Le mouvement d’émancipation des anciens protectorats et colonies françaises est toujours en cours, constate Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
A force d’être caricaturé et mis à toutes les sauces, le qualificatif « postcolonial » a fini par servir de repoussoir alors que, manié avec nuance, il exprime des réalités difficiles à nier. Non, les immigrés établis en France ne sont pas des « colonisés », mais le fait qu’une partie d’entre eux soit issue d’anciennes possessions a de multiples conséquences politiques, diplomatiques et mémorielles. Oui, cette familiarité historique, scellée pour le meilleur et pour le pire, est à la fois une source de proximité et de préjugés. Oui, plus de soixante ans après 1960, grand millésime des indépendances en Afrique subsaharienne, le mouvement d’émancipation des anciens protectorats et colonies françaises est toujours en cours.
En annonçant, depuis des décennies, la fin de la « Françafrique » – autrement dit le renoncement de Paris à tenir les rênes dans ses anciennes possessions –, les exécutifs français successifs n’ont fait qu’avouer l’inverse : la décolonisation est un processus inachevé.
Pour ne pas avoir compris que les ruptures successives (Mali en 2020, Burkina Faso en 2022, Niger en 2023) s’inscrivaient, bien au-delà de la voracité de Moscou, dans une nouvelle phase de l’histoire des indépendances, et donc pour ne pas en avoir tiré les leçons, l’exécutif français n’a fait que précipiter une spirale lourde de conséquences.
Dernier en date des camouflets infligés à l’ancien colonisateur, la décision du Sénégal et du Tchad, le 28 novembre, d’exiger la fermeture des bases militaires dont ces pays avaient souhaité le maintien depuis leur indépendance marque une nouvelle étape dans la chronologie postcoloniale. La décision concomitante de ces deux pays, l’un démocratique, l’autre autoritaire, mais tous deux piliers de la présence française – depuis le XVIIe siècle à Dakar, depuis 1900 au Tchad, premier territoire à rallier la France libre en 1940 –, fait indéniablement date.
Vague de néosouverainisme
Certes, la rhétorique antifrançaise sert d’exutoire facile à des dirigeants africains en panne de réponses aux immenses problèmes de leurs pays : pauvreté, corruption, absence de perspectives pour la jeunesse, condamnée à l’émigration. Mais la vague de néosouverainisme qui submerge l’Afrique francophone, ce « mouvement inédit et périlleux d’autocentrage dont beaucoup peinent à prendre la mesure », selon l’expression de l’historien Achille Mbembe, ne saurait être réduite à cet opportunisme.
Emergence d’une jeunesse nombreuse née dans le chaos des décennies 1990 et 2000, influence des réseaux sociaux, épuisement des modèles importés de France… Les causes de ces bouleversements sont évidentes depuis longtemps et ont été analysées. Et pas seulement par des « décoloniaux ». « Nous sommes tout simplement en train de changer d’époque, passant d’une Afrique dominée à une Afrique souveraine », avait constaté, en janvier 2023, dans une tribune au Monde, le général Bruno Clément-Bollée, ancien commandant des forces françaises en Côte d’Ivoire.
Mais cette proclamation lucide, au lieu d’être conclue par l’annonce d’une fermeture programmée des bases françaises, s’est traduite par un énième épisode du « faire mine de partir pour mieux rester » que pratique Paris depuis plus de soixante ans. Une mission a été confiée à un « envoyé personnel » du président, Jean-Marie Bockel, destinée à gagner du temps par un fumeux « désilhouettage » des bases militaires françaises. Gesticulations auxquelles ont coupé court les déclarations de rupture de Dakar et de N’Djamena.
Contradictions de l’Occident
L’armée française « n’a pas perdu de bataille décisive », elle n’a pas subi un « Dien Bien Phu africain, (…) mais une longue et pénible déroute depuis la fin de la guerre froide », résument les africanistes Stephen Smith et Jean de La Guérivière dans Requiem pour « la Coloniale » (Grasset, 160 pages, 17 euros). Leur livre analyse l’emprise sur les armées françaises des « marsouins », autrement dit des « troupes de marine », héritières des « troupes coloniales » créées par une loi de 1900. Un ascendant qui pèse sur l’équipement de l’armée de terre, conçue pour le Sahel plutôt que pour l’Ukraine, ainsi que sur la haute hiérarchie militaire, où les « Africains » sont surreprésentés.
