Bassel à Mantes la Jolie
« La mise en commun d’une autre manière de mémoire et d’une autre données des imaginaires devra être l’effet d’une générosité partagée. J’appelle générosité la lucidité qui s’applique aussi entièrement à soi-même et à la critique de soi qu’elle ne s’applique aux autres et à leur critique. Elle ne relève pas d’un principe moral, mais d’une Poétique de la Relation », Edouard Glissant, Mémoires des esclavages, Paris, Gallimard, 2010, p. 134.
L’exil comme un événement fondateur
L’exil est une aventure. Il peut procéder d’un choix individuel dicté par les « événements » vécus de l’intérieur. C’est le cas de beaucoup d’entre nous. Il peut être forcé sous l’injonction de l’administration. Ce fut le cas de milliers de personnes déportés en 1989 soit au Sénégal soit au Mali. Cet événement marque le début de quelque chose, de cette chose difficile à nommer, mais qu’il faut obligatoirement désigner afin de lui donner sa carte d’identité : c’est l’errance. La projection dans le temps à vivre devient une véritable énigme qui torture l’esprit, décourage, anéantit les efforts de réflexion au point qu’il peut nous faire céder devant l’adversité. C’est donc un événement extrêmement douloureux qui alimente la haine contre celui qui est responsable de notre subite errance. Impossible, à ce moment précis de discerner le réel tellement nous sommes habités par cette chose immonde : comment notre semblable a pu décider de manière délibérée de nier notre humanité ? Comment a-t-il pensé, à défaut de nous éliminer, de nous déclarer « incivique » et nous arracher de notre terre ? Ces questions existentielles nous rendent plus malade car notre situation semble insoluble sans le temps long d’une existence devenue oiseuse. C’est vous dire tout simplement que cet événement marque de manière indélébile les premiers jours, les premières années au point qu’effacer les stigmates de la violence subies restent impossible malgré le temps. En effet, le temps a tendance d’ailleurs à raffermir le témoignage de ces stigmates. Le temps de notre exil se prolonge encore et se prolongera peut être. Mais, les éléments structurants de notre mémoire ne peuvent être entamés par ce temps long. Ils participent, certainement, à la permanence du souvenir que nous en avons. C’est tant mieux car fêter un deuil ne signifie point un moment simple de recueillement sur les dépouilles des martyrs mais une réflexion profonde sur notre propre aventure dans la vie et nos capacités à tirer les leçons nécessaires pour que jamais pareille tragédie ne nous surprenne. Voilà ce que la mémoire doit retenir d’une tragédie vécue.
En définitive l’exil est le moment d’une reconstruction de la mémoire perdue. C’est un événement fondateur de la dispersion. Il l’unifie en quelque sorte malgré les apparences, les dérives verbales et les dispersions. Dès lors comment appréhender l’exil ? Comment réfléchir quand on est en situation d’exil ? Que faire pour que l’exil ne soit pas seulement le simple lieu de la lamentation et du désir de retour ? Depuis plus de vingt ans, nous cherchons vainement des réponses à ces questions simples, dans leur formulation, mais éminemment difficiles.
Leçon d’une épreuve
C’est donc sous la pression de cette longue « épreuve » qu’est l’exil naîtront de nouvelles stratégies et les différentes tactiques déployées pour soit la combattre ou soit mettre en place des mécanismes de sa négociation (Marches, Internet et autres supports modernes qui relayent les informations). Négocier, ici, ne signifie pas s’adonner à un échange comme le ferait un commerçant. Il s’agit plutôt d’une appréhension de la réalité du monde que nous vivons et dans lequel nous cheminons afin de tirer profit de cette dispersion qui est, en réalité, salvatrice. En effet, elle est, si toutes ses dimensions sont saisies, fondamentale car elle permet une véritable ouverture de l’esprit à cause de la confrontation des acteurs avec le nouveau monde qui les entoure et les réalités qui le structurent.
