Ne vaut-il pas mieux être libre et en prison, qu'être prisonnier en liberté ?
Quel sens donner à la liberté, la démocratie, la justice, si tout le monde se tait, si personne n'élève la voix pour dénoncer ? alors même que tout le monde sait. Le droit, la liberté, la justice, sont allègrement bafoués, sous un épais et lénifiant manteau consensuel. Que sont devenus ces hommes, ces femmes, ces organisations nationales et internationales, ces journaux, ces partis politiques, jadis pleins de voix, débordants d'activisme et d'allant, aujourd'hui complètement rétractés ? Faut-il croire qu'ils ont moins de liberté qu'ils n'en avaient autrefois ? Ou bien les slogans de défense des droits, les libertés, les principes démocratiques, qu'ils ont tant scandé n'étaient que revendication contingente, déployés un temps, pliés et rentrés un autre temps, selon l'état du commerce avec les autorités du moment ?
Depuis 1978 la Mauritanie vit aux rythme des coup d'état. Ceux qui échouent finissent en justice, où les putschistes vainqueurs jugent les putschistes vaincus. Les coups d'état qui réussissent finissent, eux, tôt ou tard, par un autre coup réussi, un nouveau changement de rôle, et les jugeurs d'hier, sont les jugés d'aujourd'hui. Et ainsi de suite. C'est l'esprit de vengeance (et non seulement de revanche) qui fait tourner la roue. Rien ne semble vouloir arrêter l'irrésistible engrenage.
Ce qui est nouveaux c'est le silence, sourd, d'organisation politiques, de défenseurs des droits de l'Homme, de défenseurs du droit tout court. Ces hommes, ces femmes, ces avocats, ces intellectuels, qui se sont naguère démenés, feu et flamme, pour défendre les détenus politiques de tous bords. Aujourd'hui que cela, disent-ils, leur est plus loisible, on ne les entend plus.
Pourtant jamais affaire n'a été plus politique, jamais dossier n'a été plus vide, jamais innocence n'a été plus manifeste, que celle pour laquelle les détenus dits « de la constitution » croupissent gratuitement en prison, depuis bientôt cinq mois.
On les accuse finalement de tentative de coup d'état. Accusation requalifiée, par la pudibonderie politique affectée d'un parquet zélateur, en « complot en vue d'attenter à l'ordre constitutionnel » (cédant au tabou depuis le 03 Août de ne pas citer nommément l'acte par lequel notre patron de colonel lui-même s'est érigé premier magistrat du pays). Le procureur a visiblement dû se contorsionner pendant de longues semaines pour dénicher et les textes, et la formulation, qui soient propres à ne pas embarrasser en haut lieu, tout en incluant sans la citer l'accusation infâme. Il finira par pécher deux articles (83 et 84) du code pénal.. Ces deux articles sont issus de la période de régime militaire pur et dur du début des années 80. Période où la Mauritanie n'avait ni constitution, ni élus, ni partis politiques, ni presse indépendante. Ils étaient destinés à réprimer les mouvements politiques les plus actifs alors, c'est à dire essentiellement les nationalistes arabes, et l'AMD pro Daddah. L'on pourrait se demander alors quelle est cet esprit démocratique nouveau apporté par le 03 Août si c'est pour ressusciter les textes de la sinistre cour spéciale de justice (1978-90), les méthodes et l'esprit du 10 juillet. Le fait que le chef d'accusation retenu évite soigneusement de mentionner explicitement l'accusation de « coup d'état » est la preuve, s'il en faut, de l'inféodation de la justice. Cela démontre on ne peut plus clairement que le procureur s'est basé, dans l'élaboration de sa formule, brumeuse à souhait, non point sur les PV de police, où il n'est question que de coup d'état et rien d'autre, mais sur le souci de ménager méticuleusement, dans son chef d'accusation, les états d'âme du Polit bureau militaire qui nous dirige. Le procureur avait sans doute à cœur aussi de trouver un texte qui soit suffisamment œcuménique pour concilier entre elles des déclarations aussi contradictoires que celles émises par la présidence, le CMJD, et le gouvernement, chacun de sont côté, à l'éclatement de cette affaire. Alors on a fureté, et on préfère parler finalement de complot contre l'ordre constitutionnel plutôt que de coup d'état, sans se soucier du ridicule.
