L’annonce du Tchad rompant l’accord de défense avec Paris puis celle du Sénégal déclarant envisager un départ des soldats français actent l’échec d’Emmanuel Macron à redéfinir la posture militaire de l’ancienne puissance coloniale sur le continent.
L’armée française l’a toujours considéré comme sa place forte en Afrique. Un porte-avions au milieu du désert qui, malgré les vents contraires venus du Sahel ces dernières années, devait être préservé. Le Tchad, qui abrite une des cinq bases militaires de la France sur le continent, et où des générations d’officiers français se sont succédé depuis l’indépendance, en 1960, a annoncé, jeudi 28 novembre, qu’il rompait l’accord de défense liant les deux pays. Une décision « qui marque un tournant historique », selon le communiqué de la diplomatie tchadienne, laquelle ajoute que le temps est venu « d’affirmer sa souveraineté pleine et entière, et de redéfinir ses partenariats stratégiques ».
Si N’Djamena précise que « cette décision ne remet en aucun cas en question (…) les liens d’amitié entre les deux nations », la claque est inattendue pour Paris. Le communiqué est tombé alors que l’avion du ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, venait à peine de décoller du Tchad – après une visite express de vingt-quatre heures dans le pays. A l’Elysée, au ministère des armées, ou encore au Quai d’Orsay, personne ne semblait avoir été prévenu. Plusieurs officiers français, en visite à N’Djamena pour évoquer la poursuite de la coopération militaire, n’avaient pas non plus été informés.
De fait, même côté tchadien, certains semblaient surpris. Selon des sources concordantes, le ministre de la défense lui-même a pris connaissance de cette décision du président, Mahamat Idriss Déby, juste avant la diffusion du communiqué. Elu en mai, après avoir succédé à son père en 2021, le général de 40 ans faisait figure de dernier allié de la France au Sahel depuis que l’armée française a été chassée du Mali, du Burkina Faso puis du Niger par les juntes qui y ont pris le pouvoir entre 2020 et 2023. Alors qu’il tournait déjà le regard vers Moscou, où il s’est rendu en janvier, le président tchadien n’a guère apprécié que le Parquet national financier ouvre une enquête préliminaire à son encontre pour des soupçons de biens mal acquis. « Cela a été l’étincelle qui a révolté la famille », relate un officiel à N’Djamena, convenant que « Moscou n’est pas loin », en embuscade.
« Parfum de rupture »
Pour l’armée française, la déflagration tchadienne est d’autant plus désastreuse qu’elle intervient quelques heures après un premier revers infligé par un autre partenaire africain historique : le Sénégal. Juste avant l’annonce de N’Djamena, le président Bassirou Diomaye Faye, défenseur d’une ligne souverainiste, affirmait dans un entretien au Monde qu’il n’y aurait bientôt plus de soldats français dans son pays – et donc plus de base à Dakar. Bien que les dirigeants français minimisent volontiers le phénomène, après le divorce avec les pays sahéliens, les fissures sont de plus en plus visibles dans toutes les anciennes colonies. « C’est une évolution qui a un parfum de rupture. Cela prend l’eau de toute part », note un diplomate africain.
Lundi 25 novembre, Jean-Marie Bockel, « envoyé spécial » d’Emmanuel Macron pour la reconfiguration du dispositif militaire en Afrique, avait pourtant remis son rapport à l’Elysée, où l’on indiquait que la démarche de réduction des effectifs avait été bien accueillie par les partenaires concernés et que les discussions s’étaient déroulées dans un état d’esprit positif. Un mot d’ordre était notamment martelé : la France se pliera aux demandes de ses partenaires.
Les annonces quasiment simultanées du Tchad et du Sénégal actent en tout cas l’échec de la redéfinition de la posture militaire française en Afrique après le retrait du Mali, qui avait été le premier gros revers pour Paris. Celle-ci avait été énoncée par Emmanuel Macron en février 2023. A la veille d’une tournée sur le continent, le chef de l’Etat avait annoncé vouloir faire en sorte qu’il n’y ait désormais plus « de bases militaires en tant que telles ». « Elles deviendront, pour les unes, des académies, pour les autres, des bases partenariales. Elles seront pour certaines rebaptisées. Elles vont changer de physionomie, de logique, d’empreinte », avait-il détaillé.
