renvoi sine die du moment de vérité n’en est qu’une variable - comporte deux dangers pour la paix et la cohésion civile :
- N’importe quel gouvernement issu des urnes, quand il héritera de contradictions aussi conflictuelles - le passif humanitaire, les déportés, la redéfinition de l’école publique - y perdrait sa stabilité, à moins qu’auparavant, la période transitoire n’allégeait la charge. Le soupçon pointe, alors : et si le Cmjd léguait tant d’obstacles à ses successeurs, afin de provoquer sa propre restauration, par une nouvelle révolution de palais ?
- Aucun gouvernement démocratique, quelle qu’en soit la légitimité, n’empêcherait les citoyens lésés d’ester en justice. Quelques cadres civils et les plus anciens officiers hassanophones, dont des membres actuels du Conseil militaire, se retrouveront convoqués par les magistrats, cités à témoignage ou inculpés d’homicides, avec circonstances aggravantes ; une partie de la Mauritanie jugera l’autre ; l’administration et les forces armées n’échapperont pas au déchirement général.
D - Contradictoire
Quelques semaines après le putsch du 3 août, les nouvelles autorités refusent toujours l’audit indépendant sur les finances publiques, qu’elles prétendent entreprendre, sans interférence extérieure. Les annonces de découvertes de fraudes se succèdent, avec précision ; la débauche des chiffres illustre l’ampleur des détournement de fonds, mais ne surprend que les profanes. L’envergure de la faillite matérielle de l’Etat mauritanien ne constituait pas un secret, tant elle suivait, d’une année à la suivante, une courbe exponentielle.
Comme pour les crimes de sang à visée raciste, les responsables, ici, ne se dissimulent pas au regard. Dans les ambassades, les ministères, les directions de projets, le Trésor général et jusque entre les murs de la Banque centrale de Mauritanie ( Bcm), l’identification des auteurs ne pose pas problème ; il suffit de les suivre à la trace d’un enrichissement aussi soudain que consécutif aux dites promotions.
Certes, le Conseil militaire n’entend pas dissimuler cette part du gâchis. Seulement, il en tire un enseignement singulier : personne ne sera sanctionné, il importe de « se tourner vers l’avenir ». Or, ce lendemain que le Cmjd voit d’évidence, paraît si minuscule au regard de certains Mauritaniens, qu’il leur faudrait un microscope pour en imaginer le germe. En 20 années de poudre aux yeux, la plupart ont perdu l’acuité visuelle et le nord. Ces patients-là incarnent la majorité sociologique. Ils naissent non arabes ou descendants d’esclaves. Le 3 août 2005 ne leur parle pas. Au lieu d’entendre les accents de la réparation espérée, la reconnaissance du crime et la demande publique de pardon consécutive, les voici sommés de taire la singularité de leur souffrance. Le destin mauritanien - du moins tel que l’expérience le leur enseigne - consiste, perpétuellement, à s’excuser de survivre. Sans trêve, l’on attend d’eux qu’ils fassent montre de souplesse et consentent, toujours, des concessions. Ayant franchi le seuil du supportable, ils sont appelés à ne plus en faire état, sous peine de passer pour «extrémistes».
Ce sont eux qui subissent certes mais s’ils se plaignent, ils réveilleraient, contre eux, le démon de la « guerre civile ». Après tout, les victimes n’avaient qu’à ne pas être là. Tel se présente, dans l’espace mauritanien, le nouveau mode de la censure autour des discriminations.
D’ailleurs, puisqu’il importe d’oublier, de « passer l’éponge », pourquoi, donc, publier les chiffres de ces fameuses investigations ? En contrepartie de quelle promesse implicite, amnistie-t-on les crimes de gestion ? Quel grand notable du pouvoir déchu verra ses biens gelés ou sera entendu par le juge ? L’on nous prédit qu’à partir ce jour, tout ira mieux, dans la compétition pacifique. Et l’on feint d’oublier qu’au point de départ de la course, nous ne disposons pas d’identiques atouts. Les voleurs ont pris une longueur d’avance, à coup de millions de dollars, indûment acquis. A moins d’un miracle, la gestation du Cmjd s’achèvera par un monstre bien plus vigoureux que le précédent.
Conclusion
Les transitions servent à régler les contentieux lourds, afin de mieux aborder l’avenir. Confier le gros œuvre au régime civil, fatalement empêtré dans les factions électoralistes, équivaudrait à préparer les conditions d’un nouveau coup d’Etat.
