Le président Bassirou Diomaye Faye a appelé à débaptiser certaines artères portant des noms issus de la colonisation pour les renommer en l’honneur de « héros nationaux ».
Pour vous rendre au palais présidentiel, prenez l’avenue Georges-Pompidou, laissez sur votre droite la rue de Reims, dépassez les rues Carnot, Félix-Faure, Jules-Ferry, puis tournez à gauche et vous êtes arrivés, pourrait guider une application GPS. Le conducteur ne se trouverait alors pas à Paris… mais à Dakar.
Dans le quartier du Plateau, si l’on se fie aux noms des rues, l’histoire s’est figée. Soixante-cinq ans après l’indépendance du Sénégal, le centre politique et administratif de la capitale demeure quadrillé de noms issus de la colonisation. Administrateurs et gouverneurs coloniaux, capitaines de frégate, mais aussi écrivains ou médecins français couvrent de leurs noms 60 % de ce bout de presqu’île, selon une étude parue en 2019.
Mais plus pour longtemps. Après avoir exigé le départ des soldats français encore présents sur le sol sénégalais, le président Bassirou Diomaye Faye a appelé mi-décembre à débaptiser certaines rues pour les renommer en l’honneur de « héros nationaux ». Il a chargé son premier ministre, Ousmane Sonko, de créer un Conseil national de la mémoire et de la gestion du patrimoine historique.
Tisser un nouveau récit national
Cette ambition n’est pas nouvelle. En 2022, alors qu’il était maire de Ziguinchor (sud), l’actuel chef du gouvernement avait débaptisé certaines artères de la principale ville de Casamance, avant que sa démarche ne soit invalidée par la Cour suprême.
Portée par le tandem exécutif au pouvoir, qui s’est fait élire sur un programme qui se revendique panafricaniste, cette revendication est depuis près d’une décennie celle du Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine (Frapp) à Dakar. « Imaginez des rues françaises portant le nom de dirigeants allemands de l’Occupation. Pourquoi Dakar devrait-elle garder les noms de colons dans ses rues ? », s’insurge Adama Diatta, le coordinateur de ce mouvement créé en 2017.
Mais qui sera effacé ou distingué ? Les choix ne s’annoncent pas faciles tant la charge symbolique est importante. « Nous serons le plus inclusifs possible », promet Abdoulaye Koundoul, conseiller culturel d’Ousmane Sonko et membre d’un groupe de réflexion chargé d’élaborer une liste : « Nous avons beaucoup de pistes. On pourrait mettre en avant des catégories génériques comme les tirailleurs ou des figures de notre histoire. Tout est ouvert. »
Le président Faye ne cache pas son admiration pour les notables sénégalais. A Thiès, mi-décembre, lors de l’inauguration d’une statue monumentale en l’honneur du résistant Lat Dior (1842-1886), il a exalté les figures de la lutte anticoloniale. Une ligne fidèle au credo du nouveau pouvoir, qui tente de tisser un nouveau récit national. Cette réappropriation de l’histoire s’est notamment illustrée à travers les commémorations en grande pompe du massacre de Thiaroye, le 1er décembre. L’histoire de cette tuerie ordonnée par des officiers coloniaux en 1944 sera désormais inscrite dans les manuels scolaires, et la construction d’un mémorial est annoncée.
« Le président est sensible à notre héritage, poursuit Abdoulaye Koundoul. Il a d’ailleurs demandé à tous ses ministres de garnir leurs bureaux des tomes de l’histoire générale du Sénégal écrite par Iba Der Thiam », ancien professeur d’université et ministre de l’éducation nationale dans les années 1980, décédé en 2020.
De Louis Faidherbe à Blaise Diagne
La démarche n’est pas inédite. Déjà sous Léopold Sédar Senghor, l’avenue Gambetta avait été rebaptisée du nom de Lamine Guèye (1891-1968), ardent défenseur de la loi octroyant la citoyenneté française aux « indigènes » des colonies. Le débat, lancinant, a ressurgi en 2020 autour de la figure de Louis Faidherbe à Saint-Louis (nord). L’ancien gouverneur, perçu comme un colonisateur brutal et raciste par des mouvements citoyens locaux, a cristallisé la polémique ces dernières années.