Cette complexe entreprise de « désilhouettage », qui visait à éviter le départ complet des troupes françaises d’Afrique en tentant d’inventer une voie intermédiaire, plus discrète, est notamment passée, ces derniers mois, par l’amorce d’une baisse des effectifs dans ses dernières emprises sur le continent : au Sénégal, au Gabon et en Côte d’Ivoire. Aucun chiffre n’a été rendu public, mais, en 2023, ces implantations réunissaient encore à elles trois environ 1 700 militaires (dont 350 à Libreville et à Dakar). Un des scénarios envisagés était de réduire cette présence à une centaine de soldats dans chaque base, sauf au Tchad, où trois cents d’entre eux devaient être maintenus.
Lutte informationnelle
Tout un travail a été mené, en parallèle, pour essayer de réinvestir les partenariats de la France avec son vieux réseau d’écoles de formation en Afrique. En Côte d’Ivoire, notamment, pays où l’armée française semble encore bénéficier d’une certaine hospitalité, une école spécialisée dans le cyber a, par exemple, été créée au sein du camp militaire de Port-Bouët, à Abidjan, où sont installés les Français.
Sur la demande d’Emmanuel Macron, les industriels de l’armement et la direction générale de l’armement ont également été encouragés à réinvestir en Afrique, convoitée par d’autres pays, comme la Turquie, la Chine ou encore Israël. Malgré la création d’un poste d’attaché d’armement permanent en Afrique, le succès reste attendu.
Côté renseignement, les rejets successifs du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont conduit à « une posture de réalisme », selon une source sécuritaire. En clair, à une approche moins intransigeante sur la nature des régimes au pouvoir, jugée intenable dans la durée. Alors qu’au Mali l’arrivée des putschistes puis celle de la société paramilitaire russe Wagner avaient un temps été brandies par Paris comme des « casus belli », un certain nombre d’acteurs français ont depuis considéré qu’il était urgent d’assumer une démarche plus transactionnelle et de décrisper les relations, y compris avec Bamako, Niamey et Ouagadougou.
Depuis deux ans, tout un travail a enfin été effectué pour développer le soft power à la française, notamment à travers ce que les militaires appellent la « lutte informationnelle ». Mais là encore, cette stratégie tarde à donner des résultats.
« La France au milieu du guet »
Emmanuel Macron avait bien, dès son arrivée au pouvoir, en 2017, envisagé de réduire la voilure et de mettre un terme à l’opération « Barkhane », dont les 5 000 soldats déployés au Sahel étaient de plus en plus perçus comme une force d’occupation. Mais, sous la pression de certains de ses ministres, d’une partie de l’état-major et de ses pairs sahéliens qui lui prédisaient une détérioration de la situation en cas de retrait, le président avait renoncé.
« La France, en réalité, est restée au milieu du guet par rapport à sa posture d’avant. Le problème, c’est qu’elle ne sait pas encore où elle va. La réduction des bases militaires, c’est intéressant, mais il faut savoir ce que l’on veut en faire. Sinon, cela ne fait que servir les discours de souveraineté », décrypte Jonathan Guiffard, chercheur associé à l’Institut Montaigne et à l’Institut français de géopolitique.
La nomination de M. Bockel, en février, était censée en partie aider à rendre plus lisible et efficace cette stratégie. « Si nous étions dans un simple dispositif de désengagement, ce serait plus simple, on sait faire. Or, là, la démarche est différente », avait-il confié au Monde le 12 février.
Ces deux dernières années, les tiraillements ont en effet été incessants entre les milieux militaires, diplomatiques et politiques sur la mise en œuvre de cette feuille de route. Alors qu’après le départ du Niger certaines sources considéraient envisageable un départ du Tchad, d’autres ont estimé important de maintenir un dispositif militaire léger en Afrique, notamment à N’Djamena, afin d’éviter l’effet « trou noir » dans la lutte contre le djihadisme.
