La junte arrivée au pouvoir le 3 août 2005 compte incontestablement un homme fort autour duquel s'est fédéré l'essentiel de l'État-Major mauritanien. Le Colonel Ely Ould Mohamed Vall a 55 ans, il a effectué ses études secondaires en France et sa formation militaire au Maroc, à l'Académie militaire de Meknès. Parallèlement, il obtient une licence en droit. Il revient en Mauritanie en pleine guerre du Sahara occidental, durant laquelle il va diriger quelques postes militaires au nord du pays. Il occupera ensuite, de 1979 à 1984 différents postes de prestige, avant d'être nommé en novembre 1985 Directeur Général de la Sûreté Nationale, fonction qu'il occupait encore lors du putsch du 3 août 2005. Il a rapidement accédé aux plus hautes fonctions et a été, depuis 1985, la personne clé du dispositif de sécurité (à la fois de la police et du renseignement civil) du régime Ould Taya. Connaissant tous les secrets, leaders politiques et personnalités qui comptent en Mauritanie, et plus âgé et connu du grand public que les autres officiers putschistes, son émergence comme homme clé du nouveau régime n'a rien d'étonnant. Le Colonel Vall est réputé proche idéologiquement des mouvements nationalistes arabes.
Présenté tout à tour comme "l'homme des Français" ou "l'homme des Marocains", il a tenu à rassurer les principaux partenaires du pays. Sa relation de parenté avec un autre colonel putschiste et son appartenance à la tribu Ouled Bou Sba ont attiré l'attention de nombreux observateurs. En effet, Mohamed Ould Abdel Aziz, commandant du BASEP, bataillon exclusivement dévoué à la personne du président, est le cousin du colonel Vall et a été le co-inspirateur du putsch; il est désormais la clé de voûte du nouvel appareil sécuritaire, véritable numéro deux du régime. Les Ouled Bou Sba sont une tribu commerçante que l'on trouve aussi bien au sud du Maroc, au Sahara occidental qu'en Mauritanie et au Sénégal. De plus, Ely Ould Mohamed Vall et Mohamed Ould Abdel Aziz faisaient partie, avec l'homme d'affaires Mohamed Ould Bouamatou, PDG de la Bouamatou Société Anonyme, de l'un des plus puissants lobbies ou groupes oligarchiques gravitant autour du chef de l'État.
Une politique qui favoriserait trop ouvertement ce groupe oligarchique risquerait d'hypothéquer l'avenir. En effet, la mainmise prolongée sur l'appareil sécuritaire par les membres d'un même ensemble tribal engendrerait un fort ressentiment au sein de l'institution militaire. Cette concentration serait d'autant plus dangereuse si le chef de l'État favorisait trop ouvertement le groupe BSA dans les appels d'offres nationaux. Alors, les risques d'un second coup d'État ne pourraient être écartés. Le nouveau régime a immédiatement affirmé qu'il entendait mettre en place les "conditions favorables d'un jeu démocratique ouvert et transparent sur lequel la société civile et les acteurs politiques auront à se prononcer librement". Plus précisément, les putschistes se sont engagés à la révision de la Constitution (en particulier de l'article 104, grave limitation de la démocratie57) qui sera soumise à référendum, à la limitation du nombre de mandats présidentiels, à l'organisation d'élections transparentes garantie par la présence l'observateurs étrangers et la mise en place d'une Commission électorale nationale indépendante. Enfin, Ely Ould Mohamed Vall a déclaré que les membres du CMJD et du gouvernement de transition ne pourraient à l'avenir se présenter à aucune élection.
Ces engagements, qui procèdent évidemment d'une volonté d'ouverture étroitement liée à une quête de légitimation du putsch, reprennent certaines promesses des putschistes de 1978 (démocratie, lutte contre la corruption, association de la société civile à la vie politique…) mais également des demandes explicites et réitérées de l'opposition et des ONG de droits de l'homme limitation du nombre de mandats présidentiels, abrogation de l'article 104 de la constitution). Evidemment, ces promesses ne sont encore que des promesses et les Mauritaniens n'ont pas oublié le discours d'Ould Taya, en 1984, qui déclarait vouloir lutter contre le tribalisme, qu'il utilisera pourtant plus que quiconque. De plus, la période qui s'ouvre risque d'être marquée par une instabilité qui pourrait conduire à un durcissement ultérieur du pouvoir.
