Il est difficile d’élaborer un propos sur un sujet aussi sensible et douloureux devant des victimes, à qui le travail de deuil n’a pas été rendu possible à cause de la persistance de l’idéologie de la négation et du déni de la réalité qui se poursuit avec arrogance par une politique de mépris et d’exclusion. D’où la difficulté de l’œuvre de la mémoire.
C’est pourquoi, le but de mon intervention est de m’interroger sur le type de génocide qui a bien eu lieu en Mauritanie de 1989 à 1991 pour prendre la période la plus cruelle qui singularise la tragédie vécue par ce qu’il est convenu d’appeler les « négro-mauritaniens ». Je ne reviendrai pas sur le pourquoi de cette dénomination pour caractériser la composante socioculturelle dont l’appartenance à la Mauritanie est niée par des courants racistes, chauvins et xénophobes qui constituent les sources d’inspiration de la planification politique et militaire de l’épuration ethnique. Mon intervention sera articulée autour d’une réflexion sur la nature de l’épuration ethnique comme figure du génocide à partir de quelques définitions, la caractérisation du cynisme du régime actuel dans son nouveau visage et enfin autour de l’impasse (dans laquelle se trouve) de l’opposition.
Je voudrais, pour commencer, tenter de cerner à travers quelques définitions le terme de génocide les caractéristiques qui apparentent la tragédie des négro-africains à un génocide. Dans le Grand dictionnaire Larousse, il est écrit « Extermination systématique d’un groupe humain , national, ethnique, racial ou religieux. »
Dans l’Encyclopédia Universalis, on peut lire ceci : « le concept de génocide signifie l’extermination de groupes humains entiers comme tels. » plus loin « les actes constitutifs du génocide aboutissent toujours à l’anéantissement physique et biologique du groupe, ce qui constitue d’ailleurs l’essence de ce crime, quels que soient les moyens mis en œuvre pour atteindre ce but : meurtre d’un nombre plus ou moins grand de membres, atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle. »
Je retiens de ces deux définitions, un processus qui débute par une volonté, une intention dont la visée explicite est la mise à mort d’une entité nationale du fait de sa race, de son identité ou de sa religion. Pour l’exécution de cette intention criminelle, des moyens sont mis en œuvre qui sont des instruments capables de tuer pour éliminer un nombre important des membres du groupe cible. Le meurtre dans ces conditions étant justifié au départ par les détenteurs de la légitimité, il est supposé que les acteurs agissent en toute impunité. Acte prémédité, orienté et encadré, le processus est déclenché avec une finalité précise, l’anéantissement physique d’un groupe.
Au vu de ces définitions, la configuration du processus d’épuration ethnique en Mauritanie en constitue une illustration claire en ce sens que le groupe désigné ce sont les négro-africains, il est constitutif de la communauté nationale de laquelle, le régime raciste a décidé de l’exclure. Ce groupe a été soumis à des conditions inhumaines et dégradantes, nié dans son identité nationale, par la destruction des preuves de son état civil, l’expropriation de ses terres, l’interdiction d’accès au fleuve pour des populations dont la vie en dépendait et les persécutions permanentes infligeant aux populations des souffrances atroces. A ces deux définitions, j’ajouterai la formulation lumineuse sur l’épuration ethnique par Boye Alassane Harouna : « L’épuration consiste pour un Etat, une administration, une institution, à se débarrasser par l’exclusion ou par élimination physique de personnes jugées (…) hostiles ou dangereuses du fait (…) de leur identité, de leur appartenance, de leurs idées ou actes. » dans sa conférence faite (tenue) à Orléans le samedi 24 mai 2003.
Le constat est sans appel, les actes posés par le régime de Ould Taya, dont la radicalisation a pris prétexte de la publication du Manifeste des FLAM pour amplifier la répression contre la communauté négro-africaine. Entre le déni de la réalité et ses manifestations effectives, la démonstration de la vérité peut se passer des polémiques sémantiques dont l’intérêt est ailleurs.
