Venus d'Afrique, d'Asie ou d'ailleurs, d'innombrables soldats étrangers ou indigènes de l'empire colonial ont servi la France lors des deux guerres mondiales. Cette année, la République a choisi de rendre hommage aux 80 pays ayant participé à la Première Guerre mondiale en conviant des représentants de tous ces contingents à participer aux cérémonies du 14-Juillet.
De leur côté, l'historien Pascal Blanchard et le réalisateur Rachid Bouchareb signent une collection intitulée "Frères d'armes" : une cinquantaine de portraits de ces personnages, célèbres ou inconnus, qui ont combattu pour la France depuis un siècle – diffusés tous les vendredis, à 22h40 sur France 3.
"Le Nouvel Observateur" s'associe à cette démarche et ressuscite ce passé oublié en vous racontant des histoires méconnues de ces combattants étrangers, enfouies dans notre mémoire nationale.
Il est grand, il est noir, il est fort, et, sous sa chéchia rouge, il sourit de toutes ses dents blanches ; il est le brave indigène venu des lointaines colonies d'Afrique pour aider sa "mère patrie", la France. Ca, c'est le tirailleur sénégalais des affiches de la propagande de guerre. La réalité historique est moins glorieuse.
L'idée de recourir aux colonies pour pallier la faiblesse de la démographie de la métropole a été théorisée dès 1910, par Charles Mangin, un officier de l'armée coloniale, qui en fait la thèse d'un best-seller, "la Force noire". Mais elle ne s'impose qu'après les premières grandes saignées des débuts du conflit. En 1915, l'état-major se décide à puiser dans cette réserve qui semble infinie, et dont personne ne doute qu'elle répondra à l'appel avec enthousiasme.
Les indigènes sont révoltés
Le point de vue des populations concernées n'est pas tout à fait le même. Les indigènes sont déjà révoltés contre le travail forcé auquel les soumet la loi des Blancs. Lequel d'entre eux serait assez fou pour donner sa vie pour eux, dans un pays qu'il ne connaît pas, face à un ennemi dont il ne sait rien ? Selon les historiens (1), tous les moyens d'échapper au recrutement sont mis en oeuvre. Les fuites vers les colonies voisines anglaises ou portugaises sont massives, et les Français doivent faire face à des révoltes d'ampleur. La répression se fait au canon et à la mitrailleuse. Une fois l'ordre rétabli, comme on disait alors, le recrutement "volontaire" s'opère. Il arrive, nous dit le "Dictionnaire de la France coloniale" (Flammarion) qu'il se fasse "au lasso".
Débarqués en France, formés à la hâte, les soldats des contingents coloniaux découvrent l'enfer auquel ils sont destinés. La guerre elle-même, mais aussi le changement de climat, le froid, l'angoisse du déracinement ou les maladies inconnues font des ravages. L'hécatombe la plus terrible survient au printemps 1917, au Chemin des Dames. A la Chambre, un homme s'insurge de voir ainsi les soldats noirs servir de "chair à canon".
L'égalité au combat, pas l'égalité civique
Il s'appelle Blaise Diagne. Il est noir lui-même. Elu au printemps 1914 dans une des quatre communes du Sénégal qui, au nom d'un vieux statut, peuvent envoyer des représentants à Paris, il est aussi le premier député français d'origine africaine. Clemenceau, devenu président du Conseil, fin 1917, s'en fait un allié. Il le nomme haut commissaire au recrutement, et l'envoie en Afrique.
Voir débarquer un Noir avec toute la pompe d'un ayant rang de ministre est une horreur pour les colons et une réussite auprès des populations. Diagne met en scène sa mission, multiplie les discours éblouissants et les promesses de beaux uniformes ou de bonne paie, et réussit enfin à rallier les masses. Au total, 134.000 soldats (sur 550.000 combattants ou travailleurs de l'empire dans son ensemble) sont venus des colonies d'Afrique noire pour combattre en France. Diagne leur a aussi promis que l'égalité au combat aboutirait forcément à l'égalité civique. Cette promesse-là ne sera jamais tenue.
(1)"L'Empire triomphant (tome l)", par Gilbert Comte, Editions Denoël. "L'Afrique dans l'engrenage de la Grande Guerre", par Marc Michel, Editions Karthala.