Mon propos n'est pas de développer ici une argumentation juridique, ni de m'étaler sur les détails du dossier (bien maigre du reste), c'est là affaire fastidieuse d'avocat et de gens avertis. Mon propos est plus terre à terre. Il concerne ce que tout homme est capable de sentir et juger par le simple fait d'être Homme ; les droits humains élémentaires, qui ont été déniés aux dits détenus, ainsi qu'à des dizaines d'autres, qu'ils soient politiques ou de droit commun, qui croupissent aujourd'hui en prison sans être jugés. Ces droits humains qui avaient tant de défenseurs hier encore, et qui aujourd'hui sont foulés au pied, sous un scandaleux consensus imprécatoire.
Je passe sur le fait qu'aucun des prévenus ne reconnaît ni n'a signé les PV de police(qui sont les seules pièce à conviction dont se prévaut l'enquête). Je passe toutes les maltraitances (pour ne pas dire davantage), les sévices, et les humiliations, qu'ils ont enduré aux mains de la police pendant un mois. Je passe sur le fait qu'ils n'ont reçu aucune visite, ni famille, ni avocats, ni organisation de défense des droits et libertés, ni médecin (malgré que certains d'entre eux sont tombés malades, et que d'autres souffrent de maladie chroniques), pendant tout le premier mois qu'ils ont passé aux mains de la police politique. Je passe sur le fait qu'ils soient toujours privés des visites de leurs parents et proches. Je passe sur DSF et les multiples tracasseries professionnelles, les licenciements, les intimidations, dont sont l'objet tout celui qui en est membre, sympathisant, ou suspecté tel. Je passe aussi sur le défaut de reconnaissance, la privation de parole dans les médias officiels, l'interdiction de manifester.
Je passe sur le fait que Ahmed Ould Saleck aurait bien pu s'enfuir avant d'être arrêté, s'il avait voulu, son arrestation n'étant survenu qu'à vingt trois heures le soir du 19 juin (devant témoins), alors que la nouvelle de l'arrestation de trois de ses futurs codétenus avait déjà fait le tour de la ville dès 16 heures le même jour. Je passe sur le fait que le commandant Mohammed Ould Salem, qui ne fut arrêté que le 28 juin, avait eu plus encore l'occasion de s'enfuir s'il se savait être en quelconque rapport avec cette affaire. Je passe sur le fait que le colonel Abderrahmane Ould Lekwar et le Commandant Mohamed Ould Salem vont être doublement sanctionnés ; une fois en tant que militaires (ils sont déjà radiés de leurs corps), une autrefois en tant que civils. Comme si nous étions dans deux républiques distinctes, avec deux législations distinctes : l'une à l'intérieur des casernes, et l'autre dehors – je rappelle que même pendant la pire tourmente putschiste qu'ait connu notre pays à partir de 2003, jamais un militaire n'a été doublement sanctionné, ceux-ci sont soit radiés et non poursuivis en justice, soit poursuivis en justice seulement (Les militaires jugés et acquittés lors du procès de Wad Naga ont tous été réintégrés dans leurs grades et fonctions militaires, et leurs salaires leur ont été entièrement payés depuis la date de leur arrestation. . J'en cite de mémoire le capitaine Cherif Ahmed Ould Krembelle, le commandant Ould Siyam, etc)
Même passé tout cela il reste néanmoins une grosse marmite bien garnie, avec tous les ingrédients qu'en d'autres temps nos libertaires se seraient empressés d'enfourner. Mais là personne ne veut porter le chaudron au feu. La flamme n'y est plus.. Tout le monde est attablé à la Transition. Et au banquet de la Transition nul besoin de feu, nul besoin de flamme : on y mange froid et cru, le plat infecte de la vengeance.
