Introduction
L'Ordonnance No-81 234, du 9 novembre 1981, du Comité Militaire de Salut National "abolissant l'esclavage sous toutes ses formes" devait être le début de la fin de l'histoire de l'esclavage en Mauritanie. Hélas, ce n'est pas demain la veille. L'esclavage et les luttes anti-esclavagistes ont de beaux jours devant eux pour alimenter l'opposition entre forces démocratiques et tenants d'un système social vermoulu. Un système esclavagiste qui est présent dans toutes les formations sociales - tant négro-africaines qu'arabo-berbères - et dont les fondements reposent sur l'aliénation de la force de travail d'individus qui forment le tiers de la population mauritanienne. Le combat pour son éradication est d'autant plus urgent à mener que nous ne rencontrons nulle part de mesures d'accompagnement aux diverses abolitions juridiques, plusieurs fois répétées, et aux mesures de toutes sortes, restées sans effet depuis 1902. Le gouvernement en place nie catégoriquement la pérennité de l'esclavage dans le pays. Cependant, ses abolitions successives administrent par elles-mêmes la preuve manifeste de son existence, de sa réalité et de son impunité.
En Mauritanie, peut-être plus qu'ailleurs, la reproduction des rapports esclavagistes ne réside plus uniquement, et ce depuis longtemps, dans les rapports de production et d'échanges. Une culture esclavagiste s'y est installée qui explique qu'un esclave, à peine affranchi, soit tenté à son tour de reproduire ces mécanismes. Retracer la genèse de ce problème et se prononcer sur son actualité relèvent donc d'une gageure, la rareté d'études d'ensemble ne formant pas encore une masse critique satisfaisante. C'est avouer par avance les lacunes que pourrait présenter cette contribution.
J'aborderai ici la socio-histoire de l'esclavage chez nous en m'appuyant surtout sur la Mauritanie négro-africaine, trop souvent occultée dans les études théoriques sur la Mauritanie.
J'articulerai ma problématique autour de trois axes essentiels :
I. Les formations ethniques et sociales de l'espace mauritanien "pré-colonial"
II. Un esclavage de case ancien et constamment renouvelé par la traite esclavagiste
III. Les luttes anti-esclavagistes.
I. LES FORMATIONS ETHNIQUES ET SOCIALES DE L'ESPACE MAURITANIEN "PRÉCOLONIAL".
L'espace géopolitique mauritanien actuel, circonscrit entre le Mali, le Sénégal, le Sahara occidental, l'Algérie, le Maroc et l'Océan Atlantique depuis 1900, comprend deux grandes composantes ethnico-raciales et culturelles: les Négro-africains et les Arabo-Berbères.
1. La composante négro-mauritanienne.
Elle est la première qui occupa le pays, de la préhistoire à l'arrivée des Berbères, au IIIe siècle avant J.-Christ. Très apparentée aux autres ethnies d'Afrique occidentale, elle est surtout composée de sédentaires, agriculteurs dans leur majorité. Elle serait issue de deux anciens grands groupes culturels : le groupe tékrourien (Hal Pulaaren, Wolof, Sérère) issu de ce que j'appellerai le "groupe Wakoré", et le groupe Mandé (Soninké et Bambara) issu de ce que j'appelle le "groupe Wangara".. Ces deux groupes seraient eux-mêmes issus d'autochtones sahariens que les traditions mauresques et négro-africaines appellent les Bâfour. Ce peuple - noir, selon les traditions mauresques - se serait plus tard en partie mélangé aux Berbères nouvellement arrivés du Maghreb au IIIe siècle de l'ère chrétienne. Il fut à l'origine de la plupart des palmeraies des oasis de la Mauritanie septentrionale.