Nous attendons l’avènement de quelque chose qui tarde à venir : ce que je nommerai ici « l’événement-vrai ». Cet « événement-vrai » qui n’est pas encore advenu (qui doit naître de l’exil) doit à mon sens déterminer de nouvelles orientations stratégiques puisées dans l’histoire globale de notre épreuve commune. Tous les Mauritaniens sont d’accord sur la profondeur traumatique de cette épreuve même si les tenants de ce qui est appelé « racisme d’état », « esclavagisme » et cette volonté de perpétuer l’hégémonie d’une communauté sur le reste de la société continuent d’alimenter les controverses par leurs inconséquences ou leur mauvaise foi. « L’événement-vrai » ne peut advenir que quand nous opérerons une rupture avec l’événementiel afin d’inscrire notre démarche dans une compréhension du sens réel et complexe donné aux combats que nous menons.
Pour faire émerger l’événement-vrai, il me semble nécessaire de rompre avec le « temps du discours » qui, à mon avis, a été long. Cela ne signifie point un renoncement aux engagements de départ, mais une réelle volonté d’aller au-delà de la rhétorique de la description, de l’énumération pour sa formalisation en programme.
Nous avons besoin de symboles unificateurs comme fêter à notre manière le 28 novembre. Mais il est symptomatique de voir comment ce 28 novembre est fêté à l’extérieur. Cette relecture de l’histoire s’opère dans un creux révélateur d’un malaise interne qui mérité attention. Comment expliquer cette dispersion ? Il s’agit d’une « tragédie » commune. Elle aurait du faire taire les dysfonctionnements liés aux égos organisationnels afin d’être saisie dans sa valeur symbolique. Mais cet événement est comme déchiqueté car chaque mouvement tente de se légitimer en fêtant à sa manière, avec ses militants et affidés une journée commune. Que reste-t-il de cet événement que chacun s’accapare comme s’il avait un « appartenant » ? Si le souhait est de redonner à ce moment sa charge douloureuse, il aurait fallu dépasser les égoïsmes commémoratifs et fédérer les différences. Une mémoire déchiquetée n’aura aucun impact sur ceux pour lesquels le message du refus est adressé. J’avoue qu’il m’est difficile de comprendre cette attitude qui dénote un manque criard de maturité dans le combat. Chacun semble vouloir dire à qui veut l’entendre que je mobilise mieux et que je suis le porteur légitime de la lutte qu’une masse devenue informe porte. Si le trauma tant chanté n’unit pas, il m’est difficile de comprendre le sens réel assigné au combat qui est au soubassement de cette immolation d’un autre genre.
« La rage de l’orgueil » doit céder la place à la réflexion. Si le bilan des cinquante ans de la Mauritanie n’est pas reluisant celui de la lutte lui emprunte son habit. Et c’est bien dommage ! Si la Mauritanie en tant qu’état est mis au pilori, il me semble aussi judicieux de procéder, sans fioriture, au bilan réel de la lutte et des divergences qui l’enlise encore plus. Parce que tout simplement un peuple qui se complait à faire le bilan des « autres » sans faire sa propre autocritique va à sa perte programmée. Il est temps de réfléchir encore une fois aux assises de la diaspora afin de faire émerger le minimum d’unité possible pour le salut de l’ensemble. Tout en sachant qu’une unité organique n’est pas obligatoire voire même pas souhaitable. La multiplicité des tribunes n’est pas un problème en soi ; ce qui est problématique ce sont ces divergences qui tiennent sur un fil aussi léger que les ressentiments personnalisés. La cause d’un peuple ne peut être sacrifiée sur l’autel des humeurs des uns et des autres. Ceci me semble problématique car la Mauritanie, malgré tout, avance vers autre chose. Et pour ne pas être surpris par les événements, il est urgent de se ressaisir pendant qu’il est temps. Aucun héroïsme et aucune gloire ne sont demandés à quiconque. On lutte parce que c’est de notre cause qu’il s’agit et donc il ne faut s’attendre à aucune décoration. Le temps de la fête et des médailles est terminé.