Il est établi que les auteurs du génocide ne peuvent admettre la dimension horrible de leurs actes au nom du principe de méconnaissance de l’humanité de l’autre. La pédagogie du génocide, pour fonctionner, dans sa barbarie et produire son efficacité redoutable se refuse à reconnaître sa victime comme un être humain. Certes, il est conscient qu’il n’est pas en face d’objets sans âme ou de simples animaux, mais il lui faut se dépouiller de toute vision humaine de l’humain et de l’humanité de l’autre dont l’assignation à résidence identitaire et raciale, lui permet de tuer sans être troublé. Hélas, La Mauritanie est entrée à partir de 1989 dans l’histoire terrible et difficilement reconnaissable de l’horreur infligée à (une communauté entière) des peuples dont le seul tort est d’être différents. L’histoire de l’humanité, à travers ses barbaries innommables, semble nous dire : « malheur à un peuple différent dans un pays où la domination s’instaure comme loi et ce, sur la base du refus de la différence. »
C’est pourquoi tous les génocides de l’histoire, comme celui perpétré dans notre pays se présentent comme un « gigantesque massacre » qui ont fait des victimes innombrables, sans coupables désignés. C’est avec l’évacuation de tout sentiment de culpabilité, que les acteurs du crime organisé se mettent à l’œuvre avec rapidité avant que ne se déclenche la réaction de la dénonciation ou la nausée qui est causée par l’excès de la mise à mort. Au bout de l’aventure désastreuse du meurtre, le dégoût du tueur qui résulte du retour à la vie consciente et ordinaire. Un sentiment de révulsion l’envahit au point de se poser la question torturante de la conscience solitaire qui reprend le dessus, à la cessation de la fureur collective qui emporte dans une sorte d’ivresse où la foule en transe ne permet plus d’entendre la voix de la conscience.
En ces journées folles du mois d’avril 1989, où des centaines de mauritaniens furent massacrés sur toute l’étendue du territoire, il n’y a point de doute qu’une logique génocidaire s’est déployée et s’est prolongée par le massacre de centaines de militaires en 1991 dont les corps gisent dans le désert et dans des fosses communes. Il y a eu bien un voyage sans retour et une descente aux enfers pour des hommes, des femmes et des enfants qui avaient le tort d’être noirs.
L’extermination définitive programmée de la communauté négro-africaine fut prolongée par la décision des autorités de poursuivre l’épuration ethnique par la déportation et en 1991 n’eût été le déclenchement de la guerre du Golfe dont la conséquence fut la défaite de Saddam qui soutenait le génocide en Mauritanie la tragédie aurait atteint sa phase définitive.
Si la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu, la question négro-africaine aurait trouvé une solution catastrophique : l’élimination systématique et radicale de la composante négro-africaine pour que l'homogénéité de la Mauritanie arabe devienne effective.
Le déclenchement d’une logique de pouvoir consistant à nier et à banaliser la réalité de cette tragédie conduisit le régime à se précipiter dans une offensive diplomatique pour étouffer les voix de la communauté internationale en fermant les frontières afin d’empêcher la circulation des informations. Le régime raciste s’était rendu compte de l’énormité des crimes commis et de l’atrocité indescriptible des méthodes appliquées pour exterminer des vies dont l’innocence se transforma en culpabilité. Génocide ou épuration ethnique, le fait est que la volonté d’extermination a atteint des objectifs incontestables par une folie meurtrière avec l’aide de tous les corps : militaires, gendarmes, policiers, gardes. Les Préfets, les Gouverneurs, les Magistrats, les chefs d’établissements, les cadres civils Baathistes, Nassériens et sympathisants finirent par participer à l’entreprise d’extermination du « négro-africain » pour enfin concrétiser le rêve d’un Etat arabe.
Il en résulte que l’inhumanité de cette monstrueuse entreprise accomplie par le régime de Taya a proclamé la consigne de la négation des faits au point que les militants négro-africains du parti-Etat sont tenus de faire la propagande de la falsification de l’histoire pour ôter toute crédibilité au combat de l’opposition mauritanienne et des victimes de la politique raciste de Taya. D’où, le cynisme du régime qui constitue le deuxième point de mon propos.
S’il est vrai que des efforts n’ont pas été faits dans le sens de la construction de la nation mauritanienne fondée sur un Etat de droit, pilier d’une République respectueuse de sa diversité, il est incontestable que c’est avec le régime actuel que la barre de la dislocation de la cohésion nationale a été franchie. Ould Taya a trouvé les stratégies les plus efficaces pour la construction d’un Etat fondé sur l’identité exclusive dans la perspective de l’admission définitive de la Mauritanie dans le bloc arabe. Il a ainsi défié la communauté internationale et arabo-africaine qui n’ont pas réagi face à une tragédie qui continue à être ignorée, méprisée, occultée, voire niée.
Le régime de Nouakchott multiplie les sujets de diversion occultant sa vraie nature raciste et tribale afin de bénéficier de la complicité des Puissances et des pays de la sous-région pour persévérer dans sa politique de ségrégation et de marginalisation des Noirs. Pour traduire cette exclusion en acte, les pressions, les intimidations, les arrestations arbitraires et l’absence de perpectives des cadres négro-africains sont devenus des actes institutionnalisés dans la pratique. L’instauration de l’arabisation comme pilier du système et l’éradication du bilinguisme ont accentué l’isolement des cadres francophones. L’éviction des langues nationales du primaire pour le supérieur a fini par sceller le refus de leur promotion dans le système d’enseignement. La consolidation des réseaux de clientélisme fondés sur l’appartenance tribale et régionale pour l’accès aux postes de décision et aux ressources économiques et financières est une règle sacro-sainte du dispositif du système.