Les sociétés négro-mauritaniennes issues de ces peuples anciens sont agricoles dans leur écrasante majorité. La redistribution et la mobilité géographiques actuelles des populations mauritaniennes résultent du dessèchement historique du Sahara et de l'occupation par les Arabo-Berbères de ce Sahara abandonné par les Noirs, dont le repli se fera vers le sud, dans la vallée du Sénégal. Les modes et systèmes de productions fondamentaux chez les Négro-mauritaniens étant agraires, c'est une lapalissade de rappeler que là où ces populations ont trouvé l'eau en abondance, elles ont établi avec elle et avec les autres ressources du milieu des contrats immémoriaux d'utilisation et de conservation durables, empreints de totémisme. Il faut donc considérer comme condition déterminante des replis vers les zones humides et les plaines d'inondation, non pas les pressions des nomades, mais les altérations du climat et du milieu, qui obligèrent les Négro-Mauritaniens à chercher fortune ailleurs. Lorsqu'elles descendront définitivement dans la vallée du Sénégal et ses affluents dans la deuxième moitié du XIXe siècle, elles n'en continueront pas moins de résister aux diverses pressions et tentatives de domination des nomades du Nord. Ceci est d'autant plus vrai que la nécessité du repli que leur imposa le dessèchement historique du Sahara vers les zones humides plus méridionales ne videra pas totalement les oasis du Nord de leurs autochtones noirs.
Tant que les peuples de l'espace mauritanien vivaient dans des États différenciés, et avant que la colonisation ne les réunisse dans l'État territorial actuel et se situant au même niveau technologique, ils avaient su adopter des stratégies de défense qui protégeaient leurs sociétés respectives contre l'agression de leurs voisins, avec les mêmes types d'armes et les mêmes possibilités de les fabriquer ou de les acquérir. Quoi que l'on sache, et malgré l'accent mis par certaines études aux conclusions trop hâtives sur la prétendue supériorité militaire du nomade sur le sédentaire, il est démontré qu'au cours de l'histoire qui précède la traite négrière atlantique, des tribus entières de nomades maures avaient été très souvent assujetties par les États noirs agricoles, comme l'empire du Tékrour, du Ghana, du Mali, du Djolof, du Cayor, du Songhaï et du Fouta Toro (des Satigui et des Almami). Les États berbères Sanhadja d'Awdaghost et almoravide avaient également très souvent soumis beaucoup de tribus noires de l'espace mauritanien médiéval.
2. La composante arabo-berbère.
Apparentée aux populations du Maghreb et du Proche-Orient, la communauté maure beydane (blanche) est née de la rencontre des autochtones Berbères d'Afrique du Nord et des Arabes Beni Hassan en mal de territoire et à la recherche d'un pays d'accueil. Après que leurs ancêtres Beni Hilal furent chassés d'Arabie par les khalifes abbassides au XIe siècle, et après une longue odyssée au Maghreb, les Beni Hassan sont eux-mêmes chassés du Maroc au XIVe siècle. Berbères et Arabes fusionnent à l'issue de longs conflits et d'alliances qui tournèrent en faveur des seconds dans le contrôle de la société maure.
L'élite beydane, ou maure blanche arabisée, qui contrôle les sommets de l'État mauritanien contemporain, cherche depuis 1965 à étendre cette arabisation aux ethnies négro-mauritaniennes ayant leurs langues et cultures propres. Cette arabisation est le prolongement de celle entamée à la fin du XVIIe siècle en milieu maure par les Arabes Béni Hassan, et qui a fait disparaître la langue et l'identité berbères de Mauritanie. Une partie des esclaves et affranchis noirs qu'on trouve dans la communauté maure est issue des groupes négro-africains de la Mauritanie saharienne d'avant le désert. Ces esclaves, Haratines et Abîd, forment la composante sociale démographiquement la plus importante du pays, selon tous les recensements de ces dernières années.
3. Esclavage et recomposition ethnique et sociale
L'espace mauritanien est un espace ouvert de compétition et de compénétration ethniques, malgré les conflits historiques connus qui traversent son histoire. Ces conflits sont producteurs d'esclaves et recomposent toujours les formations sociales et culturelles de l'ensemble mauritanien. Les ressortissanats de chaque communauté ethnico-culturelle se sont vus asservis les uns par les autres. Ainsi les esclaves provenaient de toutes les ethnies de cet espace mauritanien et des espaces voisins. Les Maures eurent à se battre contre l'Empire des Déniyanké, dits des "Oulad Tenguella" qui, depuis le Satigui Sawa Lamu (XVIIe siècle), dominait bon nombre de leurs tribus. C'est contre leurs descendants que les Croisés de la Char Babba de Nacer Eddine - noblesse de robe maure - se sont heurtés pour s'affranchir de leur tutelle avant de retourner leurs armes contre les guerriers arabes soutenus par les Sultans marocains et l'Atlantique. Ces guerres portèrent les guerriers Beni Hassan à la tête de la société maure au détriment des marabouts berbères (Zwaya).