La France coloniale adore ses beaux soldats de l'empire. Elle aime aussi qu'ils restent à la place qui leur revient dans la hiérarchie, tout en bas. Dans l'armée de la Première Guerre mondiale, seuls six Noirs sont officiers. Et deux petites centaines de Maghrébins à peine sont sous-officiers ou officiers, mais toujours subalternes. Parmi eux, deux destins croisés disent les ambiguïtés de cette histoire.
Le premier porte le beau nom d'émir Khaled (1875-1936). Il est capitaine des spahis. C'est surtout une recrue rêvée pour l'armée française : son grand-père était l'illustre Abd el-Kader, le rebelle magnifique qui avait lutté contre les Français au moment de la conquête du pays, dans les années 1830-1840. Né à Damas, où était mort son aïeul, Khaled opte clairement pour la France. Eduqué à l'école française, il fait Saint- Cyr, et n'hésite pas à se réengager, quand sonne le tocsin de la guerre contre l'Allemagne.
Double obscur
Dans leur série "Frères d'armes", Pascal Blanchard et Rachid Bouchareb en dressent un portrait passionnant. Son double, obscur, n'est pas moins fascinant. A l'origine, le lieutenant Boukabouya est lui aussi un "indigène d'Algérie". Instituteur de métier, il se met lui aussi, dès 1914 au service de la France. En 1915, le capitaine de son régiment meurt au combat. L'officier indigène estime, à raison, que le grade lui revient. L'état-major préfère donner le galon à un officier moins ancien... mais plus "français". Ecoeuré, Boukabouya déserte avec une partie de ses hommes et va se mettre au service des Allemands qui sont alliés aux Ottomans.
Depuis le début de la guerre, grâce au sultan calife commandeur des croyants qui règne à Istanbul, les Allemands rêvent d'utiliser l'arme religieuse pour retourner les nombreux musulmans vivant dans les empires français, anglais, ou russe. Le lieutenant sert cette propagande. Il est envoyé dans les camps de prisonniers pour propager cette bonne parole auprès des détenus maghrébins, rédige un opuscule dénonçant la façon dont est traité l'islam dans l'armée et s'engage dans les rangs ottomans.
Sujets de seconde zone
De son côté, atteint de tuberculose, l'émir Khaled abandonne le front en 1916. Dès le lendemain de l'armistice, il se décide lui aussi à ruer dans le brancard colonial. Il veut en finir avec le système de l'indigénat, ces musulmans transformés en sujets de seconde zone sur leur propre terre, et rêve de citoyenneté pour tous. Il va même, nous dit le dictionnaire "l'Algérie et la France" (Bouquins, Robert Lafont) jusqu'à réclamer secrètement au président Wilson le droit du peuple d'Algérie à disposer de lui-même. L'Américain n'est-il pas en train de l'accorder aux Tchèques comme aux Polonais.
Pour Paris, l'affront est intolérable. Khaled est expulsé. En 1926, ce soldat qui a porté haut les couleurs de l'armée française pendant la Première Guerre mondiale est contraint de retourner en Syrie, où il est né.
La guerre est mondiale, elle concerne aussi l'Extrême-Orient. Dès l'été 1914, sans tergiverser, le Japon, qui rêve de mettre la main sur les provinces chinoises contrôlées par les Allemands, entre dans le conflit aux côtés de l'Entente. La Chine hésite longtemps. Dépecé au XIXe siècle par les Occidentaux, le vieil Empire est, depuis 1912, une jeune République instable et fragile. Elle n'entre en guerre qu'en août 1917, et finit par choisir le côté allié après avoir longtemps hésité.
Un accord conclu avec les Anglais prévoit toutefois que le pays du Milieu n'enverra en Europe que des travailleurs. Fuyant l'atroce misère qui sévit dans leur pays, les coolies s'engagent en masse. Ils connaîtront une misère plus dure encore. Après des mois de voyage entassés dans des cales de bateaux, ils débarquent à Boulogne-sur-Mer et se retrouvent parqués dans des camps dans la Somme. Dans les usines de l'arrière ou aux abords du front, le travail est harassant. La paie est maigre. Et le bonheur inexistant : leur contrat ne prévoit qu'un seul jour de réjouissance dans l'année, le seul Nouvel An chinois.