Je pense fermement que le rôle des intellectuels qui arpentent ces différentes structures est convoqué, eux qui pensent pouvoir être au-dessus de la mêlée. Ils doivent (obligatoirement !) se rencontrer malgré leurs divergences de vues et leurs écoles de pensées sinon c’est la relève qui en pâtira. Elle héritera de cette mémoire dispersée et continuera les erreurs du passé et seules les lamentations viendront emplir avec leur écho cette plage de silence. Il va donc falloir reconsidérer ces dilemmes, réécrire cette mémoire et rendre au discours son expression.
Les modalités d’une rupture : redynamiser le discours
Dès lors, l’une des pistes de réflexion doit faire prévaloir une rencontre, des rencontres, des discussions, des disputes, des querelles de procédures et enfin un compromis consigné dans une plateforme consensuel. Mais à quoi assistons-nous ? Sans exagération de ma part, il me semble que nous vivons aujourd’hui dans ce qui pourrait être désigné par la périphrase de « logiques collectives de l’incertitude » alimentées à la diversité des opinions, de la multiplication des tribunes et de ce « mensonge utile » qui gouverne les discours des uns comme des autres. Il me semble, sans aller dans le sens de la provocation inutile, que nous sommes entrés dans cette logique qui ne signifie point un abandon de la lutte ou d’une lassitude quelconque mais de sa nécessaire révision à cause des événements qui s’empilent et dont les trajectoires sont souvent divergentes voire contradictoires (criminalisation de l’esclavage, retour des réfugiés, journées de concertation, le retour des militaires au pouvoir, la prière de Kaédi, l’apparition des kamikazes d’AQMI et surtout la complexité de l’évolution socioculturelle de la Mauritanie dans son ensemble). Tous ces événements majeurs viennent s’agréger à une réalité sociopolitique compliquée qui doit nous obliger à sortir du « discours redondant de la victimologie ». Puisque tout simplement chaque communauté met en avant son malaise social, ses revendications et ses voies pour « sauver sa peau » et négocier son devenir dans un pays devenu complexe. Pour cela, il faut « déplorétariser » nos discours.
En effet, j’ai comme l’impression que nous avons longtemps prolétarisé la lutte en l’empêchant (étouffant) de s’élever au-delà de la revendication corporatiste soutenue par un discours volontariste et surtout culturaliste qui a prouvé ses limites. Cette attitude a été me semble-t-il peu payante, même si les impacts encore peu évalués de la lutte sont réels. Il est urgent de relire les pages du livre de la lutte en lui redonnant ses vrais mots et surtout en rendant ses derniers plus intelligibles qu’ils ne le sont aujourd’hui pour reconstruire un discours vivant, dynamique et plus rassembleur. Je reste convaincu, comme beaucoup d’ailleurs, que dans le vocabulaire, la lutte à choisi le « trauma » (c’est normal) comme site de mobilisation et comme grammaire justificative de son mot d’ordre. Tout cela est compréhensible et acceptable mais je doute fort, aujourd’hui, de son efficacité à cause de beaucoup de facteurs que beaucoup d’entre nous négligent : entre autres la complexification de la sociologie de nos villes et l’émergence de nouvelles relations nées de la situation conflictuelle. Donc, en prolétarisant le discours à outrance nous avons rendu à la répétition son inefficacité et son « c’est du déjà entendu ». Sa substance mobilisatrice s’est érodée. Puisque tout simplement, à la fin, le discours devient lassant car figé et emprisonné dans des mots devenus peu évocateurs ; noyés qu’ils sont dans l’accélération des événements. Alors que notre monde demande une dynamique alimentée à un renouvellement continuel de sa rhétorique et de ses moyens de persuasion.
