Ancien ambassadeur de France (au Kazakhstan), ami personnel de l’ancien président mauritanien Moktar Ould Daddah depuis son service national en 1965-1966, et auteur du Pouvoir politique en Mauritanie : 1903-2007 (à paraître), Bertrand Fessard de Foucault nous a adressé une longue réaction à l’interview du colonel Ely Ould Mohamed Vall, le nouveau chef de l’État, publiée dans Jeune Afrique n° 2376 (23-29 juillet 2006). Nous en publions ici des extraits.
Témoin de l’histoire de la Mauritanie, principalement pendant une période (1957-1978) que j’ai eu l’honneur de suivre aux côtés du président Moktar Ould Daddah et dont j’ai relu avec lui le commentaire ligne à ligne jusque dans les dernières semaines de sa vie (cf. ses Mémoires, La Mauritanie contre vents et marées, Karthala, octobre 2003), je dois récuser l’amalgame insistant entre l’exercice du pouvoir par Moktar Ould Daddah et par Maaouiya Ould Sid Ahmed Taya. Qu’affirme en effet Ely Ould Mohamed Vall?
1. « Pas un leader politique dans ce pays, y compris dans l’ex-opposition, qui n’ait, à un moment, servi le système autocratique. »
Sans doute Messaoud Ould Boulkheir, Mustapha Ould Abeïderrahmane, Hamdi Ould Mouknass, Sidi Ould Cheikh Abdallahi, Abdoulaye Baro, Hasni Ould Didi et d’autres ont-ils servi celui qui a été renversé en 2005. Sans doute certains avaient-ils auparavant été ministres de Moktar Ould Daddah. Mais Ahmed Ould Daddah, « l’opposant historique », a-t-il jamais collaboré à cette « démocratie de façade » ? Oui, semble dire l’actuel chef de l’État, puisqu’il a été ministre avant 1978 et gouverneur de la Banque centrale (il fut l’artisan principal de la monnaie nationale).
Avoir été ministre du seul Moktar Ould Daddah - honneur comparable à celui d’avoir été, en France, ministre du général de Gaulle - et n’avoir rencontré l’auteur des fraudes massives perpétrées depuis l’élection présidentielle du 24 janvier 1992 que devant le cercueil de son frère, le 18 octobre 2003, seraient donc une collaboration à l’autocratie en Mauritanie. Laquelle ne daterait pas de 1978 ou de 1992, mais de toujours.
2. « Le système autocratique en vigueur depuis l’indépendance… »
Il s’agit là d’une incompréhension et d’une inexpérience du tempérament et du comportement personnels de Moktar Ould Daddah, que l’exercice du pouvoir n’a jamais déséquilibré, au contraire de ceux qui se sont imposés comme ses successeurs. Et d’un contresens sur le fonctionnement du parti au pouvoir avant 1978. Celui-ci était certes un parti unique, « constitutionnalisé » comme tel, mais résultant de la fusion de tous les mouvements politiques de l’époque, dans un consensus absolu, et s’ouvrant constamment à tous les nouveaux arrivants - ou aux revenants - sans qu’il s’agisse jamais de débauchages individuels.
Pas un Mauritanien - contemporain ou pas de l’indépendance et de Moktar Ould Daddah - qui confonde la personnalité de celui-ci avec le caractère et le comportement d’Ould Taya. Il n’y eut de 1957 à 1978 que deux exécutions capitales (liées à l’attentat de Néma, en 1962), tandis que par la suite… À comparer, à partir du témoignage de ceux qui y participèrent, le fonctionnement du Conseil des ministres ou des instances dirigeantes du parti sous Ould Daddah ou sous Ould Taya, la différence crève les yeux.
Rien non plus de commun entre Parti du peuple mauritanien de Moktar Ould Daddah et le Parti républicain démocratique et social (PRDS) de Maaouiya Sid Ahmed Ould Taya : le premier était reconnu dans son rôle dirigeant et ses monopoles électoraux, le second ne s’imposait que par l’abus. Le fonctionnement politique du pays avant 1978 se fondait sur des textes, la Constitution, les statuts et règlements intérieurs du parti : le bureau politique du parti unique était élu en congrès et sa composition discutée par une commission de désignation en l’absence du secrétaire général. Après 1978, la Mauritanie a été dirigée par un groupe de militaires qui, au bout de quelques mois, n’était plus même coopté, le jeu des nominations des membres de droit étant à la discrétion du dictateur régnant. La mise en œuvre d’une Constitution en 1992 a même émancipé celui-ci de ses pairs militaires.