Celui qui a obtenu la soumission du Sénégal par la force a laissé un pont, une place et une statue de bronze colossale. Elle trône en plein centre-ville, avec sur son socle une inscription en marbre : « A son gouverneur L. Faidherbe, le Sénégal reconnaissant ». Tombée en 2017 lors d’une tempête, la sculpture, un temps piétinée par les habitants, a été réinstallée sur décision de la municipalité au nom de la préservation de la mémoire. En 2020, la place portant son nom a quant à elle été rebaptisée « Baya Ndar » (« place de Saint-Louis », en wolof), l’appellation d’usage dans la ville.
« La décolonisation de l’espace public se fait naturellement par les habitants, constate l’architecte et géographe Michel Ben Arrous, co-auteur de Street-Naming Cultures in Africa and Israel (éd. Routlege, 2021). A Saint-Louis comme à Dakar, les usagers désignent les rues grâce à des repères comme les boutiques, les garages, les pharmacies… C’est une réappropriation qui n’attend pas une décision d’en haut. »
L’opération de « sénégalisation » des artères urbaines pourrait s’avérer délicate en ce qui concerne les noms de rue attribués à des personnalités locales controversées. L’avenue Macky-Sall, inaugurée par le président éponyme en octobre 2023 pour remplacer l’avenue Faidherbe, pourrait-elle en faire les frais ? Dénoncé par la nouvelle majorité comme le principal responsable des violences politiques, M. Sall suscite l’hostilité des partisans du pouvoir actuel.
Mais il n’est pas le seul. Blaise Diagne (1872-1934), premier député noir de l’Assemblée française, a donné son nom à de nombreuses écoles et à l’aéroport de Dakar. Ses détracteurs, qui lui reprochent d’avoir fait enrôler 70 000 Africains lors de la première guerre mondiale, souhaitent son effacement de l’espace public. « Ces Sénégalais ne méritent pas d’avoir leur nom accolé à nos rues, car ils ont œuvré contre le pays, juge Adama Diatta, du Frapp. On peut par contre faire de la place à tous ceux, qu’ils soient français, asiatiques ou américains, qui l’ont défendu. Ce qu’il faut éradiquer, ce sont les restes de l’impérialisme. »
Coumba Kane
Source : Le Monde
Pour vous rendre au palais présidentiel, prenez l’avenue Georges-Pompidou, laissez sur votre droite la rue de Reims, dépassez les rues Carnot, Félix-Faure, Jules-Ferry, puis tournez à gauche et vous êtes arrivés, pourrait guider une application GPS. Le conducteur ne se trouverait alors pas à Paris… mais à Dakar.
Dans le quartier du Plateau, si l’on se fie aux noms des rues, l’histoire s’est figée. Soixante-cinq ans après l’indépendance du Sénégal, le centre politique et administratif de la capitale demeure quadrillé de noms issus de la colonisation. Administrateurs et gouverneurs coloniaux, capitaines de frégate, mais aussi écrivains ou médecins français couvrent de leurs noms 60 % de ce bout de presqu’île, selon une étude parue en 2019.
Mais plus pour longtemps. Après avoir exigé le départ des soldats français encore présents sur le sol sénégalais, le président Bassirou Diomaye Faye a appelé mi-décembre à débaptiser certaines rues pour les renommer en l’honneur de « héros nationaux ». Il a chargé son premier ministre, Ousmane Sonko, de créer un Conseil national de la mémoire et de la gestion du patrimoine historique.
Tisser un nouveau récit national
Cette ambition n’est pas nouvelle. En 2022, alors qu’il était maire de Ziguinchor (sud), l’actuel chef du gouvernement avait débaptisé certaines artères de la principale ville de Casamance, avant que sa démarche ne soit invalidée par la Cour suprême.
Portée par le tandem exécutif au pouvoir, qui s’est fait élire sur un programme qui se revendique panafricaniste, cette revendication est depuis près d’une décennie celle du Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine (Frapp) à Dakar. « Imaginez des rues françaises portant le nom de dirigeants allemands de l’Occupation. Pourquoi Dakar devrait-elle garder les noms de colons dans ses rues ? », s’insurge Adama Diatta, le coordinateur de ce mouvement créé en 2017.