Nous avons toutes les ressources nécessaires pour mobiliser tout le temps et remobiliser pour toujours. Les potentialités ne manquent point. Il suffit d’un petit sacrifice sur soi pour rassembler les intelligences et ouvrir un nouveau champ pour faire un constat judicieux et non complaisant afin de redémarrer en fonction de l’évolution de nos mentalités. Ce sacrifice est indispensable car la relève s’impose maintenant qu’une génération est en train de prendre l’âge et que l’essentiel de ceux qui furent les fers de lance de la lutte se sont dispersés. Ce champ qui doit être ouvert mérite une attention particulière car il doit changer de vocabulaire afin d’épouser les soucis des héritiers de la lutte et des réalités avec lesquelles ils doivent exercer « leur métier » de porteurs du message. Même à l’intérieur du pays nous avons besoin d’un renouvellement de la classe politique. L’exemple qui me vient à l’esprit est la stratégie et le cadre de déploiement de IRA de Biram Ould Dah Ould Abeid. Il me semble, malgré les critiques que nous pouvons formuler, que IRA est en train de faire un travail qui mérite une attention et un accompagnement sincère et pragmatique. La radicalité de IRA est doublée d’une réelle volonté d’essaimage d’où le mouvement pourra tirer toutes les substances qui vont structurer son prochain discours, sa position sur l’échiquier politico-social et son avenir le plus proche. Le mouvement est né dans un contexte bien favorable et en profite largement et c’est tant mieux. La jeunesse de ses leaders et de ses adhérents est un gage de longévité. Mon seul problème, c’est que cette nouvelle conscience émergente aura la lourde tâche de fédérer les différences actuelles afin d’éliminer ce « mensonge utile » qui n’est plus fonctionnel.
La multiplication de la société civile et celle exilée n’est pas une fatalité en soi, l’essentiel étant qu’elle puisse porter encore le message au-delà des sphères des partis politiques et de l’état. Elle ne pourra relever ce défi qu’en sacrifiant une partie de ce désir de visibilité qui gangrène les hommes. Elle ne doit pas travestir sa mission. Elle doit être, par essence, apolitique. Mais en Mauritanie (et dans la diaspora) la frontière entre le politique et les autres activités est difficile à tracer. Je pense que c’est bien cela qui pose problème. Il faut que les rôles soient clarifiés, les ambitions limitées à leur strict minimum et les programmes affinés selon les spécificités de chaque organisation.
Tout n’est pas politique en réalité, mais on peut tout politiser. Et si tout est politisé, les problèmes surgissent de partout et de nulle part mettant en péril les acquis. Il est admis que dans tout regroupement le contrôle du pouvoir devient enjeu et les tiraillements s’alimentent aux groupuscules et aux différentes tendances qui les alimentent. C’est naturel ! Mais quand la volonté de contrôle de pouvoir dépasse les limites de l’entendement il y a de quoi se poser des questions.
Il n’est pas rare de rencontrer beaucoup de jeunes désabusés, découragés et amers vis-à-vis de cette lutte qu’ils considèrent comme perdue depuis longtemps à cause de ces querelles de personnes dont l’utilité douteuse rend compte de cette logique d’incertitude dont j’ai parlé un peu plus haut. C’est pourquoi « le mensonge utile » devient la seule arme du possible alors qu’il ne suture pas les points de rupture, il les aggrave. Dès lors il est difficile de continuer à se mentir inutilement et croire que les détracteurs somnolent. Pour peser sur la balance il faut aller uni autour du minimum.
Si l’exil doit aboutir à ces dilemmes, il ya de quoi se poser la question de savoir si tous sont animés de cette volonté de vaincre et d’utiliser la mémoire comme « la première arme » pour se savoir exister dans un monde qui est pensé hostile à toute œuvre allant dans le sens de la réconciliation.