En d'autres temps la m ort du professeur Saidou Kane ne serait pas passée comme s'il s'était agit d'un vieillard de 90 ans, décédé en paix au milieu de sa nombreuse descendance. Nos thuriféraires des droits de l'Homme se seraient mobilisés pour demander que lumière soit faite sur cette mort, qui eut lieu non point sur le lieu même de l'accident, mais après un passage par notre sinistre centre hospitalier national. En d'autres temps les accidents successifs, survenus au sein d'un seul et même groupe, comme ceux dont ont été victimes Mohamed Ould Cheikhna, Mohamed Lemine Ould Waer, Abderrahmane Ould Mini, auraient suscité bien des suspicions. En d'autres temps, la non reconnaissance de partis politiques, la non autorisation de journaux, les passages à tabac de détenus dans les commissariats de police, tout cela aurait été vigoureusement dénoncé. En d'autres temps les scènes de prisonniers islamistes traînés fers aux pieds (jamais un tel antécédent ne s'est vu de toute l'histoire judiciaire de la Mauritanie ) devant leurs juges auraient value à elles seules un nouveau Lemgheyti. En d'autres temps l'ignominieuse collaboration de nos autorités à la politique d'immigration de l'UE, au rapatriement de centaines d'africains cherchant à fuir la misère, aurait provoqué une levée de bouclier des défenseurs de droits humains, et certains auraient même souligné, à juste titre, que ces refoulements aux frontières ne concernent presque exclusivement que des populations négro-africaines, et que c'est par racisme que nos autorités auraient agit ( c'est en récompense de la collaboration de notre directoire militaire à cet odieux FRONTEX que l'UE a oublié ses beaux principes de départ. Il faut noter que l'ancien pouvoir, malgré moult sollicitations, n'a jamais voulu collaborer à cette police anti-africaine de l'UE, ni jouer les gardes frontières de l'Europe face à ce que cette dernière traite sans le dire comme « une nouvelle marée noire», un AMOCCO-CADIZ humain, qu'il s'agit de maintenir loin de ses côtes à défaut de pouvoir en nettoyer l'océan. L'UE prend donc elle aussi sa part de vengeance). En d'autres temps nos partis, notre presse, nos défenseurs de la démocratie, les chantres des droits et libertés, la lutte anti-esclavagiste, se seraient-ils laissé convaincre aussi facilement d'aller à des élections à la veille desquelles une manifestation pacifique de centaines de dockers, tous Haratines, venus demander qu'on les entende, est férocement réprimées, sous les fenêtres même de la présidence ? Rien n'est moins certain. Le problème des réfugiés, les exactions contre les militaires négro-africains, l'esclavage, pour ne citer que les plus brûlantes affaires, sont autant de questions humanitaires qui demeurent intactes, mais à peine les évoque-t-on encore. L'on a presque rien dit non plus sur l'article 104 qui a gagné deux places dans la nouvelle constitution, en remontant de la 104ème et dernière position à la 102ème , tout en gagnant en obscurité, maniabilité policière, et déni de droit. La HAPA (haute autorité de la presse et de l'audiovisuel) qui aurait dû être l'une des premières structures démocratiques à être mise en place, est créée à la dernière minute, afin qu'elle ne puisse rien faire, mise devant l'impuissance et le fait accompli, comme une ultime traînée de poudre, dans la cosmétique putschiste transitionnelle. Ses membres ont finalement tous été nommés par le président du CMJD, sans consultation ni avec les acteurs politiques ou médiatiques, ni même avec la société civile. On se demande pourquoi tout ce temps (17 mois) pour nommer unilatéralement six personnes. Aujourd'hui, tout le monde se garde bien d'élever la voix. Les règles de convivialité entendues de la Transition l'interdisent. Tout le monde est attablé au silence.
Rien cependant n'est plus liberticide que le silence, la démocratie du silence, le silence de la turpitude, où nous sommes tous libres… à condition de se taire.
Voilà donc une affaire où les prévenus ne sont lancés à l'assaut d'aucune citadelle militaire ou civile, n'ont jamais pris une arme ensemble, n'ont même pour la plupart jamais tenu une arme du tout, ne se sont jamais réunis, ne se sont jamais rencontrés pour certains d'entre eux, sur lesquels on a saisi ni matériel, ni documents compromettants, pas même un pot de peinture. Voilà une affaire où les détenus ne pêchent que par leur seule origine tribale, une affaire où un détenu au moins est connu pour ses opinions ouvertement opposés aux pouvoirs non issus des urnes. Une affaire où les détenus ont été kidnappés par la police en dehors de tout cadre légal. Une affaire où le procureur ignore tout des agissements de la police, mais s'empresse de les entériner une fois qu'il en a connaissance. Une affaire où des détenus nient avec force arguments, et pléthore d'avocats, les accusations portées contre eux, devant le juge d'instruction, mais ce dernier s'empresse d'établir une ordonnance de renvoi mentionnant que les prévenus ont bien reconnu devant lui.
Tout cela donc n'est pas suffisant, aux yeux de nos organisations politiques, nos défenseurs des droits et libertés, notre presse. Personne n'a dénoncé l'atteinte à la liberté. Personne n'a fustigé la violation des droits. Personne n'a invoqué la présomption d'innocence. Personne ne s'est plaint de la non indépendance de la justice, ni de sa lenteur. Personne n'a crié au délit de parenté, ni au règlement de compte. Pourtant on a vu, ces partis, ces organisations, cette presse, battre appel pour bien moins que çà, et pour bien plus coupable. A quoi bon être libre aujourd'hui alors ? A quoi bon être libre, reconnu, si ce n'est pour faire usage de cette liberté, cette reconnaissance ?