« Ils auraient dû prendre l’initiative de partir au lieu de se faire chasser comme ça. La présence militaire française rassure les investisseurs étrangers, mais elle n’est politiquement plus rentable, analyse une source officielle ivoirienne. Il est évident que, d’ici dix ou quinze ans, il n’y aura plus un seul soldat français en Afrique. Parce que la France ne le peut plus budgétairement et parce que la jeunesse africaine ne le supporte plus. »
Benjamin Roger et Elise Vincent
Source : Le Monde
L’armée française l’a toujours considéré comme sa place forte en Afrique. Un porte-avions au milieu du désert qui, malgré les vents contraires venus du Sahel ces dernières années, devait être préservé. Le Tchad, qui abrite une des cinq bases militaires de la France sur le continent, et où des générations d’officiers français se sont succédé depuis l’indépendance, en 1960, a annoncé, jeudi 28 novembre, qu’il rompait l’accord de défense liant les deux pays. Une décision « qui marque un tournant historique », selon le communiqué de la diplomatie tchadienne, laquelle ajoute que le temps est venu « d’affirmer sa souveraineté pleine et entière, et de redéfinir ses partenariats stratégiques ».
Si N’Djamena précise que « cette décision ne remet en aucun cas en question (…) les liens d’amitié entre les deux nations », la claque est inattendue pour Paris. Le communiqué est tombé alors que l’avion du ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, venait à peine de décoller du Tchad – après une visite express de vingt-quatre heures dans le pays. A l’Elysée, au ministère des armées, ou encore au Quai d’Orsay, personne ne semblait avoir été prévenu. Plusieurs officiers français, en visite à N’Djamena pour évoquer la poursuite de la coopération militaire, n’avaient pas non plus été informés.
De fait, même côté tchadien, certains semblaient surpris. Selon des sources concordantes, le ministre de la défense lui-même a pris connaissance de cette décision du président, Mahamat Idriss Déby, juste avant la diffusion du communiqué. Elu en mai, après avoir succédé à son père en 2021, le général de 40 ans faisait figure de dernier allié de la France au Sahel depuis que l’armée française a été chassée du Mali, du Burkina Faso puis du Niger par les juntes qui y ont pris le pouvoir entre 2020 et 2023. Alors qu’il tournait déjà le regard vers Moscou, où il s’est rendu en janvier, le président tchadien n’a guère apprécié que le Parquet national financier ouvre une enquête préliminaire à son encontre pour des soupçons de biens mal acquis. « Cela a été l’étincelle qui a révolté la famille », relate un officiel à N’Djamena, convenant que « Moscou n’est pas loin », en embuscade.
« Parfum de rupture »
Pour l’armée française, la déflagration tchadienne est d’autant plus désastreuse qu’elle intervient quelques heures après un premier revers infligé par un autre partenaire africain historique : le Sénégal. Juste avant l’annonce de N’Djamena, le président Bassirou Diomaye Faye, défenseur d’une ligne souverainiste, affirmait dans un entretien au Monde qu’il n’y aurait bientôt plus de soldats français dans son pays – et donc plus de base à Dakar. Bien que les dirigeants français minimisent volontiers le phénomène, après le divorce avec les pays sahéliens, les fissures sont de plus en plus visibles dans toutes les anciennes colonies. « C’est une évolution qui a un parfum de rupture. Cela prend l’eau de toute part », note un diplomate africain.
Lundi 25 novembre, Jean-Marie Bockel, « envoyé spécial » d’Emmanuel Macron pour la reconfiguration du dispositif militaire en Afrique, avait pourtant remis son rapport à l’Elysée, où l’on indiquait que la démarche de réduction des effectifs avait été bien accueillie par les partenaires concernés et que les discussions s’étaient déroulées dans un état d’esprit positif. Un mot d’ordre était notamment martelé : la France se pliera aux demandes de ses partenaires.
Les annonces quasiment simultanées du Tchad et du Sénégal actent en tout cas l’échec de la redéfinition de la posture militaire française en Afrique après le retrait du Mali, qui avait été le premier gros revers pour Paris. Celle-ci avait été énoncée par Emmanuel Macron en février 2023. A la veille d’une tournée sur le continent, le chef de l’Etat avait annoncé vouloir faire en sorte qu’il n’y ait désormais plus « de bases militaires en tant que telles ». « Elles deviendront, pour les unes, des académies, pour les autres, des bases partenariales. Elles seront pour certaines rebaptisées. Elles vont changer de physionomie, de logique, d’empreinte », avait-il détaillé.