Abderrahmane NGAIDE (Bassel)
Bagneux, décembre 2010
*C'est sur la base de ce texte que Bassel a fait une présentation orale libre de son intervention à Mantes la Jolie le 5 decembre 2010 lors de la journée de deuil organisée par l'AVOMM.
L’exil comme un événement fondateur
L’exil est une aventure. Il peut procéder d’un choix individuel dicté par les « événements » vécus de l’intérieur. C’est le cas de beaucoup d’entre nous. Il peut être forcé sous l’injonction de l’administration. Ce fut le cas de milliers de personnes déportés en 1989 soit au Sénégal soit au Mali. Cet événement marque le début de quelque chose, de cette chose difficile à nommer, mais qu’il faut obligatoirement désigner afin de lui donner sa carte d’identité : c’est l’errance. La projection dans le temps à vivre devient une véritable énigme qui torture l’esprit, décourage, anéantit les efforts de réflexion au point qu’il peut nous faire céder devant l’adversité. C’est donc un événement extrêmement douloureux qui alimente la haine contre celui qui est responsable de notre subite errance. Impossible, à ce moment précis de discerner le réel tellement nous sommes habités par cette chose immonde : comment notre semblable a pu décider de manière délibérée de nier notre humanité ? Comment a-t-il pensé, à défaut de nous éliminer, de nous déclarer « incivique » et nous arracher de notre terre ? Ces questions existentielles nous rendent plus malade car notre situation semble insoluble sans le temps long d’une existence devenue oiseuse. C’est vous dire tout simplement que cet événement marque de manière indélébile les premiers jours, les premières années au point qu’effacer les stigmates de la violence subies restent impossible malgré le temps. En effet, le temps a tendance d’ailleurs à raffermir le témoignage de ces stigmates. Le temps de notre exil se prolonge encore et se prolongera peut être. Mais, les éléments structurants de notre mémoire ne peuvent être entamés par ce temps long. Ils participent, certainement, à la permanence du souvenir que nous en avons. C’est tant mieux car fêter un deuil ne signifie point un moment simple de recueillement sur les dépouilles des martyrs mais une réflexion profonde sur notre propre aventure dans la vie et nos capacités à tirer les leçons nécessaires pour que jamais pareille tragédie ne nous surprenne. Voilà ce que la mémoire doit retenir d’une tragédie vécue.
En définitive l’exil est le moment d’une reconstruction de la mémoire perdue. C’est un événement fondateur de la dispersion. Il l’unifie en quelque sorte malgré les apparences, les dérives verbales et les dispersions. Dès lors comment appréhender l’exil ? Comment réfléchir quand on est en situation d’exil ? Que faire pour que l’exil ne soit pas seulement le simple lieu de la lamentation et du désir de retour ? Depuis plus de vingt ans, nous cherchons vainement des réponses à ces questions simples, dans leur formulation, mais éminemment difficiles.
Leçon d’une épreuve
C’est donc sous la pression de cette longue « épreuve » qu’est l’exil naîtront de nouvelles stratégies et les différentes tactiques déployées pour soit la combattre ou soit mettre en place des mécanismes de sa négociation (Marches, Internet et autres supports modernes qui relayent les informations). Négocier, ici, ne signifie pas s’adonner à un échange comme le ferait un commerçant. Il s’agit plutôt d’une appréhension de la réalité du monde que nous vivons et dans lequel nous cheminons afin de tirer profit de cette dispersion qui est, en réalité, salvatrice. En effet, elle est, si toutes ses dimensions sont saisies, fondamentale car elle permet une véritable ouverture de l’esprit à cause de la confrontation des acteurs avec le nouveau monde qui les entoure et les réalités qui le structurent.