Dans la complaisance envers les symboles vivants d’une ère que l’on prétend révolue, les nostalgiques de Ould Taya conçoivent encouragement à se rétablir ; l’éventuel retour de leur fortune occasionnerait notre débâcle à tous. Le 3 août n’aurait été qu’un accident, provoqué par des amateurs.
Ainsi dis-je ma crainte et la partage ; c’est ma contribution, humble, à préserver le Cmjd des déterminismes historiques, dont il peine à s’émanciper.
Abdel Nasser Ould Othman Sid’Ahmed YESSA*
*Porte-parole de Conscience et Résistance, mouvement d’opposition clandestin d’inspiration social-démocrate et laïque et secrétaire aux Relations extérieures de l’association SOS Esclaves. Comme plusieurs autres organisations radicales, les deux ont signé la Déclaration de Dakar où les principaux adversaires du régime de Ould Taya renoncent à la violence armée, après avoir été reçus par le président Wade. L’auteur, d’origine arabo-berbère, participait à cette initiative mais demeure exilé en France, en solidarité avec les déportés mauritaniens au Sénégal et au Mali.
source : Walfadjri (Sénégal) via CRIDEM
L’hypothèse se renforce, si l’on considère l’empressement du Cmjd et de son gouvernement, à ménager les intérêts et la tranquillité du pouvoir déchu. Un tel souci - aussi paradoxal des vainqueurs envers les vaincus - poussera le Colonel Ely Ould Mohamed Vall, à formuler la menace de « rappel à l’ordre », contre toute personne tentée de déposer plainte contre son prédécesseur, pourtant premier responsable, par la chaîne de commandement, dans l’instigation et l’exécution, sur une longue période, de tortures et de centaines d’assassinats, dont des civils, de dizaines de milliers de déportations et d’exactions de masse, violences parfois à caractère raciste, donc aggravées.
S’ajoute à ce constat, la réalité d’un sabotage systématique des institutions, que ponctuent la fraude électorale, le vol par ponction directe sur les ressources de l’Etat et la mise en péril du patrimoine maritime, par des autorisations frauduleuses de pêches.
Le bilan est si circonstancié, récent et corroboré que le plus imaginatif des défenseurs peinerait à le plaider. L’essai actuel d’occultation d’un passé aussi pesant s’appuie sur des modèles éprouvés dans tous les environnements autoritaires où la trahison salvatrice survient par le noyau central du régime.
La cause en est simple : à moins d’une volonté de rupture - généralement exposée dès les premiers jours du coup d’Etat - la proximité et les connivences entre le despote, sa parentèle et leurs futurs « tombeurs » créent des liens, très forts, de miséricorde, de compassion et d’identification commune par la culpabilité. Les uns et les autres ont, en partage, une certaine susceptibilité envers la justice ; ils apprécient, selon la même ferveur opportuniste, les valeurs de pardon, d’oubli, de reconstruction, toutes rhétoriques qui renouvellent, plus ou moins, le substrat de l’impunité.
L’explication prend un relief encore plus nu, dans une société multi-ethnique comme la Mauritanie. Là, la ligne de clivage identitaire impose sa souveraineté : quand le pouvoir de transition rassure les tortionnaires - qu’il vient pourtant de renverser - et somme les victimes de gommer leur mémoire, il dit, par les mots convenables de l’époque, combien le confort d’une minorité prime la vie des multitudes. Dans ce vocabulaire inversé, l’exigence de réparation a, pour synonyme, « incitation à la guerre civile ». A contrario, le renoncement au minimum de vérité se décline en « regard vers l’avenir » et autres «comportement responsable». En Mauritanie, les praticiens de la politique consultent un livre usé, d’où l’envergure de leur malentendu : le mot EGALITE n’y figure pas. C’est un dictionnaire maure. Je propose de le brûler pour que partent, en fumée, les pages reproductrices du mensonge. Prête-moi ta flamme !
