Après deux décennies, la presse indépendante n’arrive pas toujours à sortir des… «chantiers battus».
Plus de vingt ans après la parution de «Mauritanie Demain», premier organe indépendant, ce que d’aucuns appellent, pompeusement, le quatrième pouvoir – une appellation contestée, d’ailleurs, par certains professionnels de la communication – souffre encore des mêmes pesanteurs et des mêmes incertitudes qui l’empêchent, comme en ses débuts, de jouer pleinement son rôle.
La vocation de la presse est d’informer et de critiquer, d’une part, l’action des pouvoirs publics ; de contrôler, d’autre part, les agissements de tous les acteurs du développement.
Or, nous en sommes, encore aujourd’hui, à nous débattre dans d’inextricables querelles byzantines entre des journalistes uniquement soucieux de s’accaparer ce que beaucoup d’entre eux considèrent comme une panacée. Malgré quelques timides tentatives de l’organiser, la presse mauritanienne est un perpétuel chantier, impossible à réaliser, battu, courbatu, éreinté par ses architectes... Depuis sa naissance, elle n’aura connu que des bas, malgré le travail de quelques titres qui ont réussi à se forger une audience réelle, au sein d’un public peu enclin à la lecture.
Une véritable confusion
En Mauritanie, la presse fut, longtemps, un simple moyen, parmi les autres, de gagner de l’argent. Le ministère de l’Intérieur délivrait, à tour de bras, les récépissés et cette absence de discernement ressemblait fort à une volonté de discréditer l’institution. On en était arrivé au chiffre de 750 parutions dont à peine dix régulières : symptôme éloquent de la déliquescence avancée du tant vanté «contre-pouvoir ». Les pseudos directeurs de ces publications ne rataient aucune occasion de faire prévaloir leur titre usurpé pour récolter quelques subsides. Chaque matin, les services publics étaient pris d’assaut par une cohorte de «journaleux» en quête d’abonnements souvent dérisoires dont l’octroi faisait l’objet de rudes empoignades, sous les yeux amusés des usagers de l’administration «bienfaitrice». Les déplacements des hauts responsables, notamment celles du président de la république, à l’intérieur du pays, constituaient des moments inespérés, pour ce genre de journalistes, d’aller quémander au nom de la presse. Plusieurs fois, de grands responsables furent, littéralement, séquestrés dans leur bureau par une bande de ces plumitifs, connus dans la profession sous le nom de «peshmergas». Citons le cas d’un ancien président de l’Assemblée Nationale qu’une trentaine d’entre eux surprirent dans l’enceinte du parlement. Pris en otage, le malheureux président fut obligé de verser une «rançon» de 300.000 UM pour recouvrer sa liberté. Pire : l’usage banalisé de la calomnie, de la diffusion rémunérée de fausses informations, l’irrespect généralisé des règles fondamentales de la profession ont fini de ternir l’image, déjà très écornée, de la presse, malgré les appels à l’ordre timidement proférés par le Comité pour le Respect de l’Ethique et de la Déontologie (CRED), aux moyens très limités. Les associations de presse de l’époque, comme l’ANPI (Association Nationale de la Presse Indépendante) ou l’UPPIM (Union des Professionnels de la Presse Indépendante de Mauritanie) dont les objectifs étaient de promouvoir et d’assainir la presse, n’auront été, finalement, que des cadres de tiraillements entre factions, au service de tel ou tel, en d’obscures causes aux desseins inavoués.