Nous attendons l’avènement de quelque chose qui tarde à venir : ce que je nommerai ici « l’événement-vrai ». Cet « événement-vrai » qui n’est pas encore advenu (qui doit naître de l’exil) doit à mon sens déterminer de nouvelles orientations stratégiques puisées dans l’histoire globale de notre épreuve commune. Tous les Mauritaniens sont d’accord sur la profondeur traumatique de cette épreuve même si les tenants de ce qui est appelé « racisme d’état », « esclavagisme » et cette volonté de perpétuer l’hégémonie d’une communauté sur le reste de la société continuent d’alimenter les controverses par leurs inconséquences ou leur mauvaise foi. « L’événement-vrai » ne peut advenir que quand nous opérerons une rupture avec l’événementiel afin d’inscrire notre démarche dans une compréhension du sens réel et complexe donné aux combats que nous menons.
Pour faire émerger l’événement-vrai, il me semble nécessaire de rompre avec le « temps du discours » qui, à mon avis, a été long. Cela ne signifie point un renoncement aux engagements de départ, mais une réelle volonté d’aller au-delà de la rhétorique de la description, de l’énumération pour sa formalisation en programme.
Nous avons besoin de symboles unificateurs comme fêter à notre manière le 28 novembre. Mais il est symptomatique de voir comment ce 28 novembre est fêté à l’extérieur. Cette relecture de l’histoire s’opère dans un creux révélateur d’un malaise interne qui mérité attention. Comment expliquer cette dispersion ? Il s’agit d’une « tragédie » commune. Elle aurait du faire taire les dysfonctionnements liés aux égos organisationnels afin d’être saisie dans sa valeur symbolique. Mais cet événement est comme déchiqueté car chaque mouvement tente de se légitimer en fêtant à sa manière, avec ses militants et affidés une journée commune. Que reste-t-il de cet événement que chacun s’accapare comme s’il avait un « appartenant » ? Si le souhait est de redonner à ce moment sa charge douloureuse, il aurait fallu dépasser les égoïsmes commémoratifs et fédérer les différences. Une mémoire déchiquetée n’aura aucun impact sur ceux pour lesquels le message du refus est adressé. J’avoue qu’il m’est difficile de comprendre cette attitude qui dénote un manque criard de maturité dans le combat. Chacun semble vouloir dire à qui veut l’entendre que je mobilise mieux et que je suis le porteur légitime de la lutte qu’une masse devenue informe porte. Si le trauma tant chanté n’unit pas, il m’est difficile de comprendre le sens réel assigné au combat qui est au soubassement de cette immolation d’un autre genre.
« La rage de l’orgueil » doit céder la place à la réflexion. Si le bilan des cinquante ans de la Mauritanie n’est pas reluisant celui de la lutte lui emprunte son habit. Et c’est bien dommage ! Si la Mauritanie en tant qu’état est mis au pilori, il me semble aussi judicieux de procéder, sans fioriture, au bilan réel de la lutte et des divergences qui l’enlise encore plus. Parce que tout simplement un peuple qui se complait à faire le bilan des « autres » sans faire sa propre autocritique va à sa perte programmée. Il est temps de réfléchir encore une fois aux assises de la diaspora afin de faire émerger le minimum d’unité possible pour le salut de l’ensemble. Tout en sachant qu’une unité organique n’est pas obligatoire voire même pas souhaitable. La multiplicité des tribunes n’est pas un problème en soi ; ce qui est problématique ce sont ces divergences qui tiennent sur un fil aussi léger que les ressentiments personnalisés. La cause d’un peuple ne peut être sacrifiée sur l’autel des humeurs des uns et des autres. Ceci me semble problématique car la Mauritanie, malgré tout, avance vers autre chose. Et pour ne pas être surpris par les événements, il est urgent de se ressaisir pendant qu’il est temps. Aucun héroïsme et aucune gloire ne sont demandés à quiconque. On lutte parce que c’est de notre cause qu’il s’agit et donc il ne faut s’attendre à aucune décoration. Le temps de la fête et des médailles est terminé.