Sur le plan international, le régime a réussi par le bradage des ressources nationales à rendre inaudible la dénonciation de l’injustice érigée en règle. Ould Taya a donné l’image d’une Mauritanie engagée dans la lutte contre le terrorisme pour séduire l’Amérique de Bush. Aujourd’hui, avec la perspective du pétrole qui, paraît-il, coulera à flot, la diversion s’est amplifiée comme si le pétrole pouvait apporter la démocratie et la justice en lieu et place des minerais et du poisson. La valse diplomatique en dit long sur la volonté du régime actuel d’étouffer la voix de ceux et de celles qui entendent porter à la face du monde, l’obstination du régime à persévérer dans la consolidation du système d’exclusion et de ségrégation au détriment des aspirations du peuple. Les opprimés, les déportés et les apatrides qui n’aspirent qu’à retourner dans leur pays et y vivre dignement.
L’actualité récente, depuis la victoire du candidat Haïdalla transformée en défaite, met en évidence la logique constante de l’arbitraire ; les arrestations continuent, les enfants de l’ancien président ne sont pas épargnés. En vérité, Taya se moque de l’opinion nationale et internationale profitant du cynisme des Puissances pour exécuter un programme politique consacrant l’exclusivité arabe de la Mauritanie. Convaincu, dans le fond, que la base idéologique du système dans son orientation panarabiste est confortée par la majorité de la classe politique, Taya procède à l’accomplissement du processus d’exclusion des Négro-africains sans soucis. C’est plutôt, la dimension tribale et clanique de son régime qui lui donne quelques inquiétudes ; le coup de force du 08 juin apparut comme un signal d’alarme. Il a tenté de banaliser cet événement, comme il est de coutume dans son cynisme habituel. Mais, il est conscient que son pouvoir est désormais fragilisé et menacé par les frustrations accumulées par ceux des Mauritaniens qui ne peuvent pas se soumettre au fatalisme de l’impuissance et de la peur et qu’il ne peut pas désarmer comme les Négro-africains. Par son mépris constant de son entourage et son refus de partager le pouvoir et d’accepter la nécessité de la transformation de la dictature en démocratie et par son entêtement suicidaire, Taya expose le pays à toutes les dérives. Le pays est véritablement en danger. D’où le cynisme du Pouvoir et sa crispation dictatoriale.
Où est l’opposition ? que peut-elle faire ?
Le questionnement sur l’opposition mauritanienne exige un sens de la mesure et une conscience réelle de l’opacité du régime et de son intolérance quant à l’émergence minimale d’une opposition ayant le droit et le devoir de participer à la construction d’une nation juste et démocratique. En réalité, le tyran-président n’est pas prêt à respecter l’existence effective et active d’un pluralisme politique. En grande partie, l’impasse de l’opposition tire sa source des blocages instaurés par le pouvoir qui n’a jamais voulu accepter l’instauration de la démocratie. Il est clair qu’une opposition sans possibilité d’accès aux médias et à l’espace public se renforce difficilement. Pour exister, il faut des espaces de liberté, de discussion publique et de rencontres régulières avec le peuple. La Radio, la télévision et bon nombre de médias qui se disent indépendants sont sous la coupole de l’Etat ou de ses alliés. Comment, dans cette situation, conscientiser le peuple ou faire passer le message ? Sans oublier que la censure est en vigueur, les pressions et l’obligation pour les cadres de s’inscrire dans la logique du Parti-Etat, condition d’accès à une promotion ou à la préservation de leur poste. Même, pour une affectation ou pour l’accès au logement administratif, il est de règle d’accepter d’être dans la mouvance du pouvoir.
Il convient de reconnaître que l’opposition souffre de ses propres maux qui reflètent, en grande partie, les tares de la société mauritanienne où la conscience du sacrifice est la moins partagée. Le militantisme politique, comme dévouement à une cause et un engagement pour un idéal, est déficient au point que la politique est réduite à son sens le plus vulgaire et le pus commun : carriérisme, arrivisme et opportunisme. Nous sommes encore sous le règne de la mentalité qui voudrait que la politique s’identifiât à l’exercice de fonctions qui permettent de s’enrichir et d’enrichir les siens. Au vu de la nature du régime et de la tragédie dont il est responsable, il serait inacceptable de raisonner en termes de gain ou de profit, c’est à dire d’envisager la politique dans le court terme.