Synthèse :
le 3 août 2005, une junte menée par Ely Ould Mohamed Vall, Directeur Général de la Sûreté Nationale, et Mohamed Ould Abdel Aziz, Commandant du Bataillon de la Sécurité Présidentielle, s'est emparé du pouvoir en République Islamique de Mauritanie. Ce coup d'État, qui répond à l'impopularité croissante et au manque de légitimité du régime déchu, représente une rupture avec le passé mais comporte également d'importants signes de continuité de méthode et de personnalités. Les nouveaux dirigeants devront démontrer que les changements l'emportent sur le statu quo et qu'ils respectent l'état de droit. La communauté internationale, qui a rapidement accepté le gouvernement après des objections de pure forme concernant la manière dont le changement avait eu lieu, devra les pousser à tenir leurs engagements, en particulier sur la question et le calendrier de la transition démocratique.
Les dirigeants du Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie (CMJD) ont justifié leur acte par la volonté "de mettre fin aux pratiques totalitaires du régime" qui ont "engendré une dérive dangereuse pour l'avenir du pays" et se sont engagés à "créer les conditions favorables d'un jeu démocratique ouvert et transparent sur lequel la société civile et les acteurs politiques auront à se prononcer librement". Toutefois, certaines contradictions pourraient freiner ces volontés affichées.
Les Mauritaniens désirent rompre avec la concentration des postes autour de quelques ensembles tribaux, qui avait atteint un niveau inédit sous le régime Ould Taya. Cependant, le nouvel homme fort et certains de ces collègues putschistes sont des piliers de l'ancien pouvoir et désireront assurément tourner la page plutôt que de l'examiner et de réparer les injustices et enquêter sur les pratiques du régime déchu. Qu'Ould Mohamed Vall et Ould Abdel Aziz appartiennent au même ensemble tribal lequel était très favorisé sous l'ancien régime - oblige à s'interroger sur la volonté de rupture avec le mode de gestion clientéliste et pourrait porter les germes de tensions prochaines.
Les autorités de transition se sont engagées à un retour à des institutions légitimes dans des délais raisonnables: Référendum constitutionnel le 26 juin 2006, élections municipales et législatives le 19 novembre 2006, élections sénatoriales et présidentielles le 11 mars 2007. Durant ses premiers mois de ce nouveau pouvoir, l'évolution a été favorable. Les autorités consultent régulièrement les partis politiques. Le calendrier électoral n'est ni trop court (ce qui empêcherait les partis politiques de s'organiser) ni trop long. Le pouvoir a rapidement mis en place une commission électorale (CENI) dont l'indépendance n'est pas contestée. Néanmoins, certaines mesures demeurent essentielles:
.. Jusqu'à l'installation d'un parlement élu, le gouvernement doit mettre en place, comme le réclament les partis politiques, un cadre de concertation régulier entre le pouvoir et les principaux partis politiques et éviter les décisions unilatérales. De même, la commission électorale doit concerter plus systématiquement avec les partis, ce qui aurait été souhaitable lors de l'installation de ses commissions régionales et départementales. Les autorités vont devoir lutter contre la corruption endémique et l'extrême concentration des richesses entre quelques groupes oligarchiques dont les attaches sont à la fois économiques, politiques et sécuritaires. La rivalité entre ces groupes sera certainement attisée avec l'arrivée des revenus liés à l'exploitation pétrolière. Le régime a déjà pris quelques mesures contre la corruption (création de l'Inspection Générale de l'État, ratifications de conventions internationales, enquête sur l'ancien ministre du pétrole). Mais il devra poser les jalons d'un respect des lois encadrant les attributions de marchés publics, remettre en cause le monopole d'importation et/ou de distribution de certains produits par des groupes privés, et lutter plus systématiquement contre les trafics, notamment de cigarettes, dans les confins nord du pays, qui entretiennent un grand banditisme armé. De manière plus générale, il devra également encourager l'établissement d'un état de droit. Evidemment, le pouvoir ne peut mener à bien toutes ces réformes profondes et délicates dans le temps limité de la transition, mais il doit tout du moins, en étroite concertation avec les forces politiques, engager le pays dans ce sens. Le pouvoir de transition, dont le numéro un et le numéro deux sont apparentés à l'un des groupes oligarchiques, devra en particulier éviter tout favoritisme. Le gouvernement ne possède ni la légitimité ni l'autorité nécessaires pour enquêter ou juger les exactions du régime passé, mais il devra apaiser les tensions ethniques. Les discours parfois ambigus des nouveaux dirigeants vis à vis de l'expulsion de près de 100,000 négro-africains vers le Sénégal et le Mali en 1989-1991 reprend trop souvent le discours officiel de la période Taya. Certaines communautés touchées par ces évènements attendent, à défaut de réparation, au moins une reconnaissance de leurs préjudices et de leurs souffrances.