C'est le phénomène quasi-inverse qui se produisit en milieu négro-africain du Fuuta Tooro, entre autres, où les marabouts vainquirent la monarchie militaire pour y faire aboutir, un siècle plus tard, le projet théocratique et d'abolition de la traite esclavagiste initié par l'élite musulmane maure berbère. En effet, après l'abolition de la traite esclavagiste dans ses Etats, l'Almamy du Fuuta Tooro, Abdel Kader Kane porte la guerre aux émirats arabes Hassan des Trarza et des Brakna et les soumet au paiement de tributs à la nouvelle République du Fouta.
Il est donc temps de dépasser les clichés du schéma linéaire, inlassablement reproduit et fixé dans les esprits et les écrits récents, d'une suprématie presque "congénitale" du nomade sur le sédentaire, du Blanc sur le Noir. Ce schéma raciste et partisan est difficilement soutenable en Mauritanie. Ceci de l'empire du Ghana (VIIIe siècle) à la république du Fuuta (XVIIIe-XIXe siècle).
Si les sédentaires noirs avaient toujours été soumis aux Maures, selon une certaine historiographie, donc dans une position très peu enviable d'éternels asservis, d'où viendrait alors l'adoption, puis l'assimilation, par le plus grand nombre de tribus mauresques, des patronymes tékrouriens (Pulaar, Wolof) et wagadou (Soninké)?
Je suis tenté pour ma part de répondre plus simplement qu'avant de porter l'habit arabe, plus valorisant après le XVIII ème siècle, le beydane trouvait plus gratifiant d'appartenir au moule culturel négro-africain, plutôt qu'à celui d'un Maghreb alors condescendant à son égard. Bien avant que l'idéologie récente de l'ultra-arabisme rejette cette négrité revendiquée, ou cette partie nègre dans le Maure qui fait de lui un métis dans tous les sens du terme, le regard du nomade beydane était davantage tourné vers les fastes des ensembles culturels, politiques et civilisationnels négro-africains du Moyen-Âge soudanais. En effet, les Idaw Aly, Tendagha, Ikoumleylin, Tadjidbit (Berbères), Oulad Ahmed Min Daman et les Ulad Daman (Arabes Hassan), etc... portent les noms totémiques négro-africains de Fall. Les Oulad deyman devinrent des Dieng. Les Oulad Biri (tribu du Président Mokhtar Ould Daddah) préfèrèrent pour eux le patronyme Diakhaté. LesTadjakant celui des Baby (c'est à dire Bah). Les Idag Jë devinrent des Dia. Les Laghlal, des Sibi (soninké), et j'en passe. Pourquoi ces tribus pourant assez puissantes adoptèrent-elles ces patronymes négro-africains ? Les Diagne restent attifés du superlatif de "maure" : "Diagne-Naar" (c'est-à-dire "Diagne le maure"), et sont wolof et pulaar. Et tous ces Halpulaar, Wolof, Soninké ou Bambara qui se cherchent, à juste titre, des ancêtres arabo-berbères, réels ou fictifs ? Les familles Kane, Wane, Sy, Ly, Hanne, comptent de nombreux Maures d'origine parmi elles. Que dire des Soninké devenus Hal-pulaar, Wolof et Maures (Laghlal) ? C'est de tous les côtés que la compénétration ethnique s'est opérée.
Les communautés ethnico-culturelles de Mauritanie - aussi bien sédentaires que nomades - avaient été si fortement opposées par ces conflits, et si étroitement liées après des réconciliations historiques, qu'elles s'influencèrent fortement les unes les autres. Ce qui serait une des grandes explications des traces d'un enrichissement réciproque, qui constitue l'originalité d'une personnalité mauritanienne aujourd'hui trahie. Le système des castes dans la société maure, comme certaines de ses traditions architecturales, alimentaires, vestimentaires et musicales, est plus de facture négro-africaine que maghrébine, berbère ou arabe, sociétés qui ignorent totalement ce type de système. Inversement, l'influence arabo-berbère est si forte dans les sociétés négro-mauritaniennes que certaines ont fini par ne même plus savoir comment nommer les jours des fêtes religieuses, de la semaine ou des mois (leur nomenclature existe pourtant dans les langues négro-africaines !) si ce n'est en arabe et en sanhaja. L'Islam aidant, les familles maraboutiques maures se sont fait des disciples nombreux parmi les Négro-africains et jouissent chez eux de beaucoup de considération. Inversement, certaines grandes tribus beydanes ne respirent et ne jurent d'aller au paradis que par la vertu de grands cheikhs négro-africains.