Fauchées par la grippe espagnole de 1918-1919 qui fait des ravages dans ces troupes mal logées et mal nourries, des centaines d'entre eux ne reverront jamais leur terre natale. Ils reposent toujours dans le cimetière chinois de Noyelles-sur-Mer, petit village de la région d'Abbeville, à l'orée de la baie de Somme.
Les 100.000 Polonais de l'Armée bleue
Depuis la fin du XVIIIe siècle, la Pologne n'existe plus. Elle a été partagée entre ses trois voisins, la Prusse, l'Autriche, la Russie. Pour les Polonais, le conflit de 14-18 est donc d'abord une guerre fratricide : 1,2 million d'entre eux se retrouvent dans l'armée du tsar, à lutter contre les 800.000 qui servent le Kaiser et les 200.000 de l'empereur François-Joseph.
Depuis le XIXe siècle, nombre de Polonais ont trouvé refuge en France. Ils veulent se battre, eux aussi. Comment le leur permettre alors que la France est l'alliée du tsar, mortel ennemi de la Pologne ? Une première vague, en 1914, ne peut entrer que dans la Légion étrangère. Il faut attendre la chute de Nicolas II, emporté par la révolution de février 1917, pour que l'idée d'une véritable armée polonaise servant sur le sol français prenne corps.
Un chef légendaire
Elle se constitue peu à peu à l'été 1917, grâce à des Polonais vivant en France, à d'autres venus des Etats-Unis, à des prisonniers des armées austro-allemandes qui acceptent de changer de drapeau, et même à une poignée de Polonais venus... du Brésil ! Ces soldats parlent polonais, reçoivent des ordres en polonais, sont coiffés de la czapka, casquette carrée caractéristique, mais dépendent de l'état-major français et portent l'uniforme bleu horizon, d'où le nom de leur corps : l'Armée bleue.
Elle se dote d'un chef légendaire, Józef Haller (1873-1960), qui, comme Pilsudski, le futur libérateur de la Pologne, a d'abord servi dans l'armée austro-hongroise. Il la déserte pour combattre les Allemands en Ukraine au début de 1918, leur échappe par miracle, se retrouve à Moscou, puis via Mourmansk arrive en France, à l'été 1918, pour prendre le commandement de sa brigade polonaise. Elle comptera près de 100.000 hommes.
La victoire des Alliés amène la renaissance de sa chère Pologne. Il y fait un retour triomphal avec ses troupes en 1919... et reprend aussitôt le combat, cette fois contre les bolcheviques, qui menacent Varsovie. Pour aider le jeune Etat, la France dépêche une mission d'officiers, parmi lesquels un certain capitaine... de Gaulle.
Les soldats noirs massacrés de 1940
Chacun a en tête les longues cohortes de prisonniers français hagards, emmenés vers l'Allemagne sitôt après l'effondrement de juin 1940. Certains vaincus n'eurent pas la chance de connaître ce sort, pourtant sinistre. A Airaines, dans la Somme, à Erquinvillers, dans l'Oise, à Chasselay à côté de Lyon, quand les Allemands vainqueurs tombent sur des régiments composés de soldats noirs, ils les massacrent sur place.
Déjà, durant la Première Guerre mondiale, la propagande allemande était scandalisée qu'une nation se prétendant "civilisée" comme la France fasse appel à des "sauvages", en l'occurrence les troupes coloniales, pour combattre des Européens. La haine des Allemands redouble quand les Français, juste après la guerre, font occuper la Rhénanie par des tirailleurs. Des histoires, inventées, de viols de femmes allemandes par des Africains sont montées en épingle par l'extrême droite, et Hitler lui-même en parle dans "Mein Kampf". C'est la "honte noire" (2), "die schwarze Schande", et c'est elle que les vainqueurs de 1940 veulent laver dans le sang.
Il se nomme Jean Moulin…
Ici et là, les officiers, blancs ou noirs, qui veulent défendre leurs hommes sont exécutés d'une balle dans la nuque. En Eure-et-Loir, un jeune préfet est arrêté et molesté par la Wehrmacht parce qu'il refuse d'imputer à des soldats africains des exactions qu'ils n'ont pas commises. Il en est si heurté qu'il tente de se suicider. Il se nomme Jean Moulin et vient d'accomplir son premier acte de Résistance. Durant ce mois de juin 1940, 3.000 tirailleurs auraient été ainsi exécutés sauvagement. Les 80.000 qui sont fait prisonniers ont droit à un traitement à part.