La vacuité du projet politique et pour cause le manque de formulation claire d’un programme qui puisse rassembler les partisans d’une Mauritanie juste et démocratique entretiennent le flou, les tergiversations et les revirements d’un peuple pris de panique par l’absence de perpectives et d’issue devant les agressions permanentes d’un régime boutiquier qui se soucie peu de la survie quotidienne des Mauritaniens et surtout des plus démunis. Aux blessures de l’humiliation s’ajoutent les souffrances d’un quotidien insupportable dans un pays où le commerçant est roi, étant entendu qu’il est le financier du dictateur et qui le laisse faire les lois du marché.
Perspectives
Devant une situation aussi chaotique, l’opposition a l’obligation de s’entendre à partir d’une discussion sincère et soucieuse du respect de la diversité afin de mettre au point un programme minimal pour réaliser le changement indispensable que le peuple attend avec impatience. Au lieu de continuer à vivre dans une sorte de clubisme atavique et caractéristique des formations politiques mauritaniennes, il est urgent de faire preuve de dépassement pour anticiper les dérives qui prennent corps et qui sont dans leur phase d’explosion. Il est de la responsabilité des hommes politiques qui incarnent une certaine idée de la Mauritanie de mettre en pratique leur vigilance par la formulation de propositions permettant une sortie de crise. Il est à constater que depuis le mois de novembre, la situation s’enlise et les discussions, à défaut de se poursuivre, piétinent et les initiatives sont autant rares que difficiles.
Il convient de reconnaître aussi que la complexité de notre situation politique n’échappe à personne, néanmoins, devant la difficulté, la conjugaison des efforts et le rassemblement des énergies sont un impératif de survie. C’est pourquoi, il est nécessaire et vital de retrouver le sens de l’initiative que le pouvoir a confisqué depuis longtemps et que nous n’arrivons pas à reprendre ne serait-ce que sur le terrain des idées qui ne constituent pas sa force puisqu’il agit par la force qui est le propre des médiocres et quand la médiocrité et la force font alliance, elles produisent le mal. Si, l’opposition veut précipiter la fin de la violence que subit notre peuple, elle doit se faire violence pour se donner les moyens de cheminer vers son objectif qui est de libérer le pays du dictateur. L’heure de la fin du règne de Taya a sonné, mais quelle succession ? Qui va prendre sa place ? Quelle place va occuper l’opposition ? Ces questions doivent nous interpeller et nous permettre de préciser notre action pour ne pas être pris au dépourvu. L’histoire n’attend pas et ne s’arrête guère, elle poursuit sa marche tumultueuse et heurtée alternant guerre et paix, en s’enrichissant plus de tragédie que de paix. Et, nous devons prêter aux clameurs de l’actualité agitée du monde et de notre continent tenaillé par la violence de conflits meurtriers au grand dam de nos peuples.
Il en résulte que le long chemin de la reconnaissance de l’injustice subie oblige le bourreau à persister dans l’entreprise de méconnaissance et de négation pour se faire bonne conscience. La demande de reconnaissance est une lutte sans merci qui, n’a de répit que l’aveu du coupable dont la traduction en acte est l’acceptation de l’autre, dans son altérité, c’est à dire sa différence. La dignité offensée et l’honneur blessé par une logique de l’arbitraire ne peuvent trouver leur compensation que dans le rétablissement de la justice. Les morts sans sépulture dont les corps sont perdus dans notre vallée et dans le désert hantent notre sommeil à la tombée de la nuit et tourmentent notre mémoire qui attend que justice soit faite pour enfin commencer le travail de deuil. C’est pourquoi, l’oubli est impossible. S’il n’est plus possible de se contenter du regret et du silence complice, il importe de s’inscrire avec intransigeance dans une dynamique de l’exigence de justice. Il n’y a pas de courage pour la paix quand l’impunité fait loi. La Mauritanie que nous voulons bâtir et à laquelle nous aspirons doit reposer sur la citoyenneté républicaine, fondée sur l’Etat de droit, socle de la démocratie. Il n’est pas possible de construire une société paisible sur le racisme, le négationnisme et le particularisme tribal ou ethnique.
S’il est vrai que les vœux pieux ne peuvent être le ressort d’un combat pour la justice, il faut reconnaître que sans idéal, le combat politique perd son sens et produit de l’amateurisme, dont l’activisme artisanal est sans lendemain. L’aspiration à la liberté et à l’égalité sous la dictature s’apparente à une lutte à mort parce qu’elle prétend à la ruine de ce que le régime dictatorial entend ensevelir au profit de la logique de l’arbitraire qui est le moteur de la tyrannie. C’est pour dire non à cette logique insensée de la négation de l’autre et du refus de reconnaître son humanité et son identité nationale dans le respect de la différence que votre association a bien voulu organiser cette journée.