Si aujourd'hui les esclaves chez les Maures sont majoritairement d'origine négro-africaine, l'histoire de l'esclavage en Mauritanie montre que beaucoup de Maures blancs avaient été asservis dans les sociétés négro-africaines. Tous ces "Naar-u-kajor", ces "Gallé SafalBé", ont côtoyé les Awgal, les Ngadès totalement fondus dans les populations noires du fleuve au rang d'hommes castés. La pratique dominante chez les Négro-africains, lorsqu'ils en venaient à vaincre leurs ennemis maures blancs, était d'éliminer la plupart des hommes adultes et de ne conserver que les femmes. Cette élimination des prisonniers nomades adultes répondait à la nécessité de réduire les bouches à nourrir inutiles, dans les sociétés agricoles qui cherchaient à combler le manque de main-d'oeuvre.
Un autre fait déterminant est celui des problèmes de survie des nomades dans des zones aussi humides que les vallées des fleuves sahéliens et de leurs bassins versants sénégalo-mauritaniens. Essentiellement, en période hivernale lors des fortes pluies et la prolifération des moustiques (malaria, phtisies et autres parasitoses). La présence de Beydane de condition servile ou modeste est attestée dans ma communauté d'origine : la communauté dimaroise, mauritano-sénégalaise. Nous avons en effet mélangés à la population du Dimar et du Waalo depuis le XVIIe siècle, des Oulad Rizg vaincus qui ont fini par se réfugier dans ces deux États et chez Oulad Beniouk. Leurs survivants eurent à remplir les rôles de palefreniers aux côtés des Znaga Ngadès, partagés entre le Dimar et les Oulad Biri. Leurs familles gardent encore les stigmates de leur origine. Ceux de Dialmath (dernière capitale historique de la province) et de Tékane (cf. les NgadisnaaBe du Dimar) ont leurs parents, restés blancs à Boutlimit, dans la mouvance des Oulad Biri. Il faut également souligner le fait que les mécanismes de l'hérédité, au plan phénotypique (loi de la dominance de Mendel), montre la dominance du sang "noir" sur le sang "blanc". Les esclaves blancs dont les descendants ne se croisent plus qu'avec d'autres noirs, devenaient noirs dans les générations suivantes, à force de métissage. On voit encore des types physiques de Noirs qui tirent sur la physionomie et la morphologie beydanes aussi bien parmi les hommes libres que parmi les esclaves dans les sociétés wolof, soninké, bambara ou pulaar. Al Oumari (14e siècle) signale la présence de nombreux esclaves blancs (turcs) achetés au Caire par Kankan Musa, empereur du Mali. Beaucoup de Hassan sont devenus racialement noirs : à l'Est (Hodh oriental), nous avons l'exemple des Oulad M'Bareck. Dans le Hodh occidental, les Oulad Nasr. Au Sud, la plupart des Oulad Nogmach ; les Litama (descendants d'Al Yatim, petit-fils de Kerroum) du Gorgol et de l'Assaba ; les cadets des Oulad Siyed appelés Oulad Al-hadj Darmanko (les Dramankours des textes français).
A. Une communauté servile particulière au sein de l'ethnie maure : les Haratines (affranchis) et Abid (esclaves).
Les rapports historiques entre Maures et Noirs et la demande esclavagiste allaient produire sur la longue durée de nouvelles configurations sociales et des recompositions ethniques comme signalé ci-dessus. L'innovation sociale opérée par la présence d'esclaves passera dans ces formations sociales par une lente assimilation des nouveaux arrivants confinés, cependant, au bas de la stratification sociale. Parmi ces nouveaux acteurs : les Maures Noirs, dits Haratines ou serviteurs (s'ils sont juridiquement libres) et Abîd ou esclaves (quand ils sont juridiquement asservis).