Les Allemands refusent de les interner en Allemagne, dont ils pourraient "souiller" le sol sacré. On les enferme dans des "Frontstalags", des camps situés en France. A partir de 1942-1943, ils y seront gardés par des soldats français.
(2) Etudiée par Jean-Yves Le Naour : "la Honte noire", Hachette littératures.
Ces Allemands qui ont libéré la France
Qui se souvient qu'il y avait, parmi les héros qui contribuèrent à la libération de la France à l'été 1944... des Allemands ? Deux historiens, Eveline et Yvan Brès, ont écrit l'histoire de l'un d'entre eux et de ses compagnons (3), héros méconnus.
Otto Kühne (1893-1955) est un député communiste du Reichstag, obligé de fuir son pays à l'arrivée de Hitler au pouvoir. Il s'exile au Danemark, puis en Norvège. Comme de nombreux communistes, il participe aux brigades internationales, puis, après la victoire de Franco, échoue dans les camps de réfugiés espagnols en France. Quand ils occupent le pays, en 1940, les Allemands recherchent les nombreux opposants au nazisme qui y avaient trouvé asile. Par miracle, Kühne réussit à passer à travers les mailles du filet et on le retrouve, au début de l'Occupation, affecté au travail forestier, dans des camps de travail mis en place par Vichy en Lozère.
La vie des maquis
Fin 1943, il est dans les Cévennes, membre dirigeant de la brigade Montaigne, un groupe d'une cinquantaine de maquisards, presque tous allemands. Ils sont installés dans des fermes isolées et soutenus par une large partie de la population de ses villages protestants, où l'on se souvient sans doute que l'Allemagne fut, au temps des persécutions, une terre de refuge. Ils vivent la vie des maquis, avec les coups de main, les attaques, les morts et la victoire finale, qui est aussi la leur.
Kühne, avec ses soldats allemands, est à Nîmes, au moment de la libération de la ville. L'homme qui hisse à nouveau le drapeau tricolore sur la mairie est un sarrois. Les SS qui cherchent à fuir sont français.
(3)"Un maquis d'antifascistes allemands en France (1942-1944)". Nouvelles Presses du Languedoc.
François Reynaert
Le Nouvel Observateur
De leur côté, l'historien Pascal Blanchard et le réalisateur Rachid Bouchareb signent une collection intitulée "Frères d'armes" : une cinquantaine de portraits de ces personnages, célèbres ou inconnus, qui ont combattu pour la France depuis un siècle – diffusés tous les vendredis, à 22h40 sur France 3.
"Le Nouvel Observateur" s'associe à cette démarche et ressuscite ce passé oublié en vous racontant des histoires méconnues de ces combattants étrangers, enfouies dans notre mémoire nationale.
Il est grand, il est noir, il est fort, et, sous sa chéchia rouge, il sourit de toutes ses dents blanches ; il est le brave indigène venu des lointaines colonies d'Afrique pour aider sa "mère patrie", la France. Ca, c'est le tirailleur sénégalais des affiches de la propagande de guerre. La réalité historique est moins glorieuse.
L'idée de recourir aux colonies pour pallier la faiblesse de la démographie de la métropole a été théorisée dès 1910, par Charles Mangin, un officier de l'armée coloniale, qui en fait la thèse d'un best-seller, "la Force noire". Mais elle ne s'impose qu'après les premières grandes saignées des débuts du conflit. En 1915, l'état-major se décide à puiser dans cette réserve qui semble infinie, et dont personne ne doute qu'elle répondra à l'appel avec enthousiasme.
Les indigènes sont révoltés
Le point de vue des populations concernées n'est pas tout à fait le même. Les indigènes sont déjà révoltés contre le travail forcé auquel les soumet la loi des Blancs. Lequel d'entre eux serait assez fou pour donner sa vie pour eux, dans un pays qu'il ne connaît pas, face à un ennemi dont il ne sait rien ? Selon les historiens (1), tous les moyens d'échapper au recrutement sont mis en oeuvre. Les fuites vers les colonies voisines anglaises ou portugaises sont massives, et les Français doivent faire face à des révoltes d'ampleur. La répression se fait au canon et à la mitrailleuse. Une fois l'ordre rétabli, comme on disait alors, le recrutement "volontaire" s'opère. Il arrive, nous dit le "Dictionnaire de la France coloniale" (Flammarion) qu'il se fasse "au lasso".