Je vous remercie.
C’est pourquoi, le but de mon intervention est de m’interroger sur le type de génocide qui a bien eu lieu en Mauritanie de 1989 à 1991 pour prendre la période la plus cruelle qui singularise la tragédie vécue par ce qu’il est convenu d’appeler les « négro-mauritaniens ». Je ne reviendrai pas sur le pourquoi de cette dénomination pour caractériser la composante socioculturelle dont l’appartenance à la Mauritanie est niée par des courants racistes, chauvins et xénophobes qui constituent les sources d’inspiration de la planification politique et militaire de l’épuration ethnique. Mon intervention sera articulée autour d’une réflexion sur la nature de l’épuration ethnique comme figure du génocide à partir de quelques définitions, la caractérisation du cynisme du régime actuel dans son nouveau visage et enfin autour de l’impasse (dans laquelle se trouve) de l’opposition.
Je voudrais, pour commencer, tenter de cerner à travers quelques définitions le terme de génocide les caractéristiques qui apparentent la tragédie des négro-africains à un génocide. Dans le Grand dictionnaire Larousse, il est écrit « Extermination systématique d’un groupe humain , national, ethnique, racial ou religieux. »
Dans l’Encyclopédia Universalis, on peut lire ceci : « le concept de génocide signifie l’extermination de groupes humains entiers comme tels. » plus loin « les actes constitutifs du génocide aboutissent toujours à l’anéantissement physique et biologique du groupe, ce qui constitue d’ailleurs l’essence de ce crime, quels que soient les moyens mis en œuvre pour atteindre ce but : meurtre d’un nombre plus ou moins grand de membres, atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle. »
Je retiens de ces deux définitions, un processus qui débute par une volonté, une intention dont la visée explicite est la mise à mort d’une entité nationale du fait de sa race, de son identité ou de sa religion. Pour l’exécution de cette intention criminelle, des moyens sont mis en œuvre qui sont des instruments capables de tuer pour éliminer un nombre important des membres du groupe cible. Le meurtre dans ces conditions étant justifié au départ par les détenteurs de la légitimité, il est supposé que les acteurs agissent en toute impunité. Acte prémédité, orienté et encadré, le processus est déclenché avec une finalité précise, l’anéantissement physique d’un groupe.
Au vu de ces définitions, la configuration du processus d’épuration ethnique en Mauritanie en constitue une illustration claire en ce sens que le groupe désigné ce sont les négro-africains, il est constitutif de la communauté nationale de laquelle, le régime raciste a décidé de l’exclure. Ce groupe a été soumis à des conditions inhumaines et dégradantes, nié dans son identité nationale, par la destruction des preuves de son état civil, l’expropriation de ses terres, l’interdiction d’accès au fleuve pour des populations dont la vie en dépendait et les persécutions permanentes infligeant aux populations des souffrances atroces. A ces deux définitions, j’ajouterai la formulation lumineuse sur l’épuration ethnique par Boye Alassane Harouna : « L’épuration consiste pour un Etat, une administration, une institution, à se débarrasser par l’exclusion ou par élimination physique de personnes jugées (…) hostiles ou dangereuses du fait (…) de leur identité, de leur appartenance, de leurs idées ou actes. » dans sa conférence faite (tenue) à Orléans le samedi 24 mai 2003.
Le constat est sans appel, les actes posés par le régime de Ould Taya, dont la radicalisation a pris prétexte de la publication du Manifeste des FLAM pour amplifier la répression contre la communauté négro-africaine. Entre le déni de la réalité et ses manifestations effectives, la démonstration de la vérité peut se passer des polémiques sémantiques dont l’intérêt est ailleurs.