La communauté internationale devra, pendant cette période de fragilité institutionnelle, contribuer à la stabilité du pays en maintenant les coopérations en cours et les programmes d'aide. Elle devra appuyer les efforts pour une transition réussie, notamment en renforçant l'indépendance de la commission électorale par une aide matérielle et technique. Surtout, elle doit clairement exiger le respect par le nouveau pouvoir de ses engagements. Un coup d'État est un précédent inquiétant, surtout dans une région qui en a trop connus. Le passage dans des délais acceptables à la démocratie et l'état de droit est de l'intérêt de tous.
CONCLUSION :
Le putsch du 3 août 2005 s'explique par la conjugaison de plusieurs facteurs, aux temporalités différentes: un régime finissant particulièrement impopulaire, tant pour ses atteintes répétées aux droits de l'homme que pour sa corruption, l'inéquitable distribution des richesses ainsi que sa coopération avec les États-Unis et Israël; une lutte des groupes oligarchiques proches du pouvoir de plus en plus difficilement arbitrée par Ould Taya et qui s'exacerbait avec les enjeux pétroliers; la paupérisation de l'armée au détriment de quelques unités d'élites proches du président, qui avait provoqué une vraie fracture au sein de l'appareilmilitaire, comme l'a prouvé la tentative de putsch de juin 2003, initiée par des officiers exclus de l'armée ou appartenant à des unités peu favorisées par le régime. L'attaque de Lemgheity, vu les zones de mystères qui l'entourent, a exacerbé le climat d'insécurité et de tension extrême (tentatives de coup d'État, arrestations d'hommes politiques et des islamistes, menace des Cavaliers du Changement) qui s'est progressivement installé durant les dernières années du régime Ould Taya. Face à une situation politique bloquée, où le président était particulièrement sourd aux voix discordantes, y compris dans son propre camp, ce coup d'État d'août 2003, sans effusion de sang, a permis d'apaiser les tensions et les fractures de la société. Mais il a également, pour l'instant, permis d'éviter des changements plus profonds tel que la remise en cause des intérêts de certains groupes oligarchiques.
Le pouvoir de transition aura évidemment intérêt, pour se crédibiliser et légitimer son action, à ne pas ignorer les dossiers essentiels, comme par exemple la question des réfugiés et l'extrême concentration des richesses entre les mains des groupes oligarchiques. Il a déjà pris un certain nombre de décisions, opéré des nominations, et mis en place un calendrier électoral qui suggèrent le sérieux de sa volonté d'instaurer la démocratie et de rompre avec certaines habitudes du pouvoir passé (absence de dialogue avec la société civile / corruptionendémique / nomination selon des critères non méritocratiques). Néanmoins, le pouvoir de transition devra associer davantage, dans un cadre de négociation soutenu, les partis politiques à la mise en place de la démocratie. Quant à la communauté internationale, gênée par un putsch qui crée un inconfortable précédent, mais conscient de l'amélioration potentielle qu'il représente, il doit désormais veiller avec vigilance au respect des engagements des autorités de transitions, mettant l'accent sur le calendrier électoral et sur la non-participation des auteurs du putsch à toute élection à venir. Il en va de la crédibilité même de l'engagement à soutenir la démocratie et à refuser, en principe, tout coup d'État militaire.
La communauté internationale doit aussi soutenir plus vigoureusement le processus de transition démocratique, en particulier en aidant (formation, financement, don de matériel) la CENI, garante de la transparence des futures élections et du travail préalable à l'organisation de ces élections (recensement électoral et mises à jour des listes électorales).Surtout, le nouveau pouvoir devra montrer qu'il n'est pas la prolongation de l'ancien système affublé d'un nouveau masque. La période qui s'ouvre, même si le nouvel homme fort semble contrôler les leviers du pouvoir, sera à l'évidence délicate sinon périlleuse et marquée par l'instabilité d'une inévitable recomposition politique. Cette fragilité ne saurait justifier l'atermoiement d'actes et de symboles très attendus par la société mauritanienne.
Note: Group CRISIS
Le Caire/Bruxelles, 24 avril 2006© Copyright www.pointschauds.info
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