Débarqués en France, formés à la hâte, les soldats des contingents coloniaux découvrent l'enfer auquel ils sont destinés. La guerre elle-même, mais aussi le changement de climat, le froid, l'angoisse du déracinement ou les maladies inconnues font des ravages. L'hécatombe la plus terrible survient au printemps 1917, au Chemin des Dames. A la Chambre, un homme s'insurge de voir ainsi les soldats noirs servir de "chair à canon".
L'égalité au combat, pas l'égalité civique
Il s'appelle Blaise Diagne. Il est noir lui-même. Elu au printemps 1914 dans une des quatre communes du Sénégal qui, au nom d'un vieux statut, peuvent envoyer des représentants à Paris, il est aussi le premier député français d'origine africaine. Clemenceau, devenu président du Conseil, fin 1917, s'en fait un allié. Il le nomme haut commissaire au recrutement, et l'envoie en Afrique.
Voir débarquer un Noir avec toute la pompe d'un ayant rang de ministre est une horreur pour les colons et une réussite auprès des populations. Diagne met en scène sa mission, multiplie les discours éblouissants et les promesses de beaux uniformes ou de bonne paie, et réussit enfin à rallier les masses. Au total, 134.000 soldats (sur 550.000 combattants ou travailleurs de l'empire dans son ensemble) sont venus des colonies d'Afrique noire pour combattre en France. Diagne leur a aussi promis que l'égalité au combat aboutirait forcément à l'égalité civique. Cette promesse-là ne sera jamais tenue.
(1)"L'Empire triomphant (tome l)", par Gilbert Comte, Editions Denoël. "L'Afrique dans l'engrenage de la Grande Guerre", par Marc Michel, Editions Karthala.
La France coloniale adore ses beaux soldats de l'empire. Elle aime aussi qu'ils restent à la place qui leur revient dans la hiérarchie, tout en bas. Dans l'armée de la Première Guerre mondiale, seuls six Noirs sont officiers. Et deux petites centaines de Maghrébins à peine sont sous-officiers ou officiers, mais toujours subalternes. Parmi eux, deux destins croisés disent les ambiguïtés de cette histoire.
Le premier porte le beau nom d'émir Khaled (1875-1936). Il est capitaine des spahis. C'est surtout une recrue rêvée pour l'armée française : son grand-père était l'illustre Abd el-Kader, le rebelle magnifique qui avait lutté contre les Français au moment de la conquête du pays, dans les années 1830-1840. Né à Damas, où était mort son aïeul, Khaled opte clairement pour la France. Eduqué à l'école française, il fait Saint- Cyr, et n'hésite pas à se réengager, quand sonne le tocsin de la guerre contre l'Allemagne.
Double obscur
Dans leur série "Frères d'armes", Pascal Blanchard et Rachid Bouchareb en dressent un portrait passionnant. Son double, obscur, n'est pas moins fascinant. A l'origine, le lieutenant Boukabouya est lui aussi un "indigène d'Algérie". Instituteur de métier, il se met lui aussi, dès 1914 au service de la France. En 1915, le capitaine de son régiment meurt au combat. L'officier indigène estime, à raison, que le grade lui revient. L'état-major préfère donner le galon à un officier moins ancien... mais plus "français". Ecoeuré, Boukabouya déserte avec une partie de ses hommes et va se mettre au service des Allemands qui sont alliés aux Ottomans.
Depuis le début de la guerre, grâce au sultan calife commandeur des croyants qui règne à Istanbul, les Allemands rêvent d'utiliser l'arme religieuse pour retourner les nombreux musulmans vivant dans les empires français, anglais, ou russe. Le lieutenant sert cette propagande. Il est envoyé dans les camps de prisonniers pour propager cette bonne parole auprès des détenus maghrébins, rédige un opuscule dénonçant la façon dont est traité l'islam dans l'armée et s'engage dans les rangs ottomans.
Sujets de seconde zone
De son côté, atteint de tuberculose, l'émir Khaled abandonne le front en 1916. Dès le lendemain de l'armistice, il se décide lui aussi à ruer dans le brancard colonial. Il veut en finir avec le système de l'indigénat, ces musulmans transformés en sujets de seconde zone sur leur propre terre, et rêve de citoyenneté pour tous. Il va même, nous dit le dictionnaire "l'Algérie et la France" (Bouquins, Robert Lafont) jusqu'à réclamer secrètement au président Wilson le droit du peuple d'Algérie à disposer de lui-même. L'Américain n'est-il pas en train de l'accorder aux Tchèques comme aux Polonais.