Mais qui sera effacé ou distingué ? Les choix ne s’annoncent pas faciles tant la charge symbolique est importante. « Nous serons le plus inclusifs possible », promet Abdoulaye Koundoul, conseiller culturel d’Ousmane Sonko et membre d’un groupe de réflexion chargé d’élaborer une liste : « Nous avons beaucoup de pistes. On pourrait mettre en avant des catégories génériques comme les tirailleurs ou des figures de notre histoire. Tout est ouvert. »
Le président Faye ne cache pas son admiration pour les notables sénégalais. A Thiès, mi-décembre, lors de l’inauguration d’une statue monumentale en l’honneur du résistant Lat Dior (1842-1886), il a exalté les figures de la lutte anticoloniale. Une ligne fidèle au credo du nouveau pouvoir, qui tente de tisser un nouveau récit national. Cette réappropriation de l’histoire s’est notamment illustrée à travers les commémorations en grande pompe du massacre de Thiaroye, le 1er décembre. L’histoire de cette tuerie ordonnée par des officiers coloniaux en 1944 sera désormais inscrite dans les manuels scolaires, et la construction d’un mémorial est annoncée.
« Le président est sensible à notre héritage, poursuit Abdoulaye Koundoul. Il a d’ailleurs demandé à tous ses ministres de garnir leurs bureaux des tomes de l’histoire générale du Sénégal écrite par Iba Der Thiam », ancien professeur d’université et ministre de l’éducation nationale dans les années 1980, décédé en 2020.
De Louis Faidherbe à Blaise Diagne
La démarche n’est pas inédite. Déjà sous Léopold Sédar Senghor, l’avenue Gambetta avait été rebaptisée du nom de Lamine Guèye (1891-1968), ardent défenseur de la loi octroyant la citoyenneté française aux « indigènes » des colonies. Le débat, lancinant, a ressurgi en 2020 autour de la figure de Louis Faidherbe à Saint-Louis (nord). L’ancien gouverneur, perçu comme un colonisateur brutal et raciste par des mouvements citoyens locaux, a cristallisé la polémique ces dernières années.
Celui qui a obtenu la soumission du Sénégal par la force a laissé un pont, une place et une statue de bronze colossale. Elle trône en plein centre-ville, avec sur son socle une inscription en marbre : « A son gouverneur L. Faidherbe, le Sénégal reconnaissant ». Tombée en 2017 lors d’une tempête, la sculpture, un temps piétinée par les habitants, a été réinstallée sur décision de la municipalité au nom de la préservation de la mémoire. En 2020, la place portant son nom a quant à elle été rebaptisée « Baya Ndar » (« place de Saint-Louis », en wolof), l’appellation d’usage dans la ville.
« La décolonisation de l’espace public se fait naturellement par les habitants, constate l’architecte et géographe Michel Ben Arrous, co-auteur de Street-Naming Cultures in Africa and Israel (éd. Routlege, 2021). A Saint-Louis comme à Dakar, les usagers désignent les rues grâce à des repères comme les boutiques, les garages, les pharmacies… C’est une réappropriation qui n’attend pas une décision d’en haut. »
L’opération de « sénégalisation » des artères urbaines pourrait s’avérer délicate en ce qui concerne les noms de rue attribués à des personnalités locales controversées. L’avenue Macky-Sall, inaugurée par le président éponyme en octobre 2023 pour remplacer l’avenue Faidherbe, pourrait-elle en faire les frais ? Dénoncé par la nouvelle majorité comme le principal responsable des violences politiques, M. Sall suscite l’hostilité des partisans du pouvoir actuel.
Mais il n’est pas le seul. Blaise Diagne (1872-1934), premier député noir de l’Assemblée française, a donné son nom à de nombreuses écoles et à l’aéroport de Dakar. Ses détracteurs, qui lui reprochent d’avoir fait enrôler 70 000 Africains lors de la première guerre mondiale, souhaitent son effacement de l’espace public. « Ces Sénégalais ne méritent pas d’avoir leur nom accolé à nos rues, car ils ont œuvré contre le pays, juge Adama Diatta, du Frapp. On peut par contre faire de la place à tous ceux, qu’ils soient français, asiatiques ou américains, qui l’ont défendu. Ce qu’il faut éradiquer, ce sont les restes de l’impérialisme. »
Coumba Kane
Source : Le Monde