Je pense fermement que le rôle des intellectuels qui arpentent ces différentes structures est convoqué, eux qui pensent pouvoir être au-dessus de la mêlée. Ils doivent (obligatoirement !) se rencontrer malgré leurs divergences de vues et leurs écoles de pensées sinon c’est la relève qui en pâtira. Elle héritera de cette mémoire dispersée et continuera les erreurs du passé et seules les lamentations viendront emplir avec leur écho cette plage de silence. Il va donc falloir reconsidérer ces dilemmes, réécrire cette mémoire et rendre au discours son expression.
Les modalités d’une rupture : redynamiser le discours
Dès lors, l’une des pistes de réflexion doit faire prévaloir une rencontre, des rencontres, des discussions, des disputes, des querelles de procédures et enfin un compromis consigné dans une plateforme consensuel. Mais à quoi assistons-nous ? Sans exagération de ma part, il me semble que nous vivons aujourd’hui dans ce qui pourrait être désigné par la périphrase de « logiques collectives de l’incertitude » alimentées à la diversité des opinions, de la multiplication des tribunes et de ce « mensonge utile » qui gouverne les discours des uns comme des autres. Il me semble, sans aller dans le sens de la provocation inutile, que nous sommes entrés dans cette logique qui ne signifie point un abandon de la lutte ou d’une lassitude quelconque mais de sa nécessaire révision à cause des événements qui s’empilent et dont les trajectoires sont souvent divergentes voire contradictoires (criminalisation de l’esclavage, retour des réfugiés, journées de concertation, le retour des militaires au pouvoir, la prière de Kaédi, l’apparition des kamikazes d’AQMI et surtout la complexité de l’évolution socioculturelle de la Mauritanie dans son ensemble). Tous ces événements majeurs viennent s’agréger à une réalité sociopolitique compliquée qui doit nous obliger à sortir du « discours redondant de la victimologie ». Puisque tout simplement chaque communauté met en avant son malaise social, ses revendications et ses voies pour « sauver sa peau » et négocier son devenir dans un pays devenu complexe. Pour cela, il faut « déplorétariser » nos discours.
En effet, j’ai comme l’impression que nous avons longtemps prolétarisé la lutte en l’empêchant (étouffant) de s’élever au-delà de la revendication corporatiste soutenue par un discours volontariste et surtout culturaliste qui a prouvé ses limites. Cette attitude a été me semble-t-il peu payante, même si les impacts encore peu évalués de la lutte sont réels. Il est urgent de relire les pages du livre de la lutte en lui redonnant ses vrais mots et surtout en rendant ses derniers plus intelligibles qu’ils ne le sont aujourd’hui pour reconstruire un discours vivant, dynamique et plus rassembleur. Je reste convaincu, comme beaucoup d’ailleurs, que dans le vocabulaire, la lutte à choisi le « trauma » (c’est normal) comme site de mobilisation et comme grammaire justificative de son mot d’ordre. Tout cela est compréhensible et acceptable mais je doute fort, aujourd’hui, de son efficacité à cause de beaucoup de facteurs que beaucoup d’entre nous négligent : entre autres la complexification de la sociologie de nos villes et l’émergence de nouvelles relations nées de la situation conflictuelle. Donc, en prolétarisant le discours à outrance nous avons rendu à la répétition son inefficacité et son « c’est du déjà entendu ». Sa substance mobilisatrice s’est érodée. Puisque tout simplement, à la fin, le discours devient lassant car figé et emprisonné dans des mots devenus peu évocateurs ; noyés qu’ils sont dans l’accélération des événements. Alors que notre monde demande une dynamique alimentée à un renouvellement continuel de sa rhétorique et de ses moyens de persuasion.