Il reste à évaluer le poids de ces derniers, très attachés à leur « bac à sable », dans la décision d’Emmanuel Macron de prolonger, cinq années durant, l’opération antidjihadiste « Barkhane » lancée en 2014 par François Hollande et terminée en 2022 par un échec cinglant.
Ce qui est sûr, c’est que l’actuel président, qui se faisait fort de « reprogrammer le logiciel » de la politique française en Afrique et s’attirait, en 2017, les applaudissements des étudiants burkinabés en s’affirmant « d’une génération où on ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire », n’est pas passé de la parole aux actes.
Humiliant certains chefs d’Etat et dispensant ses conseils sur la démocratie ou la démographie sous le couvert de « parler vrai », il a surtout convaincu ses interlocuteurs, désormais courtisés par de multiples puissances dont la Chine, la Russie ou la Turquie, de la précarité de l’assurance-vie fournie pendant longtemps par l’armée française.
Lire aussi l’enquête | Article réservé à nos abonnés L’Afrique, nouvelle ligne de front entre l’Occident et la Russie
Les prédécesseurs d’Emmanuel Macron n’avaient pas fait mieux. Mais, dans le monde des années 2020, où un hétéroclite Sud global dénonce les contradictions de l’Occident, l’arrogance et la difficulté à décentrer son regard pour comprendre « la subjectivité des autres », selon l’expression du politiste Bertrand Badie, se paient cher.
Les nouveaux « amis » russes, chinois ou émiratis des Africains finiront aussi par l’expérimenter. Leur mainmise sur les richesses du continent contre octroi de prêts, fourniture d’armes et de gardes prétoriennes aux dirigeants ne confirme-t-elle pas que les rapports de domination de type colonial, corollaire du fossé entre riches et pauvres, n’appartiennent décidément pas au passé ?
Philippe Bernard (Editorialiste au « Monde »)
Source : Le Monde
A force d’être caricaturé et mis à toutes les sauces, le qualificatif « postcolonial » a fini par servir de repoussoir alors que, manié avec nuance, il exprime des réalités difficiles à nier. Non, les immigrés établis en France ne sont pas des « colonisés », mais le fait qu’une partie d’entre eux soit issue d’anciennes possessions a de multiples conséquences politiques, diplomatiques et mémorielles. Oui, cette familiarité historique, scellée pour le meilleur et pour le pire, est à la fois une source de proximité et de préjugés. Oui, plus de soixante ans après 1960, grand millésime des indépendances en Afrique subsaharienne, le mouvement d’émancipation des anciens protectorats et colonies françaises est toujours en cours.
En annonçant, depuis des décennies, la fin de la « Françafrique » – autrement dit le renoncement de Paris à tenir les rênes dans ses anciennes possessions –, les exécutifs français successifs n’ont fait qu’avouer l’inverse : la décolonisation est un processus inachevé.
Pour ne pas avoir compris que les ruptures successives (Mali en 2020, Burkina Faso en 2022, Niger en 2023) s’inscrivaient, bien au-delà de la voracité de Moscou, dans une nouvelle phase de l’histoire des indépendances, et donc pour ne pas en avoir tiré les leçons, l’exécutif français n’a fait que précipiter une spirale lourde de conséquences.
Dernier en date des camouflets infligés à l’ancien colonisateur, la décision du Sénégal et du Tchad, le 28 novembre, d’exiger la fermeture des bases militaires dont ces pays avaient souhaité le maintien depuis leur indépendance marque une nouvelle étape dans la chronologie postcoloniale. La décision concomitante de ces deux pays, l’un démocratique, l’autre autoritaire, mais tous deux piliers de la présence française – depuis le XVIIe siècle à Dakar, depuis 1900 au Tchad, premier territoire à rallier la France libre en 1940 –, fait indéniablement date.