Une lueur d’espoir
Paradoxalement, c’est avec l’arrivée au pouvoir, le 3 août 2005, d’un nouveau quarteron de militaires, le Comité Militaire pour la Justice et de la Démocratie (CMJD), qu’une lueur d’espoir commence à poindre. Sous ce régime, dont on pouvait craindre, en dépit de sa désignation, l’exception liberticide, une commission consultative fut chargée de l’élaboration de propositions de textes sur la presse. Ses travaux sont à l’origine de l’ordonnance du 12 juillet 2006, qui définit le régime de la liberté de presse. Elle stipule, clairement, dans ses articles 2 et 3 que : «i[ le droit à l’information et la liberté de la presse, corollaires de la liberté d’expression, sont des droits inaliénables du citoyen. Ces libertés sont exercées conformément aux principes constitutionnels, aux dispositions légales et à la déontologie de la profession. [ …]». ]iTout comme elle rappelle, plus loin, que : «le journaliste a le droit d’accéder aux sources d’information. Le devoir et le droit de protéger ses sources en toute circonstance, sauf dans les cas prévus par la loi pour les besoins de la lutte contre les crimes et délits, en particulier les atteintes à la sûreté de l’Etat et le terrorisme». Grâce à cette ordonnance, la censure a été abrogée et le dépôt légal supprimé. Mais en revanche, ce texte n’a pas pris en compte la principale revendication des journalistes, à savoir la dépénalisation des délits commis par voie de presse, tout en assujettissant ceux-ci à la menace permanente d’emprisonnement, en cas de diffamation. La Haute Autorité de la Presse et de l’Audiovisuel (HAPA), organe de régulation et de mise à niveau de la presse, fondée par le CMJD éprouve encore du mal à assurer rigoureusement sa mission, par attachement à des considérations surannées dont elle ne peut ou ne veut se départir. Cet atermoiement fut notamment perceptible lors du choix des publications candidates à l’aide de l’Etat – mesure centrale dans l’assainissement de la presse – qui souleva un véritable bouclier de contestation, tant furent dévoilés l’amateurisme et l’inexpérience des membres de l’HAPA .
Recul
Avec Sidioca, l’ère des présidents démocratiquement élus commence. Quinze mois plus tard, cependant, la presse attend toujours l’assainissement que les nombreux textes et dispositions lui présageaient. Les publications les plus sérieuses et crédibles continuent à tirer le diable par la queue. Certaines d’entre elles, pour ne pas avoir accepté de se saborder, sont même mises en quarantaine et, du fait de leur détermination à éclairer objectivement l’opinion, ne sont pas en odeur de sainteté en haut lieu. Des journalistes sont, fréquemment, traînés en justice, pour des faits souvent anodins. Le moindre raté d’un de nos pairs peut susciter une violente diatribe de voix officielles contre toute l’institution, hors de toute mesure et de pondération. Etonnant paradoxe. Sous un régime aussi légal, aussi légitime, la presse devrait prospérer. Curieusement, elle marque le pas, si elle ne va pas à reculons. Du point de vue réglementaire, cependant, les choses poursuivent leur petit bonhomme de chemin. Un projet de loi sur l’audiovisuel, assez intéressant selon les professionnels, a été conçu. Si l’assemblée nationale l’a adopté sans problème, le sénat ne l’a pas avalisé, à cause, probablement, des fortes cautions exigées des potentiels opérateurs en ce domaine. Vie ordinaire des démocraties… Sur un plan plus concret, les pouvoirs publics ont enfin débloqué l’aide accordée à la presse. Un montant de moins de cent millions dont cinquante-deux destinés à l’imprimerie. Trente-huit titres sont éligibles pour se partager le reste. Vu la modicité de la subvention, la montagne accouchera-t-elle d’une souris ? Les journalistes s’interrogent…
Des problèmes récurrents
Pourtant, le principal problème de la presse indépendante n’est pas là. Il réside bien plus, et plus généralement, dans son incapacité à se départir de l’improvisation et de la gestion informelle, pour ne pas dire fantaisiste, et à devenir, enfin, une véritable institution, régie par des mécanismes rigoureux, évoluant selon les procédures et normes en vigueur dans la sous-région. À quelques très rares exceptions près, les publications disposent à peine du minimum et fonctionnent, aléatoirement, dans un environnement précaire qui suffit juste à s’informer des colportages et des rumeurs que distillent, quotidiennement, des troubadours à la solde de faiseurs d’opinion auto proclamés. Ceux-ci s’emploient, grâce à des indiscrétions de hauts responsables, à constituer une sorte d’information ruminée, qui ne parvient ainsi à la presse que «vachement mâchée par les veaux». On touche ici au problème, toujours récurrent, de l’accès à l’information. Beaucoup de responsables, marqués par les relents du passé, ne communiquent pas facilement les informations relatives à leur établissement. L’opacité demeure le règle, tout comme la multiplication des intermédiaires gourmands…
La carte de presse, que les journalistes réclament depuis longtemps, devrait formaliser une toute autre circulation de l’info. Pourquoi tant tarder à sa délivrance?