Cette complexe entreprise de « désilhouettage », qui visait à éviter le départ complet des troupes françaises d’Afrique en tentant d’inventer une voie intermédiaire, plus discrète, est notamment passée, ces derniers mois, par l’amorce d’une baisse des effectifs dans ses dernières emprises sur le continent : au Sénégal, au Gabon et en Côte d’Ivoire. Aucun chiffre n’a été rendu public, mais, en 2023, ces implantations réunissaient encore à elles trois environ 1 700 militaires (dont 350 à Libreville et à Dakar). Un des scénarios envisagés était de réduire cette présence à une centaine de soldats dans chaque base, sauf au Tchad, où trois cents d’entre eux devaient être maintenus.
Lutte informationnelle
Tout un travail a été mené, en parallèle, pour essayer de réinvestir les partenariats de la France avec son vieux réseau d’écoles de formation en Afrique. En Côte d’Ivoire, notamment, pays où l’armée française semble encore bénéficier d’une certaine hospitalité, une école spécialisée dans le cyber a, par exemple, été créée au sein du camp militaire de Port-Bouët, à Abidjan, où sont installés les Français.
Sur la demande d’Emmanuel Macron, les industriels de l’armement et la direction générale de l’armement ont également été encouragés à réinvestir en Afrique, convoitée par d’autres pays, comme la Turquie, la Chine ou encore Israël. Malgré la création d’un poste d’attaché d’armement permanent en Afrique, le succès reste attendu.
Côté renseignement, les rejets successifs du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont conduit à « une posture de réalisme », selon une source sécuritaire. En clair, à une approche moins intransigeante sur la nature des régimes au pouvoir, jugée intenable dans la durée. Alors qu’au Mali l’arrivée des putschistes puis celle de la société paramilitaire russe Wagner avaient un temps été brandies par Paris comme des « casus belli », un certain nombre d’acteurs français ont depuis considéré qu’il était urgent d’assumer une démarche plus transactionnelle et de décrisper les relations, y compris avec Bamako, Niamey et Ouagadougou.
Depuis deux ans, tout un travail a enfin été effectué pour développer le soft power à la française, notamment à travers ce que les militaires appellent la « lutte informationnelle ». Mais là encore, cette stratégie tarde à donner des résultats.
« La France au milieu du guet »
Emmanuel Macron avait bien, dès son arrivée au pouvoir, en 2017, envisagé de réduire la voilure et de mettre un terme à l’opération « Barkhane », dont les 5 000 soldats déployés au Sahel étaient de plus en plus perçus comme une force d’occupation. Mais, sous la pression de certains de ses ministres, d’une partie de l’état-major et de ses pairs sahéliens qui lui prédisaient une détérioration de la situation en cas de retrait, le président avait renoncé.
« La France, en réalité, est restée au milieu du guet par rapport à sa posture d’avant. Le problème, c’est qu’elle ne sait pas encore où elle va. La réduction des bases militaires, c’est intéressant, mais il faut savoir ce que l’on veut en faire. Sinon, cela ne fait que servir les discours de souveraineté », décrypte Jonathan Guiffard, chercheur associé à l’Institut Montaigne et à l’Institut français de géopolitique.
La nomination de M. Bockel, en février, était censée en partie aider à rendre plus lisible et efficace cette stratégie. « Si nous étions dans un simple dispositif de désengagement, ce serait plus simple, on sait faire. Or, là, la démarche est différente », avait-il confié au Monde le 12 février.
Ces deux dernières années, les tiraillements ont en effet été incessants entre les milieux militaires, diplomatiques et politiques sur la mise en œuvre de cette feuille de route. Alors qu’après le départ du Niger certaines sources considéraient envisageable un départ du Tchad, d’autres ont estimé important de maintenir un dispositif militaire léger en Afrique, notamment à N’Djamena, afin d’éviter l’effet « trou noir » dans la lutte contre le djihadisme.
« Ils auraient dû prendre l’initiative de partir au lieu de se faire chasser comme ça. La présence militaire française rassure les investisseurs étrangers, mais elle n’est politiquement plus rentable, analyse une source officielle ivoirienne. Il est évident que, d’ici dix ou quinze ans, il n’y aura plus un seul soldat français en Afrique. Parce que la France ne le peut plus budgétairement et parce que la jeunesse africaine ne le supporte plus. »
Benjamin Roger et Elise Vincent
Source : Le Monde