Pour Paris, l'affront est intolérable. Khaled est expulsé. En 1926, ce soldat qui a porté haut les couleurs de l'armée française pendant la Première Guerre mondiale est contraint de retourner en Syrie, où il est né.
La guerre est mondiale, elle concerne aussi l'Extrême-Orient. Dès l'été 1914, sans tergiverser, le Japon, qui rêve de mettre la main sur les provinces chinoises contrôlées par les Allemands, entre dans le conflit aux côtés de l'Entente. La Chine hésite longtemps. Dépecé au XIXe siècle par les Occidentaux, le vieil Empire est, depuis 1912, une jeune République instable et fragile. Elle n'entre en guerre qu'en août 1917, et finit par choisir le côté allié après avoir longtemps hésité.
Un accord conclu avec les Anglais prévoit toutefois que le pays du Milieu n'enverra en Europe que des travailleurs. Fuyant l'atroce misère qui sévit dans leur pays, les coolies s'engagent en masse. Ils connaîtront une misère plus dure encore. Après des mois de voyage entassés dans des cales de bateaux, ils débarquent à Boulogne-sur-Mer et se retrouvent parqués dans des camps dans la Somme. Dans les usines de l'arrière ou aux abords du front, le travail est harassant. La paie est maigre. Et le bonheur inexistant : leur contrat ne prévoit qu'un seul jour de réjouissance dans l'année, le seul Nouvel An chinois.
Fauchées par la grippe espagnole de 1918-1919 qui fait des ravages dans ces troupes mal logées et mal nourries, des centaines d'entre eux ne reverront jamais leur terre natale. Ils reposent toujours dans le cimetière chinois de Noyelles-sur-Mer, petit village de la région d'Abbeville, à l'orée de la baie de Somme.
Les 100.000 Polonais de l'Armée bleue
Depuis la fin du XVIIIe siècle, la Pologne n'existe plus. Elle a été partagée entre ses trois voisins, la Prusse, l'Autriche, la Russie. Pour les Polonais, le conflit de 14-18 est donc d'abord une guerre fratricide : 1,2 million d'entre eux se retrouvent dans l'armée du tsar, à lutter contre les 800.000 qui servent le Kaiser et les 200.000 de l'empereur François-Joseph.
Depuis le XIXe siècle, nombre de Polonais ont trouvé refuge en France. Ils veulent se battre, eux aussi. Comment le leur permettre alors que la France est l'alliée du tsar, mortel ennemi de la Pologne ? Une première vague, en 1914, ne peut entrer que dans la Légion étrangère. Il faut attendre la chute de Nicolas II, emporté par la révolution de février 1917, pour que l'idée d'une véritable armée polonaise servant sur le sol français prenne corps.
Un chef légendaire
Elle se constitue peu à peu à l'été 1917, grâce à des Polonais vivant en France, à d'autres venus des Etats-Unis, à des prisonniers des armées austro-allemandes qui acceptent de changer de drapeau, et même à une poignée de Polonais venus... du Brésil ! Ces soldats parlent polonais, reçoivent des ordres en polonais, sont coiffés de la czapka, casquette carrée caractéristique, mais dépendent de l'état-major français et portent l'uniforme bleu horizon, d'où le nom de leur corps : l'Armée bleue.
Elle se dote d'un chef légendaire, Józef Haller (1873-1960), qui, comme Pilsudski, le futur libérateur de la Pologne, a d'abord servi dans l'armée austro-hongroise. Il la déserte pour combattre les Allemands en Ukraine au début de 1918, leur échappe par miracle, se retrouve à Moscou, puis via Mourmansk arrive en France, à l'été 1918, pour prendre le commandement de sa brigade polonaise. Elle comptera près de 100.000 hommes.
La victoire des Alliés amène la renaissance de sa chère Pologne. Il y fait un retour triomphal avec ses troupes en 1919... et reprend aussitôt le combat, cette fois contre les bolcheviques, qui menacent Varsovie. Pour aider le jeune Etat, la France dépêche une mission d'officiers, parmi lesquels un certain capitaine... de Gaulle.