D’ici-là, prenons le temps de la pédagogie. Puisqu’il faut bien simplifier le noble dessein de la chose publique, il importe, surtout, de démontrer en quoi les pudeurs à ouvrir les chapitres sombres de notre histoire, ne servent ni la Mauritanie ni, à titre individuel, les membres mêmes du Conseil militaire. A ce jour, l’attitude frileuse du Cmjd illustre tous les qualificatifs de l’imprudence :
A- Inique
Rien, du point de vue de l’éthique universelle - moins encore des singularités locales - n’exonère certains citoyens de réparer le tort qu’ils ont infligé à la collectivité, soit dans son anonymat global, soit par des crimes commis à l’endroit de personnes ou de groupes, membres de la communauté de destin. Annuler, abroger, révoquer ou retarder l’instant d’apurer les comptes, au travers d’un compromis ou d’un arbitrage autonome, ne peut procéder que d’une disproportion des valeurs intrinsèques aux justiciables. Le défaut d’équivalence des biens, de l’intégrité physique ou de la vie, entre la victime et le coupable, s’énonce, en terre d’Islam, par la différenciation religieuse ou le statut d’esclave, seules hiérarchies du genre. Or, tous les Mauritaniens sont réputés musulmans et la servitude de naissance est abolie, en droit. Ne subsiste, alors, que le critère non dit - indicible - de la distinction ethno-culturelle, selon quoi, en ultime ressort, la discrimination de la nécessité s’adosse au pragmatisme. Ce discours, ayant épuisé toutes ses ressources en contournements et circonvolutions, murmure, dents serrées d’indignation, sa vérité intime : « N’exagérerons pas, soyons réalistes (ça y est, voici lâché l’adjectif magique), les arabo-berbères dirigent ce pays, ils y exercent la prééminence ; autant composer avec, sinon périr ».
Il va sans dire que l’on ne fonde pas le salut national sur les exceptions. Le modèle d’Etat centralisé et indivisible ne s’accommode pas des dérogations à grande échelle. Sinon, autant morceler le pays suivant les géométries variables du droit. Les Mauritaniens ne doivent cohabiter que dans la mesure où la maison commune les protège autant. Le « vivre ensemble » se conçoit dans la sûreté horizontale, guère par la différence de degrés.
B - Mal renseignée
Une version, moins brutale, ruse avec les préoccupations de la « paix à tout prix » dont s’imprègnent les sociétés parvenues au stade critique de la décomposition : « Si vous conduisez tous les tortionnaires devant les juges, leurs tribus se mobiliseraient, le pays se scinderait en deux (comme s’il ne l’était déjà) et la violence prévaudrait ». En d’autres termes, quand bien même personne, aujourd’hui, ne poserait le préalable du procès, l’objection précédente recourt toujours à la dramatisation, afin de mieux dissimuler la part honteuse qu’elle sous-entend : « Nous sommes armés, solidaires et ne nous laisserons pas piétiner par les tribunaux ; la loi s’arrête au seuil de notre esprit de corps ». De même, dire aux déportés mauritaniens de rentrer, un à un, sans aucune garantie de recouvrer leurs droits spoliés, revient à leur en interdire le désir, par sa confusion avec le risque, l’incertitude, un surcroît de précarité.
La crainte du retour et de la réhabilitation de nos compatriotes au Sénégal et au Mali, quand elle ne se confond pas avec la négation du problème, sollicite des fantasmes anachroniques, alors que les mentalités des protagonistes évoluent, depuis 1989, vers une nette atténuation des méfiances et des ressentiments. Da faculté d’un règlement discuté et négocié n’appartient plus au domaine de la spéculation. De cette évolution, affermie par des centaines de cadres mauritaniens, dans la lutte sans concessions et l’exil, le Conseil militaire ne semble pas tenir compte. Pourtant, les mouvements et associations réputés radicaux détiennent, peut-être, la part manquante de la réhabilitation du pays. Ils possèdent l’aptitude à élaborer et promouvoir la nouvelle formule de l’entente nationale, qui fasse justice, mais évite les ruines d’après. Le Cmjd, à l’épreuve des faits, serait surpris d’apprendre combien la raison gouverne les actes de ceux qu’il incline à diaboliser.
C - Imprévoyante
La tentation du dépassement amnésique - le renvoi sine die du moment de vérité n’en est qu’une variable - comporte deux dangers pour la paix et la cohésion civile :
- N’importe quel gouvernement issu des urnes, quand il héritera de contradictions aussi conflictuelles - le passif humanitaire, les déportés, la redéfinition de l’école publique - y perdrait sa stabilité, à moins qu’auparavant, la période transitoire n’allégeait la charge. Le soupçon pointe, alors : et si le Cmjd léguait tant d’obstacles à ses successeurs, afin de provoquer sa propre restauration, par une nouvelle révolution de palais ?
- Aucun gouvernement démocratique, quelle qu’en soit la légitimité, n’empêcherait les citoyens lésés d’ester en justice. Quelques cadres civils et les plus anciens officiers hassanophones, dont des membres actuels du Conseil militaire, se retrouveront convoqués par les magistrats, cités à témoignage ou inculpés d’homicides, avec circonstances aggravantes ; une partie de la Mauritanie jugera l’autre ; l’administration et les forces armées n’échapperont pas au déchirement général.