Vague de néosouverainisme
Certes, la rhétorique antifrançaise sert d’exutoire facile à des dirigeants africains en panne de réponses aux immenses problèmes de leurs pays : pauvreté, corruption, absence de perspectives pour la jeunesse, condamnée à l’émigration. Mais la vague de néosouverainisme qui submerge l’Afrique francophone, ce « mouvement inédit et périlleux d’autocentrage dont beaucoup peinent à prendre la mesure », selon l’expression de l’historien Achille Mbembe, ne saurait être réduite à cet opportunisme.
Emergence d’une jeunesse nombreuse née dans le chaos des décennies 1990 et 2000, influence des réseaux sociaux, épuisement des modèles importés de France… Les causes de ces bouleversements sont évidentes depuis longtemps et ont été analysées. Et pas seulement par des « décoloniaux ». « Nous sommes tout simplement en train de changer d’époque, passant d’une Afrique dominée à une Afrique souveraine », avait constaté, en janvier 2023, dans une tribune au Monde, le général Bruno Clément-Bollée, ancien commandant des forces françaises en Côte d’Ivoire.
Mais cette proclamation lucide, au lieu d’être conclue par l’annonce d’une fermeture programmée des bases françaises, s’est traduite par un énième épisode du « faire mine de partir pour mieux rester » que pratique Paris depuis plus de soixante ans. Une mission a été confiée à un « envoyé personnel » du président, Jean-Marie Bockel, destinée à gagner du temps par un fumeux « désilhouettage » des bases militaires françaises. Gesticulations auxquelles ont coupé court les déclarations de rupture de Dakar et de N’Djamena.
Contradictions de l’Occident
L’armée française « n’a pas perdu de bataille décisive », elle n’a pas subi un « Dien Bien Phu africain, (…) mais une longue et pénible déroute depuis la fin de la guerre froide », résument les africanistes Stephen Smith et Jean de La Guérivière dans Requiem pour « la Coloniale » (Grasset, 160 pages, 17 euros). Leur livre analyse l’emprise sur les armées françaises des « marsouins », autrement dit des « troupes de marine », héritières des « troupes coloniales » créées par une loi de 1900. Un ascendant qui pèse sur l’équipement de l’armée de terre, conçue pour le Sahel plutôt que pour l’Ukraine, ainsi que sur la haute hiérarchie militaire, où les « Africains » sont surreprésentés.
Il reste à évaluer le poids de ces derniers, très attachés à leur « bac à sable », dans la décision d’Emmanuel Macron de prolonger, cinq années durant, l’opération antidjihadiste « Barkhane » lancée en 2014 par François Hollande et terminée en 2022 par un échec cinglant.
Ce qui est sûr, c’est que l’actuel président, qui se faisait fort de « reprogrammer le logiciel » de la politique française en Afrique et s’attirait, en 2017, les applaudissements des étudiants burkinabés en s’affirmant « d’une génération où on ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire », n’est pas passé de la parole aux actes.
Humiliant certains chefs d’Etat et dispensant ses conseils sur la démocratie ou la démographie sous le couvert de « parler vrai », il a surtout convaincu ses interlocuteurs, désormais courtisés par de multiples puissances dont la Chine, la Russie ou la Turquie, de la précarité de l’assurance-vie fournie pendant longtemps par l’armée française.
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Les prédécesseurs d’Emmanuel Macron n’avaient pas fait mieux. Mais, dans le monde des années 2020, où un hétéroclite Sud global dénonce les contradictions de l’Occident, l’arrogance et la difficulté à décentrer son regard pour comprendre « la subjectivité des autres », selon l’expression du politiste Bertrand Badie, se paient cher.
Les nouveaux « amis » russes, chinois ou émiratis des Africains finiront aussi par l’expérimenter. Leur mainmise sur les richesses du continent contre octroi de prêts, fourniture d’armes et de gardes prétoriennes aux dirigeants ne confirme-t-elle pas que les rapports de domination de type colonial, corollaire du fossé entre riches et pauvres, n’appartiennent décidément pas au passé ?
Philippe Bernard (Editorialiste au « Monde »)
Source : Le Monde