Les soldats noirs massacrés de 1940
Chacun a en tête les longues cohortes de prisonniers français hagards, emmenés vers l'Allemagne sitôt après l'effondrement de juin 1940. Certains vaincus n'eurent pas la chance de connaître ce sort, pourtant sinistre. A Airaines, dans la Somme, à Erquinvillers, dans l'Oise, à Chasselay à côté de Lyon, quand les Allemands vainqueurs tombent sur des régiments composés de soldats noirs, ils les massacrent sur place.
Déjà, durant la Première Guerre mondiale, la propagande allemande était scandalisée qu'une nation se prétendant "civilisée" comme la France fasse appel à des "sauvages", en l'occurrence les troupes coloniales, pour combattre des Européens. La haine des Allemands redouble quand les Français, juste après la guerre, font occuper la Rhénanie par des tirailleurs. Des histoires, inventées, de viols de femmes allemandes par des Africains sont montées en épingle par l'extrême droite, et Hitler lui-même en parle dans "Mein Kampf". C'est la "honte noire" (2), "die schwarze Schande", et c'est elle que les vainqueurs de 1940 veulent laver dans le sang.
Il se nomme Jean Moulin…
Ici et là, les officiers, blancs ou noirs, qui veulent défendre leurs hommes sont exécutés d'une balle dans la nuque. En Eure-et-Loir, un jeune préfet est arrêté et molesté par la Wehrmacht parce qu'il refuse d'imputer à des soldats africains des exactions qu'ils n'ont pas commises. Il en est si heurté qu'il tente de se suicider. Il se nomme Jean Moulin et vient d'accomplir son premier acte de Résistance. Durant ce mois de juin 1940, 3.000 tirailleurs auraient été ainsi exécutés sauvagement. Les 80.000 qui sont fait prisonniers ont droit à un traitement à part.
Les Allemands refusent de les interner en Allemagne, dont ils pourraient "souiller" le sol sacré. On les enferme dans des "Frontstalags", des camps situés en France. A partir de 1942-1943, ils y seront gardés par des soldats français.
(2) Etudiée par Jean-Yves Le Naour : "la Honte noire", Hachette littératures.
Ces Allemands qui ont libéré la France
Qui se souvient qu'il y avait, parmi les héros qui contribuèrent à la libération de la France à l'été 1944... des Allemands ? Deux historiens, Eveline et Yvan Brès, ont écrit l'histoire de l'un d'entre eux et de ses compagnons (3), héros méconnus.
Otto Kühne (1893-1955) est un député communiste du Reichstag, obligé de fuir son pays à l'arrivée de Hitler au pouvoir. Il s'exile au Danemark, puis en Norvège. Comme de nombreux communistes, il participe aux brigades internationales, puis, après la victoire de Franco, échoue dans les camps de réfugiés espagnols en France. Quand ils occupent le pays, en 1940, les Allemands recherchent les nombreux opposants au nazisme qui y avaient trouvé asile. Par miracle, Kühne réussit à passer à travers les mailles du filet et on le retrouve, au début de l'Occupation, affecté au travail forestier, dans des camps de travail mis en place par Vichy en Lozère.
La vie des maquis
Fin 1943, il est dans les Cévennes, membre dirigeant de la brigade Montaigne, un groupe d'une cinquantaine de maquisards, presque tous allemands. Ils sont installés dans des fermes isolées et soutenus par une large partie de la population de ses villages protestants, où l'on se souvient sans doute que l'Allemagne fut, au temps des persécutions, une terre de refuge. Ils vivent la vie des maquis, avec les coups de main, les attaques, les morts et la victoire finale, qui est aussi la leur.
Kühne, avec ses soldats allemands, est à Nîmes, au moment de la libération de la ville. L'homme qui hisse à nouveau le drapeau tricolore sur la mairie est un sarrois. Les SS qui cherchent à fuir sont français.
(3)"Un maquis d'antifascistes allemands en France (1942-1944)". Nouvelles Presses du Languedoc.
François Reynaert
Le Nouvel Observateur
Les fêtes de la Victoire du 14 Juillet, troupes noires, carte postales, 1919.(Groupe de recherche Achac/DR)
L'émir Khaled, capitaine des spahis. (Groupe de recherche Achac/DR)
Tirailleurs africains dans un camp de prisonniers en Lorraine, en 1940. (Service historique de la défense)