Les Abîd et les Haratines se singularisent par leur double appartenance raciale, négro-africaine et linguistique, arabo-berbère. Sur le plan culturel, les patrons négro-africains et arabo-berbères s'hybrident plus clairement dans ce groupe social. Les démographes affirment que les Haratines sont la composante mauritanienne numériquement la plus importante par rapport à chaque ethnie prise à part. Ceci laisserait-il supposer qu'elle est une ethnie à part, ou en devenir ? En tout cas, ils sont plus qu'une classe sociale, au sens marxiste du terme, puisqu'à l'intérieur même du groupe, des rapports d'exploitation et d'inégalité économique, juridique et politique existent. Ils sont moins qu'une ethnie, puisqu'ils sont, bien que d'origine négro-africaine, une composante de l'ethnie maure dont ils ont la langue et les moeurs. Frange linguistique arabe et berbère chez les Négro-africains et composante nègre chez les Arabes et Berbères, la communauté haratine pourrait jouer dans une durée longue un rôle intégrateur très important. Elle est synthèse et différence dans toutes les acceptions de ces termes.
C'est ce qui la rend aujourd'hui à la fois désirable et redoutée de l'ensemble de la classe politique mauritanienne qui cherche soit à s'inscrire dans son mouvement d'émancipation pour ne pas être surprise le moment venu, soit à la manipuler au mieux de ses intérêts.
C'est donc un groupe transitoire proche d'une nationalité en action, mais qui n'a pu s'individualiser, malgré sa conscience de sa propre identité.
L'histoire culturelle et sociale l'interpelle au niveau de la condition sociale, de la race, de la langue, de la culture et du poids démographique. À ces niveaux correspond la quadruple origine du groupe :
1. il descend de citadins assimilés par une cohabitation avec des Maures majoritaires
2. il descend des autochtones noirs restés coincés dans les oasis sahariennes, dominés tour à tour par les Berbères et les Arabes
3. il descend des paysans noirs pris au Sud, soit dans les guerres de razzia, soit volés à l'orée de leur village (toujours des jeunes)
4. il descend, enfin, des captifs achetés chez des pourvoyeurs qui parcouraient les pays sahéliens et soudano-sahéliens. Quelquefois la pauvreté poussait les parents à vendre leurs enfants comme esclaves pour sauver la vie des autres.
Les serviteurs suivent leurs maîtres et se réclament de la tribu ou du groupe ethnique de ceux-ci. Ils en ont les préjugés et les sensibilités culturelles eu égard aux divers degrés d'assimilation à la culture beydane. Intervient ici la notion de proxémie (degré d'éloignement et de proximité par rapport à l'environnement culturel et linguistique négro-africain, et son impact sur le comportement de l'individu). L'analyse de cette distance est importante parce qu'elle permet de déterminer le degré d'assimilation ou de résistance, la profondeur de l'aliénation et les origines des mouvements d'émancipation qui traversent la communauté haratine d'aujourd'hui.
Dans toutes les régions où ils habitent, les Haratines sont, comme les autres Négro-africains, sédentaires, et ils forment des hameaux appelés "Adduwaba" (pluriel de Debbay). Ils cultivent toutes les portions de terrain le long des talwegs et ruisseaux asséchés en dressant des barrages, selon la coutume des peuples soudano-sahéliens. Ceux d'entre eux qui vivent dans les oasis, coupés de tout environnement culturel et linguistique négro-africain, n'en continuent pas moins de chercher à faire désespérément survivre ce qui leur en reste, et sont les agriculteurs de ces lieux. Ils cultivent le palmier dattier et, à ses pieds, entretiennent l'orge et les cultures maraîchères. L'environnement et la domination beydane durable dans ces régions ont fini par les convaincre de la fatalité de leur condition. Différents sont ceux de l'est et du sud-ouest, dans une aire dominée par les ethnies négro-africaines. La cohabitation avec les Soninké, Bambara, Hal-pulaar'en et Wolof (Néma, Timbédra, Aïoun El Atrouss, Djigenni, Bassikounou, M'Bout, Selibaby, Barkéol, Rosso, etc ) joue ici un rôle primordial dans la reconnaissance d'une proximité parentale entre les Haratines de ces régions et ces entités dont, très souvent, ils parlent encore la langue et possèdent la culture. Cette proximité commande la conscience de la parenté indéniable entre les Haratines et les ethnies noires du même espace. Ils peuvent en effet faire ressentir les liens qui les unissent à ces entités d'autant plus parentes que leurs patronymes sont encore là pour leur rappeler que l'arrachement douloureux dont parlaient leurs ancêtres a quelque chance d'être oublié.