Le manque de moyens crie de tous côtés. Mauvaises ventes, faible demande publicitaire, abonnements insuffisants, ne permettent pas de couvrir les charges d’exploitation. On tourne un peu en rond : l’amateurisme ambiant, entretenu par cette indigence budgétaire, constitue un handicap fondamental à l’éclosion d’une véritable presse, capable de jouer un rôle conséquent dans la bataille du développement. À titre d’exemple, aucun directeur de publication, à l’exception de celui du Calame, n’est un professionnel de la communication, formé à stricte école, même si bien des journalistes de renom, et non des moindres, ont prouvé, à travers le monde, que le talent et le sérieux ne sont, jamais, les privilèges d’un diplôme.
Les journalistes se réorganisent
Face à tous ces défis, la presse indépendante tente de se réorganiser. C’est dans cette volonté qu’un collectif constitué de vingt-trois publications régulières ont fondé, il y a un mois, le Regroupement de la Presse Mauritanienne (RPM), et que d’autres titres ont, de leur côté, mis en place une autre organisation, les Éditeurs de Presse Mauritaniens (EDM). Après vingt ans de déchirements et de querelles byzantines, la presse essaie de sortir la tête de l’eau et d’accorder ses violons afin de pouvoir dire ou écrire (c’est selon) son mot. Déjà, le RPM, dirigé par Ahmed Ould Cheikh, directeur de publication du Calame, est érigé en interlocuteur des pouvoirs publics. Pour preuve, c’est désormais cet organe qui désigne les journalistes invités à couvrir les activités officielles des responsables de l’État.
Un pouvoir ou un contre-pouvoir?
Sur cela, les avis divergent. Pour certains, la presse est un pouvoir, tout comme l’exécutif, le législatif ou le judiciaire. Il est le quatrième pouvoir qui fait et défait les institutions et les hommes. Beaucoup de grands succès et de grands faits de l’histoire n’ont atteint leur dimension que grâce à la presse. À cause d’elle, beaucoup d’échecs ont été enregistrés et de grands complots démantelés. Mais, parce que c’est un pouvoir, certains journalistes n’hésitent pas à en user et à en abuser en seule quête de biens personnels. La presse devient ainsi, selon cette assertion, une opportunité de «se faire une situation» et cesse, de fait, d’être une institution d’utilité publique. Cette vision de la presse explique, peut-être, l’afflux de profanes de tout horizon, de tout âge, de tout sexe et de toute condition, vers un créneau porteur, grâce auquel des fortunes douteuses se sont (se seraient ?) constituées. Pour d’autres, moins calculateurs, voire plus puritains, sinon plus réalistes, la presse n’est autre qu’un contre-pouvoir dont le rôle fondamental est de réguler et de surveiller les agissements des responsables de la chose publique.
Pour se faire, les journalistes doivent travailler avec professionnalisme et faire montre d’une éthique à toute épreuve. Ainsi, l’exemplarité et le désintéressement seraient les principales vertus des journalistes pour contrebalancer valablement l’action des gouvernants. Informer cesserait alors d’être un moyen ou une illusion d’enrichissement pour devenir une vocation en vue d’éclairer objectivement l’opinion et de corriger les éventuelles erreurs de nos dirigeants. Un choix, somme toute, entre le court et le long terme ? On cherchait la panne : on a, peut-être ici, mis le doigt sur sa réparation…
Sneiba El Kory
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Source: LeCalame
(M) avomm