Il est établi que les auteurs du génocide ne peuvent admettre la dimension horrible de leurs actes au nom du principe de méconnaissance de l’humanité de l’autre. La pédagogie du génocide, pour fonctionner, dans sa barbarie et produire son efficacité redoutable se refuse à reconnaître sa victime comme un être humain. Certes, il est conscient qu’il n’est pas en face d’objets sans âme ou de simples animaux, mais il lui faut se dépouiller de toute vision humaine de l’humain et de l’humanité de l’autre dont l’assignation à résidence identitaire et raciale, lui permet de tuer sans être troublé. Hélas, La Mauritanie est entrée à partir de 1989 dans l’histoire terrible et difficilement reconnaissable de l’horreur infligée à (une communauté entière) des peuples dont le seul tort est d’être différents. L’histoire de l’humanité, à travers ses barbaries innommables, semble nous dire : « malheur à un peuple différent dans un pays où la domination s’instaure comme loi et ce, sur la base du refus de la différence. »
C’est pourquoi tous les génocides de l’histoire, comme celui perpétré dans notre pays se présentent comme un « gigantesque massacre » qui ont fait des victimes innombrables, sans coupables désignés. C’est avec l’évacuation de tout sentiment de culpabilité, que les acteurs du crime organisé se mettent à l’œuvre avec rapidité avant que ne se déclenche la réaction de la dénonciation ou la nausée qui est causée par l’excès de la mise à mort. Au bout de l’aventure désastreuse du meurtre, le dégoût du tueur qui résulte du retour à la vie consciente et ordinaire. Un sentiment de révulsion l’envahit au point de se poser la question torturante de la conscience solitaire qui reprend le dessus, à la cessation de la fureur collective qui emporte dans une sorte d’ivresse où la foule en transe ne permet plus d’entendre la voix de la conscience.
En ces journées folles du mois d’avril 1989, où des centaines de mauritaniens furent massacrés sur toute l’étendue du territoire, il n’y a point de doute qu’une logique génocidaire s’est déployée et s’est prolongée par le massacre de centaines de militaires en 1991 dont les corps gisent dans le désert et dans des fosses communes. Il y a eu bien un voyage sans retour et une descente aux enfers pour des hommes, des femmes et des enfants qui avaient le tort d’être noirs.
L’extermination définitive programmée de la communauté négro-africaine fut prolongée par la décision des autorités de poursuivre l’épuration ethnique par la déportation et en 1991 n’eût été le déclenchement de la guerre du Golfe dont la conséquence fut la défaite de Saddam qui soutenait le génocide en Mauritanie la tragédie aurait atteint sa phase définitive.
Si la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu, la question négro-africaine aurait trouvé une solution catastrophique : l’élimination systématique et radicale de la composante négro-africaine pour que l'homogénéité de la Mauritanie arabe devienne effective.
Le déclenchement d’une logique de pouvoir consistant à nier et à banaliser la réalité de cette tragédie conduisit le régime à se précipiter dans une offensive diplomatique pour étouffer les voix de la communauté internationale en fermant les frontières afin d’empêcher la circulation des informations. Le régime raciste s’était rendu compte de l’énormité des crimes commis et de l’atrocité indescriptible des méthodes appliquées pour exterminer des vies dont l’innocence se transforma en culpabilité. Génocide ou épuration ethnique, le fait est que la volonté d’extermination a atteint des objectifs incontestables par une folie meurtrière avec l’aide de tous les corps : militaires, gendarmes, policiers, gardes. Les Préfets, les Gouverneurs, les Magistrats, les chefs d’établissements, les cadres civils Baathistes, Nassériens et sympathisants finirent par participer à l’entreprise d’extermination du « négro-africain » pour enfin concrétiser le rêve d’un Etat arabe.
Il en résulte que l’inhumanité de cette monstrueuse entreprise accomplie par le régime de Taya a proclamé la consigne de la négation des faits au point que les militants négro-africains du parti-Etat sont tenus de faire la propagande de la falsification de l’histoire pour ôter toute crédibilité au combat de l’opposition mauritanienne et des victimes de la politique raciste de Taya. D’où, le cynisme du régime qui constitue le deuxième point de mon propos.
S’il est vrai que des efforts n’ont pas été faits dans le sens de la construction de la nation mauritanienne fondée sur un Etat de droit, pilier d’une République respectueuse de sa diversité, il est incontestable que c’est avec le régime actuel que la barre de la dislocation de la cohésion nationale a été franchie. Ould Taya a trouvé les stratégies les plus efficaces pour la construction d’un Etat fondé sur l’identité exclusive dans la perspective de l’admission définitive de la Mauritanie dans le bloc arabe. Il a ainsi défié la communauté internationale et arabo-africaine qui n’ont pas réagi face à une tragédie qui continue à être ignorée, méprisée, occultée, voire niée.
Le régime de Nouakchott multiplie les sujets de diversion occultant sa vraie nature raciste et tribale afin de bénéficier de la complicité des Puissances et des pays de la sous-région pour persévérer dans sa politique de ségrégation et de marginalisation des Noirs. Pour traduire cette exclusion en acte, les pressions, les intimidations, les arrestations arbitraires et l’absence de perpectives des cadres négro-africains sont devenus des actes institutionnalisés dans la pratique. L’instauration de l’arabisation comme pilier du système et l’éradication du bilinguisme ont accentué l’isolement des cadres francophones. L’éviction des langues nationales du primaire pour le supérieur a fini par sceller le refus de leur promotion dans le système d’enseignement. La consolidation des réseaux de clientélisme fondés sur l’appartenance tribale et régionale pour l’accès aux postes de décision et aux ressources économiques et financières est une règle sacro-sainte du dispositif du système.