3. « Le changement du 3 août n’a pas mis fin à un régime en particulier, mais à tout un système de pouvoir vieux de quarante-cinq ans et usé jusqu’à la corde. »
Ainsi, la légitimité, la démocratie, le consensus, le débat même n’auraient pas de précédent en Mauritanie. C’est l’inverse qui est vrai. Des journées de concertation comme celles qui ont eu lieu à l’automne 2005, la Mauritanie en a connu des dizaines, il y a trente ou quarante ans, à l’échelon régional puis national. Pas seulement lors des congrès du parti, mais lors de séminaires et de réunions ouverts à tous, adhérents ou pas, militants ou opposants. Il est notoire que, sans cette pratique, le système, quel qu’ait été le prestige de son chef, n’aurait pu se maintenir.
4. « J.A. : Pas d’enquêtes en cours ou en vue, donc, sur l’origine de la fortune ou de la propriété de telle ou telle personnalité ? Réponse : Si nous mettions le doigt dans cet engrenage, il nous faudrait pousser nos investigations sur quatre décennies en arrière. »
J’ai vu Moktar Ould Daddah réduit à la mendicité, noble, mais certaine. Nous l’avons vu ensemble, cher Béchir Ben Yahmed, puisque nous nous sommes rencontrés dans l’appartement parisien que lui prêtait Félix Houphouët-Boigny à son arrivé en exil. Et dans le même dénuement, en 2001, que n’avait pas atténué son retour au pays. Quand il était au pouvoir, il finançait ses vacances familiales en empruntant à des collaborateurs expatriés. Aujourd’hui, l’État mauritanien doit à sa veuve vingt ans de loyer pour une maison dont elle a été spoliée pendant leur exil. Il est universellement connu que Moktar Ould Daddah n’a jamais accepté un sou de l’étranger, qu’il a fait reverser au Trésor ce qui lui fut parfois donné et que sa passion pour la rigueur, envers lui-même et envers tout agent public, reste proverbiale. Le coup d’État de 1978 fut décidé par les putschistes à la suite d’une réunion à huis clos, les 3-5 août 1978, où il leur avait été dit que plus aucune prévarication ou fraude fiscale ne seraient admises. Certains se surent visés.
Moktar Ould Daddah gêne-t-il encore ? Trop grand, trop pur, trop consensuel malgré les années d’absence et de silence ? ¦
Commentaire : Ce plaidoyer pour la mémoire de Moktar Ould Daddah, pour bienvenu qu’il soit, conduit son auteur à interpréter de façon inadéquate certains des propos du président Vall. À aucun moment, que ce soit dans le cadre de ses entretiens avec J.A. ou au cours de ses déclarations publiques, ce dernier n’a mis en cause directement ou indirectement la probité personnelle de Si Moktar. Et pour cause : une telle assertion ne lui a jamais traversé l’esprit, pas plus qu’elle n’a effleuré celui des Mauritaniens.
Jeune Afrique
Témoin de l’histoire de la Mauritanie, principalement pendant une période (1957-1978) que j’ai eu l’honneur de suivre aux côtés du président Moktar Ould Daddah et dont j’ai relu avec lui le commentaire ligne à ligne jusque dans les dernières semaines de sa vie (cf. ses Mémoires, La Mauritanie contre vents et marées, Karthala, octobre 2003), je dois récuser l’amalgame insistant entre l’exercice du pouvoir par Moktar Ould Daddah et par Maaouiya Ould Sid Ahmed Taya. Qu’affirme en effet Ely Ould Mohamed Vall?
1. « Pas un leader politique dans ce pays, y compris dans l’ex-opposition, qui n’ait, à un moment, servi le système autocratique. »
Sans doute Messaoud Ould Boulkheir, Mustapha Ould Abeïderrahmane, Hamdi Ould Mouknass, Sidi Ould Cheikh Abdallahi, Abdoulaye Baro, Hasni Ould Didi et d’autres ont-ils servi celui qui a été renversé en 2005. Sans doute certains avaient-ils auparavant été ministres de Moktar Ould Daddah. Mais Ahmed Ould Daddah, « l’opposant historique », a-t-il jamais collaboré à cette « démocratie de façade » ? Oui, semble dire l’actuel chef de l’État, puisqu’il a été ministre avant 1978 et gouverneur de la Banque centrale (il fut l’artisan principal de la monnaie nationale).
Avoir été ministre du seul Moktar Ould Daddah - honneur comparable à celui d’avoir été, en France, ministre du général de Gaulle - et n’avoir rencontré l’auteur des fraudes massives perpétrées depuis l’élection présidentielle du 24 janvier 1992 que devant le cercueil de son frère, le 18 octobre 2003, seraient donc une collaboration à l’autocratie en Mauritanie. Laquelle ne daterait pas de 1978 ou de 1992, mais de toujours.
