Brillant, surdiplômé vrai démocrate, ex-opposant inlassable et réputé incorruptible, Abdoulaye Wade, président du Sénégal qui vient d'obtenir, à Paris, le prix Houphouët-Boigny pour la paix, aurait pu postuler une autre distinction : meilleur espoir déçu.
Né (officiellement) en 1926, Wade a été un de ses trop rares intellectuels produits par la France coloniale : étudiant boulimique, il avale maths, psycho, « morale et sociologie », et surtout droit et économie à Paris, Dijon, Besançon, Grenoble. Il ne renoncera aux bancs de l'université qu'après son agrégation de sciences économique, à … 44 ans.
Le droit est sa seconde passion. Jeune avocat, il s'est, très tôt, engagé dans la défense des patriotes algériens. Paradoxalement, ce combat le rapproche de la France : il lui permet d'y rencontrer sa femme, Viviane, issue de la bourgeoisie franc-comtoise.
Le lien avec les « ancêtres gaulois » est d'ailleurs vivace : né à Saint-Louis, la plus française des villes sénégalaises, il envoie ses deux enfants, nés après l'indépendance, étudier à la Sorbonne. Quant à son père, il a fait, sous l'uniforme tricolore, les deux guerres mondiales, avec la reconnaissance bien connue de la mère patrie pour ses enfants « revenant de loin ».
Toute l'ambivalence des relations franco-africaine est déjà là. Enseignant et juriste reconnu, il doit beaucoup au pays des lumières. Mais opposant en exil, il sera ignoré par ses dirigeants et ses partis. Musulman et libéral, Wade s'opposera fermement au catholique et socialiste Senghor. Mais dira son indignation quand la classe politique française boycottera les obsèques du président poète.
Son élection à la présidence du Sénégal, en mars 2000, suscite de grands espoirs. Quarante ans de « socialisme » (21 pour Senghor, 19 pour Abdou Diouf) n'ont pas transformé le pays, pourtant devenu l'une des rares démocraties du continent. L'analphabétisme touche encore 50% de la population et l'espérance de vie n'excède pas 54 ans.
Pape du « sopi » (le changement, en wolof), vice-président de l'internationale libérale (sic), Wade prône une audacieuse rupture avec la culture d'assistanat et théorise le Nepad, Nouveau Partenariat pour le développement de l'Afrique, sorte de plan Marshall mais assuré par des investissements privés. Notre anticonformiste ne craint pas de dénoncer les xénophobies continentales (« ivoirité », ségrégation au Zimbabwe). De rappeler le rôle de la bourgeoise noire dans le commerce des esclaves et de s'interroger sur les croissances comparées de l'Asie et de l'Afrique.
Trop âgé, trop isolé, victime d'un caractère décrit par ses proches comme « instable » et ombrageux ? L'euphorie des premiers mois de présidence s'estompe vite. « Presque tous les jours je lance un projet », se vante-t-il. Mais combien aboutissent ? Pis, Wade supporte moins en moins la contradiction. La correspondante de RFI donne la parole aux indépendantistes de Casamance ? Expulsée. L'alliance (d'intérêt) avec l'ex-socialiste Moustapha Niasse, Premier ministre en 2000, tourne court. Son presque dauphin Idrissa Seck tombe en disgrâce. Et se voit soudain inculpé pour « atteinte à la sûreté de l'Etat », à quoi s'ajoute une accusation pour détournement de fonds publics. Seck restera écroué sept mois sans jugement.
« Judiciariser » la critique devient une manie régime. A partir de 2003, opposants politiques, journalistes et intellectuels défilent à la Division de investigations criminelles (DIC) sous des prétextes variés tels que « offense au président de la République », « atteinte à la sûreté » ou « incitation au soulèvement ». Ils y restent quelques heures ou prennent un mois de prison, comme Jean-Paul Dias, patron du Bloc des centristes Gaïndé,qui avait osé traiter le président Wade de « mécréant ». Parallèlement, deux auteurs de l'assassinat (en 1993) du vice-président du Conseil constitutionnel bénéficient d'une amnistie. Maladroit, au moment où un ouvrage (fort controversé) accuse Wade d'avoir trempé dans l'affaire.
« Que reste-t-il du brillant intellectuel des années 70 et 80 ? », s'interroge un africaniste qui l'a fréquenté à l'époque. Même son libéralisme flamboyant s'émousse : il reconnaît l'échec de son Nepad, dont les animateurs, déplore-t-il,gaspillent l‘argent en voyages d'études luxueux. En plein marasme de son économie, il approuve le relèvement de l'aide au développement et la taxe sur les billet d'avion proposée, à cet effet, par Chirac et s'élève contre la circulation des élites africaines (l'immigration choisie de Sarkozy) qui appauvrit le continent.
La désillusion qui a saisi les Sénégalais se nourrit aujourd'hui de signes voyants. Culte du moi (Wade et sa famille son omniprésents à la télé), népotisme (son fils et sa fille deviennent conseillers à la présidence), refus d'un successeur : Wade devrait se représenter à la présidentielle de 2007…Qui lui rappellera alors ses propos, tenus en 2002 au « New York Times » : « Vous êtes entourés de gens qui vous flattent et vous disent que tout ce que vous faites est merveilleux. Vous dites quelque chose d'inepte, ils rient. Le pouvoir est très dangereux… » ?