Nous avons toutes les ressources nécessaires pour mobiliser tout le temps et remobiliser pour toujours. Les potentialités ne manquent point. Il suffit d’un petit sacrifice sur soi pour rassembler les intelligences et ouvrir un nouveau champ pour faire un constat judicieux et non complaisant afin de redémarrer en fonction de l’évolution de nos mentalités. Ce sacrifice est indispensable car la relève s’impose maintenant qu’une génération est en train de prendre l’âge et que l’essentiel de ceux qui furent les fers de lance de la lutte se sont dispersés. Ce champ qui doit être ouvert mérite une attention particulière car il doit changer de vocabulaire afin d’épouser les soucis des héritiers de la lutte et des réalités avec lesquelles ils doivent exercer « leur métier » de porteurs du message. Même à l’intérieur du pays nous avons besoin d’un renouvellement de la classe politique. L’exemple qui me vient à l’esprit est la stratégie et le cadre de déploiement de IRA de Biram Ould Dah Ould Abeid. Il me semble, malgré les critiques que nous pouvons formuler, que IRA est en train de faire un travail qui mérite une attention et un accompagnement sincère et pragmatique. La radicalité de IRA est doublée d’une réelle volonté d’essaimage d’où le mouvement pourra tirer toutes les substances qui vont structurer son prochain discours, sa position sur l’échiquier politico-social et son avenir le plus proche. Le mouvement est né dans un contexte bien favorable et en profite largement et c’est tant mieux. La jeunesse de ses leaders et de ses adhérents est un gage de longévité. Mon seul problème, c’est que cette nouvelle conscience émergente aura la lourde tâche de fédérer les différences actuelles afin d’éliminer ce « mensonge utile » qui n’est plus fonctionnel.
La multiplication de la société civile et celle exilée n’est pas une fatalité en soi, l’essentiel étant qu’elle puisse porter encore le message au-delà des sphères des partis politiques et de l’état. Elle ne pourra relever ce défi qu’en sacrifiant une partie de ce désir de visibilité qui gangrène les hommes. Elle ne doit pas travestir sa mission. Elle doit être, par essence, apolitique. Mais en Mauritanie (et dans la diaspora) la frontière entre le politique et les autres activités est difficile à tracer. Je pense que c’est bien cela qui pose problème. Il faut que les rôles soient clarifiés, les ambitions limitées à leur strict minimum et les programmes affinés selon les spécificités de chaque organisation.
Tout n’est pas politique en réalité, mais on peut tout politiser. Et si tout est politisé, les problèmes surgissent de partout et de nulle part mettant en péril les acquis. Il est admis que dans tout regroupement le contrôle du pouvoir devient enjeu et les tiraillements s’alimentent aux groupuscules et aux différentes tendances qui les alimentent. C’est naturel ! Mais quand la volonté de contrôle de pouvoir dépasse les limites de l’entendement il y a de quoi se poser des questions.
Il n’est pas rare de rencontrer beaucoup de jeunes désabusés, découragés et amers vis-à-vis de cette lutte qu’ils considèrent comme perdue depuis longtemps à cause de ces querelles de personnes dont l’utilité douteuse rend compte de cette logique d’incertitude dont j’ai parlé un peu plus haut. C’est pourquoi « le mensonge utile » devient la seule arme du possible alors qu’il ne suture pas les points de rupture, il les aggrave. Dès lors il est difficile de continuer à se mentir inutilement et croire que les détracteurs somnolent. Pour peser sur la balance il faut aller uni autour du minimum.
Si l’exil doit aboutir à ces dilemmes, il ya de quoi se poser la question de savoir si tous sont animés de cette volonté de vaincre et d’utiliser la mémoire comme « la première arme » pour se savoir exister dans un monde qui est pensé hostile à toute œuvre allant dans le sens de la réconciliation.
Abderrahmane NGAIDE (Bassel)
Bagneux, décembre 2010
*C'est sur la base de ce texte que Bassel a fait une présentation orale libre de son intervention à Mantes la Jolie le 5 decembre 2010 lors de la journée de deuil organisée par l'AVOMM.