2. « Le système autocratique en vigueur depuis l’indépendance… »
Il s’agit là d’une incompréhension et d’une inexpérience du tempérament et du comportement personnels de Moktar Ould Daddah, que l’exercice du pouvoir n’a jamais déséquilibré, au contraire de ceux qui se sont imposés comme ses successeurs. Et d’un contresens sur le fonctionnement du parti au pouvoir avant 1978. Celui-ci était certes un parti unique, « constitutionnalisé » comme tel, mais résultant de la fusion de tous les mouvements politiques de l’époque, dans un consensus absolu, et s’ouvrant constamment à tous les nouveaux arrivants - ou aux revenants - sans qu’il s’agisse jamais de débauchages individuels.
Pas un Mauritanien - contemporain ou pas de l’indépendance et de Moktar Ould Daddah - qui confonde la personnalité de celui-ci avec le caractère et le comportement d’Ould Taya. Il n’y eut de 1957 à 1978 que deux exécutions capitales (liées à l’attentat de Néma, en 1962), tandis que par la suite… À comparer, à partir du témoignage de ceux qui y participèrent, le fonctionnement du Conseil des ministres ou des instances dirigeantes du parti sous Ould Daddah ou sous Ould Taya, la différence crève les yeux.
Rien non plus de commun entre Parti du peuple mauritanien de Moktar Ould Daddah et le Parti républicain démocratique et social (PRDS) de Maaouiya Sid Ahmed Ould Taya : le premier était reconnu dans son rôle dirigeant et ses monopoles électoraux, le second ne s’imposait que par l’abus. Le fonctionnement politique du pays avant 1978 se fondait sur des textes, la Constitution, les statuts et règlements intérieurs du parti : le bureau politique du parti unique était élu en congrès et sa composition discutée par une commission de désignation en l’absence du secrétaire général. Après 1978, la Mauritanie a été dirigée par un groupe de militaires qui, au bout de quelques mois, n’était plus même coopté, le jeu des nominations des membres de droit étant à la discrétion du dictateur régnant. La mise en œuvre d’une Constitution en 1992 a même émancipé celui-ci de ses pairs militaires.
3. « Le changement du 3 août n’a pas mis fin à un régime en particulier, mais à tout un système de pouvoir vieux de quarante-cinq ans et usé jusqu’à la corde. »
Ainsi, la légitimité, la démocratie, le consensus, le débat même n’auraient pas de précédent en Mauritanie. C’est l’inverse qui est vrai. Des journées de concertation comme celles qui ont eu lieu à l’automne 2005, la Mauritanie en a connu des dizaines, il y a trente ou quarante ans, à l’échelon régional puis national. Pas seulement lors des congrès du parti, mais lors de séminaires et de réunions ouverts à tous, adhérents ou pas, militants ou opposants. Il est notoire que, sans cette pratique, le système, quel qu’ait été le prestige de son chef, n’aurait pu se maintenir.
4. « J.A. : Pas d’enquêtes en cours ou en vue, donc, sur l’origine de la fortune ou de la propriété de telle ou telle personnalité ? Réponse : Si nous mettions le doigt dans cet engrenage, il nous faudrait pousser nos investigations sur quatre décennies en arrière. »
J’ai vu Moktar Ould Daddah réduit à la mendicité, noble, mais certaine. Nous l’avons vu ensemble, cher Béchir Ben Yahmed, puisque nous nous sommes rencontrés dans l’appartement parisien que lui prêtait Félix Houphouët-Boigny à son arrivé en exil. Et dans le même dénuement, en 2001, que n’avait pas atténué son retour au pays. Quand il était au pouvoir, il finançait ses vacances familiales en empruntant à des collaborateurs expatriés. Aujourd’hui, l’État mauritanien doit à sa veuve vingt ans de loyer pour une maison dont elle a été spoliée pendant leur exil. Il est universellement connu que Moktar Ould Daddah n’a jamais accepté un sou de l’étranger, qu’il a fait reverser au Trésor ce qui lui fut parfois donné et que sa passion pour la rigueur, envers lui-même et envers tout agent public, reste proverbiale. Le coup d’État de 1978 fut décidé par les putschistes à la suite d’une réunion à huis clos, les 3-5 août 1978, où il leur avait été dit que plus aucune prévarication ou fraude fiscale ne seraient admises. Certains se surent visés.
Moktar Ould Daddah gêne-t-il encore ? Trop grand, trop pur, trop consensuel malgré les années d’absence et de silence ? ¦
Commentaire : Ce plaidoyer pour la mémoire de Moktar Ould Daddah, pour bienvenu qu’il soit, conduit son auteur à interpréter de façon inadéquate certains des propos du président Vall. À aucun moment, que ce soit dans le cadre de ses entretiens avec J.A. ou au cours de ses déclarations publiques, ce dernier n’a mis en cause directement ou indirectement la probité personnelle de Si Moktar. Et pour cause : une telle assertion ne lui a jamais traversé l’esprit, pas plus qu’elle n’a effleuré celui des Mauritaniens.
Jeune Afrique