Il est aussi très addictif.
Jean-François Julliard
Né (officiellement) en 1926, Wade a été un de ses trop rares intellectuels produits par la France coloniale : étudiant boulimique, il avale maths, psycho, « morale et sociologie », et surtout droit et économie à Paris, Dijon, Besançon, Grenoble. Il ne renoncera aux bancs de l'université qu'après son agrégation de sciences économique, à … 44 ans.
Le droit est sa seconde passion. Jeune avocat, il s'est, très tôt, engagé dans la défense des patriotes algériens. Paradoxalement, ce combat le rapproche de la France : il lui permet d'y rencontrer sa femme, Viviane, issue de la bourgeoisie franc-comtoise.
Le lien avec les « ancêtres gaulois » est d'ailleurs vivace : né à Saint-Louis, la plus française des villes sénégalaises, il envoie ses deux enfants, nés après l'indépendance, étudier à la Sorbonne. Quant à son père, il a fait, sous l'uniforme tricolore, les deux guerres mondiales, avec la reconnaissance bien connue de la mère patrie pour ses enfants « revenant de loin ».
Toute l'ambivalence des relations franco-africaine est déjà là. Enseignant et juriste reconnu, il doit beaucoup au pays des lumières. Mais opposant en exil, il sera ignoré par ses dirigeants et ses partis. Musulman et libéral, Wade s'opposera fermement au catholique et socialiste Senghor. Mais dira son indignation quand la classe politique française boycottera les obsèques du président poète.
Son élection à la présidence du Sénégal, en mars 2000, suscite de grands espoirs. Quarante ans de « socialisme » (21 pour Senghor, 19 pour Abdou Diouf) n'ont pas transformé le pays, pourtant devenu l'une des rares démocraties du continent. L'analphabétisme touche encore 50% de la population et l'espérance de vie n'excède pas 54 ans.
Pape du « sopi » (le changement, en wolof), vice-président de l'internationale libérale (sic), Wade prône une audacieuse rupture avec la culture d'assistanat et théorise le Nepad, Nouveau Partenariat pour le développement de l'Afrique, sorte de plan Marshall mais assuré par des investissements privés. Notre anticonformiste ne craint pas de dénoncer les xénophobies continentales (« ivoirité », ségrégation au Zimbabwe). De rappeler le rôle de la bourgeoise noire dans le commerce des esclaves et de s'interroger sur les croissances comparées de l'Asie et de l'Afrique.
Trop âgé, trop isolé, victime d'un caractère décrit par ses proches comme « instable » et ombrageux ? L'euphorie des premiers mois de présidence s'estompe vite. « Presque tous les jours je lance un projet », se vante-t-il. Mais combien aboutissent ? Pis, Wade supporte moins en moins la contradiction. La correspondante de RFI donne la parole aux indépendantistes de Casamance ? Expulsée. L'alliance (d'intérêt) avec l'ex-socialiste Moustapha Niasse, Premier ministre en 2000, tourne court. Son presque dauphin Idrissa Seck tombe en disgrâce. Et se voit soudain inculpé pour « atteinte à la sûreté de l'Etat », à quoi s'ajoute une accusation pour détournement de fonds publics. Seck restera écroué sept mois sans jugement.
« Judiciariser » la critique devient une manie régime. A partir de 2003, opposants politiques, journalistes et intellectuels défilent à la Division de investigations criminelles (DIC) sous des prétextes variés tels que « offense au président de la République », « atteinte à la sûreté » ou « incitation au soulèvement ». Ils y restent quelques heures ou prennent un mois de prison, comme Jean-Paul Dias, patron du Bloc des centristes Gaïndé,qui avait osé traiter le président Wade de « mécréant ». Parallèlement, deux auteurs de l'assassinat (en 1993) du vice-président du Conseil constitutionnel bénéficient d'une amnistie. Maladroit, au moment où un ouvrage (fort controversé) accuse Wade d'avoir trempé dans l'affaire.
« Que reste-t-il du brillant intellectuel des années 70 et 80 ? », s'interroge un africaniste qui l'a fréquenté à l'époque. Même son libéralisme flamboyant s'émousse : il reconnaît l'échec de son Nepad, dont les animateurs, déplore-t-il,gaspillent l‘argent en voyages d'études luxueux. En plein marasme de son économie, il approuve le relèvement de l'aide au développement et la taxe sur les billet d'avion proposée, à cet effet, par Chirac et s'élève contre la circulation des élites africaines (l'immigration choisie de Sarkozy) qui appauvrit le continent.
La désillusion qui a saisi les Sénégalais se nourrit aujourd'hui de signes voyants. Culte du moi (Wade et sa famille son omniprésents à la télé), népotisme (son fils et sa fille deviennent conseillers à la présidence), refus d'un successeur : Wade devrait se représenter à la présidentielle de 2007…Qui lui rappellera alors ses propos, tenus en 2002 au « New York Times » : « Vous êtes entourés de gens qui vous flattent et vous disent que tout ce que vous faites est merveilleux. Vous dites quelque chose d'inepte, ils rient. Le pouvoir est très dangereux… » ?
Il est aussi très addictif.
Jean-François Julliard