D - Contradictoire
Quelques semaines après le putsch du 3 août, les nouvelles autorités refusent toujours l’audit indépendant sur les finances publiques, qu’elles prétendent entreprendre, sans interférence extérieure. Les annonces de découvertes de fraudes se succèdent, avec précision ; la débauche des chiffres illustre l’ampleur des détournement de fonds, mais ne surprend que les profanes. L’envergure de la faillite matérielle de l’Etat mauritanien ne constituait pas un secret, tant elle suivait, d’une année à la suivante, une courbe exponentielle.
Comme pour les crimes de sang à visée raciste, les responsables, ici, ne se dissimulent pas au regard. Dans les ambassades, les ministères, les directions de projets, le Trésor général et jusque entre les murs de la Banque centrale de Mauritanie ( Bcm), l’identification des auteurs ne pose pas problème ; il suffit de les suivre à la trace d’un enrichissement aussi soudain que consécutif aux dites promotions.
Certes, le Conseil militaire n’entend pas dissimuler cette part du gâchis. Seulement, il en tire un enseignement singulier : personne ne sera sanctionné, il importe de « se tourner vers l’avenir ». Or, ce lendemain que le Cmjd voit d’évidence, paraît si minuscule au regard de certains Mauritaniens, qu’il leur faudrait un microscope pour en imaginer le germe. En 20 années de poudre aux yeux, la plupart ont perdu l’acuité visuelle et le nord. Ces patients-là incarnent la majorité sociologique. Ils naissent non arabes ou descendants d’esclaves. Le 3 août 2005 ne leur parle pas. Au lieu d’entendre les accents de la réparation espérée, la reconnaissance du crime et la demande publique de pardon consécutive, les voici sommés de taire la singularité de leur souffrance. Le destin mauritanien - du moins tel que l’expérience le leur enseigne - consiste, perpétuellement, à s’excuser de survivre. Sans trêve, l’on attend d’eux qu’ils fassent montre de souplesse et consentent, toujours, des concessions. Ayant franchi le seuil du supportable, ils sont appelés à ne plus en faire état, sous peine de passer pour «extrémistes».
Ce sont eux qui subissent certes mais s’ils se plaignent, ils réveilleraient, contre eux, le démon de la « guerre civile ». Après tout, les victimes n’avaient qu’à ne pas être là. Tel se présente, dans l’espace mauritanien, le nouveau mode de la censure autour des discriminations.
D’ailleurs, puisqu’il importe d’oublier, de « passer l’éponge », pourquoi, donc, publier les chiffres de ces fameuses investigations ? En contrepartie de quelle promesse implicite, amnistie-t-on les crimes de gestion ? Quel grand notable du pouvoir déchu verra ses biens gelés ou sera entendu par le juge ? L’on nous prédit qu’à partir ce jour, tout ira mieux, dans la compétition pacifique. Et l’on feint d’oublier qu’au point de départ de la course, nous ne disposons pas d’identiques atouts. Les voleurs ont pris une longueur d’avance, à coup de millions de dollars, indûment acquis. A moins d’un miracle, la gestation du Cmjd s’achèvera par un monstre bien plus vigoureux que le précédent.
Conclusion
Les transitions servent à régler les contentieux lourds, afin de mieux aborder l’avenir. Confier le gros œuvre au régime civil, fatalement empêtré dans les factions électoralistes, équivaudrait à préparer les conditions d’un nouveau coup d’Etat.
Dans la complaisance envers les symboles vivants d’une ère que l’on prétend révolue, les nostalgiques de Ould Taya conçoivent encouragement à se rétablir ; l’éventuel retour de leur fortune occasionnerait notre débâcle à tous. Le 3 août n’aurait été qu’un accident, provoqué par des amateurs.
Ainsi dis-je ma crainte et la partage ; c’est ma contribution, humble, à préserver le Cmjd des déterminismes historiques, dont il peine à s’émanciper.
Abdel Nasser Ould Othman Sid’Ahmed YESSA*
*Porte-parole de Conscience et Résistance, mouvement d’opposition clandestin d’inspiration social-démocrate et laïque et secrétaire aux Relations extérieures de l’association SOS Esclaves. Comme plusieurs autres organisations radicales, les deux ont signé la Déclaration de Dakar où les principaux adversaires du régime de Ould Taya renoncent à la violence armée, après avoir été reçus par le président Wade. L’auteur, d’origine arabo-berbère, participait à cette initiative mais demeure exilé en France, en solidarité avec les déportés mauritaniens au Sénégal et au Mali.
source : Walfadjri (Sénégal) via CRIDEM