Faudrait-il qu'elles soient à nouveau interdites pour que nos organisations politiques et civiles, retrouvent leur voix ? Faudrait-il réhabiliter l'article 11 sur la presse, pour voir celle-ci recouvrer sa superbe ?
A quoi sert-il à nos partis, notre presse, d'être libres, si c'est pour se taire, si c'est pour se coaliser, se décoaliser, accourir à des banquets diplomatiques, transiter de conférence de presse en entrevue présidentielle ? A quoi sert-il à nos organisations des droits de l'homme d'être reconnues si c'est pour commémorer des journées mondiales de ceci ou cela, courir les sommets et les colloques de par le monde ? Ou bien nos organisations des droits de l'homme fonctionneraient- elles désormais comme des cabinets d'avocats, qu'il faut quérir et mander pour espérer qu'ils s'ébranlent ?
Certains intellectuels établis, quelques diseurs d'opinion, quelques avocats, se défendent, et se cachent derrière l'expédient bien commode de ne pas vouloir perturber la Transition. Ils ont beau jeu de prétendre qu'il s'agit pour eux d'éviter de donner des arguments aux détracteurs du 03 Août (on pensait pourtant qu'il y avait consensus, donc pas de détracteurs).
C'est par ce genre de raisonnement (la compromission, l'éloge de l'espoir ressuscité, des lendemains chantant, où il n'y aura qu'égalité, justice, et démocratie), que des intellectuels de gauche, des organisations politiques occidentales, ont contribué à asseoir la plus exécrables dictature de tous les temps. Celle qui fini par faire des millions de morts et de prisonniers, qui a enfanté le travail forcé, le Goulag, le KGB, les polit bureau, le soviet suprême. Les intellectuels, la presse, les organisations politiques de gauche européennes, bien que mise au courant assez tôt sur les répressions, les camps de travail, et de prisonniers, sous Staline, à la fin de la seconde guerre mondiale, ont préféré longtemps se taire, et continuer à défendre l'URSS. Ils arguaient que jamais ils ne donneraient d'arguments aux forces réactionnaires contre la patrie du peuple, de l'égalité, de la justice. Jamais ils ne s'attaqueraient ouvertement à l'URSS, car celle-ci malgré toutes ses erreurs resterait de loin le seul espoir des faibles, le seul soutien des pauvres et des opprimés à travers le monde. Quelques violations des droits de l'Homme par ci par là, ne remettent pas en cause la justesse de l'URSS, qui défend partout les opprimés et les prolétaires. Pour se donner bonne conscience certains intellectuels continuaient à croire et défendre que ces violations, même si elles s'avéraient exactes, étaient le fait de personnes particulières, de quelques lobby accrochés à leurs privilèges, quelques zélés cupides, mais elles ne sont pas le fait du régime soviétique lui-même. Que celui-ci était porteur d'idéaux justes, soutenu de tout cœur par le peuple. Ces intellectuels, qui étaient de bonne foi pour la plupart, regretteront amèrement leur silence, quelques années plus tard, quand la dérive stalinienne se révèlera sous son jour le plus hideux au monde entier. Mais c'était déjà bien trop tard.
Je sais bien que la Mauritanie n'est pas l'URSS, mais la comparaison ici ne vaut que par la similitude des attitudes et les états d'esprit ici et là, qui dans un cas comme dans l'autre, et à bonne échelle, ont fini par porter à la place d'un mal, un autre mal infiniment plus grand. C'est sur les petits silences toujours, que se fondent les grandes dérives totalitaires. L'espoir suscité, la promesse de justice et de lendemains meilleurs, servent d'abord à réunir un consensus, puis l'unanimité, puis le silence. « Jamais une révolution n'a fait disparaître une tyrannie ; elle ne fait que la changer d'épaule ».
La Mauritanie certainement n'est pas l'URSS, mais notre arrière cours politique risque fort bien de ressembler à « La ferme des animaux », si l'on y prend garde. Ce petit conte satyrique de Georges Orwell, où les animaux d'une ferme se révoltent contre le fermier et sa famille, proclament une nouvelle ère d'égalité, de justice, de démocratie, fondée sur les principes d'une doctrine nouvelle dénommée « l'Animalisme » politique, qui dispose que tous les animaux sont frères, égaux en droit, et qu'ils doivent vivre dans la paix et la liberté. Quelques années plus tard cette nouvelle république produira une dictature si féroce que les animaux se souvenaient les larmes aux yeux du bon vieux temps paisible, où ils vivaient heureux sous l'exploitation du vieux fermier débonnaire et sa famille.