Sur le plan international, le régime a réussi par le bradage des ressources nationales à rendre inaudible la dénonciation de l’injustice érigée en règle. Ould Taya a donné l’image d’une Mauritanie engagée dans la lutte contre le terrorisme pour séduire l’Amérique de Bush. Aujourd’hui, avec la perspective du pétrole qui, paraît-il, coulera à flot, la diversion s’est amplifiée comme si le pétrole pouvait apporter la démocratie et la justice en lieu et place des minerais et du poisson. La valse diplomatique en dit long sur la volonté du régime actuel d’étouffer la voix de ceux et de celles qui entendent porter à la face du monde, l’obstination du régime à persévérer dans la consolidation du système d’exclusion et de ségrégation au détriment des aspirations du peuple. Les opprimés, les déportés et les apatrides qui n’aspirent qu’à retourner dans leur pays et y vivre dignement.
L’actualité récente, depuis la victoire du candidat Haïdalla transformée en défaite, met en évidence la logique constante de l’arbitraire ; les arrestations continuent, les enfants de l’ancien président ne sont pas épargnés. En vérité, Taya se moque de l’opinion nationale et internationale profitant du cynisme des Puissances pour exécuter un programme politique consacrant l’exclusivité arabe de la Mauritanie. Convaincu, dans le fond, que la base idéologique du système dans son orientation panarabiste est confortée par la majorité de la classe politique, Taya procède à l’accomplissement du processus d’exclusion des Négro-africains sans soucis. C’est plutôt, la dimension tribale et clanique de son régime qui lui donne quelques inquiétudes ; le coup de force du 08 juin apparut comme un signal d’alarme. Il a tenté de banaliser cet événement, comme il est de coutume dans son cynisme habituel. Mais, il est conscient que son pouvoir est désormais fragilisé et menacé par les frustrations accumulées par ceux des Mauritaniens qui ne peuvent pas se soumettre au fatalisme de l’impuissance et de la peur et qu’il ne peut pas désarmer comme les Négro-africains. Par son mépris constant de son entourage et son refus de partager le pouvoir et d’accepter la nécessité de la transformation de la dictature en démocratie et par son entêtement suicidaire, Taya expose le pays à toutes les dérives. Le pays est véritablement en danger. D’où le cynisme du Pouvoir et sa crispation dictatoriale.
Où est l’opposition ? que peut-elle faire ?
Le questionnement sur l’opposition mauritanienne exige un sens de la mesure et une conscience réelle de l’opacité du régime et de son intolérance quant à l’émergence minimale d’une opposition ayant le droit et le devoir de participer à la construction d’une nation juste et démocratique. En réalité, le tyran-président n’est pas prêt à respecter l’existence effective et active d’un pluralisme politique. En grande partie, l’impasse de l’opposition tire sa source des blocages instaurés par le pouvoir qui n’a jamais voulu accepter l’instauration de la démocratie. Il est clair qu’une opposition sans possibilité d’accès aux médias et à l’espace public se renforce difficilement. Pour exister, il faut des espaces de liberté, de discussion publique et de rencontres régulières avec le peuple. La Radio, la télévision et bon nombre de médias qui se disent indépendants sont sous la coupole de l’Etat ou de ses alliés. Comment, dans cette situation, conscientiser le peuple ou faire passer le message ? Sans oublier que la censure est en vigueur, les pressions et l’obligation pour les cadres de s’inscrire dans la logique du Parti-Etat, condition d’accès à une promotion ou à la préservation de leur poste. Même, pour une affectation ou pour l’accès au logement administratif, il est de règle d’accepter d’être dans la mouvance du pouvoir.
Il convient de reconnaître que l’opposition souffre de ses propres maux qui reflètent, en grande partie, les tares de la société mauritanienne où la conscience du sacrifice est la moins partagée. Le militantisme politique, comme dévouement à une cause et un engagement pour un idéal, est déficient au point que la politique est réduite à son sens le plus vulgaire et le pus commun : carriérisme, arrivisme et opportunisme. Nous sommes encore sous le règne de la mentalité qui voudrait que la politique s’identifiât à l’exercice de fonctions qui permettent de s’enrichir et d’enrichir les siens. Au vu de la nature du régime et de la tragédie dont il est responsable, il serait inacceptable de raisonner en termes de gain ou de profit, c’est à dire d’envisager la politique dans le court terme.
La vacuité du projet politique et pour cause le manque de formulation claire d’un programme qui puisse rassembler les partisans d’une Mauritanie juste et démocratique entretiennent le flou, les tergiversations et les revirements d’un peuple pris de panique par l’absence de perpectives et d’issue devant les agressions permanentes d’un régime boutiquier qui se soucie peu de la survie quotidienne des Mauritaniens et surtout des plus démunis. Aux blessures de l’humiliation s’ajoutent les souffrances d’un quotidien insupportable dans un pays où le commerçant est roi, étant entendu qu’il est le financier du dictateur et qui le laisse faire les lois du marché.
Perspectives
Devant une situation aussi chaotique, l’opposition a l’obligation de s’entendre à partir d’une discussion sincère et soucieuse du respect de la diversité afin de mettre au point un programme minimal pour réaliser le changement indispensable que le peuple attend avec impatience. Au lieu de continuer à vivre dans une sorte de clubisme atavique et caractéristique des formations politiques mauritaniennes, il est urgent de faire preuve de dépassement pour anticiper les dérives qui prennent corps et qui sont dans leur phase d’explosion. Il est de la responsabilité des hommes politiques qui incarnent une certaine idée de la Mauritanie de mettre en pratique leur vigilance par la formulation de propositions permettant une sortie de crise. Il est à constater que depuis le mois de novembre, la situation s’enlise et les discussions, à défaut de se poursuivre, piétinent et les initiatives sont autant rares que difficiles.
Il convient de reconnaître aussi que la complexité de notre situation politique n’échappe à personne, néanmoins, devant la difficulté, la conjugaison des efforts et le rassemblement des énergies sont un impératif de survie. C’est pourquoi, il est nécessaire et vital de retrouver le sens de l’initiative que le pouvoir a confisqué depuis longtemps et que nous n’arrivons pas à reprendre ne serait-ce que sur le terrain des idées qui ne constituent pas sa force puisqu’il agit par la force qui est le propre des médiocres et quand la médiocrité et la force font alliance, elles produisent le mal. Si, l’opposition veut précipiter la fin de la violence que subit notre peuple, elle doit se faire violence pour se donner les moyens de cheminer vers son objectif qui est de libérer le pays du dictateur. L’heure de la fin du règne de Taya a sonné, mais quelle succession ? Qui va prendre sa place ? Quelle place va occuper l’opposition ? Ces questions doivent nous interpeller et nous permettre de préciser notre action pour ne pas être pris au dépourvu. L’histoire n’attend pas et ne s’arrête guère, elle poursuit sa marche tumultueuse et heurtée alternant guerre et paix, en s’enrichissant plus de tragédie que de paix. Et, nous devons prêter aux clameurs de l’actualité agitée du monde et de notre continent tenaillé par la violence de conflits meurtriers au grand dam de nos peuples.
Il en résulte que le long chemin de la reconnaissance de l’injustice subie oblige le bourreau à persister dans l’entreprise de méconnaissance et de négation pour se faire bonne conscience. La demande de reconnaissance est une lutte sans merci qui, n’a de répit que l’aveu du coupable dont la traduction en acte est l’acceptation de l’autre, dans son altérité, c’est à dire sa différence. La dignité offensée et l’honneur blessé par une logique de l’arbitraire ne peuvent trouver leur compensation que dans le rétablissement de la justice. Les morts sans sépulture dont les corps sont perdus dans notre vallée et dans le désert hantent notre sommeil à la tombée de la nuit et tourmentent notre mémoire qui attend que justice soit faite pour enfin commencer le travail de deuil. C’est pourquoi, l’oubli est impossible. S’il n’est plus possible de se contenter du regret et du silence complice, il importe de s’inscrire avec intransigeance dans une dynamique de l’exigence de justice. Il n’y a pas de courage pour la paix quand l’impunité fait loi. La Mauritanie que nous voulons bâtir et à laquelle nous aspirons doit reposer sur la citoyenneté républicaine, fondée sur l’Etat de droit, socle de la démocratie. Il n’est pas possible de construire une société paisible sur le racisme, le négationnisme et le particularisme tribal ou ethnique.
S’il est vrai que les vœux pieux ne peuvent être le ressort d’un combat pour la justice, il faut reconnaître que sans idéal, le combat politique perd son sens et produit de l’amateurisme, dont l’activisme artisanal est sans lendemain. L’aspiration à la liberté et à l’égalité sous la dictature s’apparente à une lutte à mort parce qu’elle prétend à la ruine de ce que le régime dictatorial entend ensevelir au profit de la logique de l’arbitraire qui est le moteur de la tyrannie. C’est pour dire non à cette logique insensée de la négation de l’autre et du refus de reconnaître son humanité et son identité nationale dans le respect de la différence que votre association a bien voulu organiser cette journée.
Je vous remercie.