C'est au sein de ces ethnies libres que le Hartani va chercher ses repères. La proximité géo-culturelle est déterminante dans ses rapports à l'autre. L'enfant hartani vit et grandit dans ce climat, avec ces rappels constants d'une unité culturelle éclatée. La plupart des Haratines de ces régions (Kiffa, Fasala Néré, etc ) sont très métissés avec les ressortissants de ces ethnies noires. Les Kdhadra (Dey O/ Brahim, 1959 :12), situés en Adrar et dans l'Est mauritanien, et les Ahel Filali (Trarza) ressemblent aux AwgalnaaBe chez les Hal-pulaaren, qui se sont hissés à un statut souvent supérieur à celui des ressortissants des Maures libres. Nombre de Haratines de ces régions n'étaient pas des esclaves achetés mais des cultivateurs dominés par les Maures et progressivement assimilés dans la culture maure. Ce sont des sédentaires comme ceux des oasis, à la seule et grande différence que ces derniers sont dans un isolat géo-culturel négro-africain, dominé par le poids numérique et linguistique des Arabo-berbères. Tout en parlant le hassaniya, ils se disent indistinctement Maures, Bambara, Soninké ou d'origine peule, dans les régions allant de l'Assaba aux deux Hodh. C'est le même processus qui se serait répété au Trarza avec les Oulad Beniouk, ces guerriers d'extraction noire, bras séculier et armé de l'Emirat des Trarza, d'origine surtout wolof, maure et pulaar. Ils en portent les patronymes. Dans cette tribu du sud-ouest mauritanien, les lignages sont ceux des Sow, descendants de Dina ou Deïna Ould Samba Al Foulaani (un Bodaado Jasarnaajo), de Samba El Kowri et de Samba Ould Chergui Ould Heddi Ben Terrouz et les M'baye, Diop, Fall, Dieng, Kane, etc .
Nous sommes en face du groupe tékrourien (Fouta et Waalo). Ce groupe, issu d'une rencontre des reliques des Oulad Rizg, des Wolof du Waalo, et des Peuls du Fouta, du Djolof ou de R'kiz, est l'une des principales fractions appelées "Trarza el Këhlë" (Trarza Noirs), sur lesquelles s'appuyaient l'émir des Trarza, dont les Oulad M'bareck, de M'Bomri, les Ulad Zimbotti (la suite de N'dimbëtt, reine du Waalo et épouse de l'émir du Trarza), entre Rosso et Dagana-Mauritanie, les Ulad Khayyaroum, les Ahel Attam, sur le Koundi, les Oulad Aïd de Tékane, etc .. A l'Est et au centre, les Maysara (c'est-à-dire l'élite de l'empereur du Mali), les Toumani, les Diangina, les Nama, les Demba, les Samba, les Moriba, les Makass, les Dianfa, les Tiémokho, les Makha, les Niouma, les Dougou, les Kéba, les Simbara, les Téné, etc , nous renvoient à tout, sauf à une quelconque arabité ou berbérité des Haratines. Nous sommes en face des ressortissants du groupe mandé avec ses segments soninké et bambara. Et que dire des grands noms comme Sirimakha (Silimakha), Fodé, Modi, Samori, Dieydi, Tamba, qui refusent de céder à l'assimilation culturelle ? Les Touré, les Diarra, Traoré, Dicko, Diakité, qui ne laissent plus de doute sur leurs origines du Kaarta, du Fouta Kingui, du Songhaï et du Wassoulou ? Aux captifs, achetés chez des pourvoyeurs, mêlés aux sédentaires noirs, on a pu voir s'ajouter de nombreux étudiants coraniques, venus du Sahel (Mody Sahil) qui se rendaient aussi loin que Tombouctou, Djenné ou Chinguetti pour y parfaire leurs connaissances islamiques et qui, surpris et vendus par des coupeurs de routes, ne reviendront plus chez eux. Combien de pèlerins du Fouta ou du monde manding et soninké n'arriveront jamais à la Mecque ? Tous ces "Vrig al Kuwar" (= campement négro-africain)?
Ces patronymes, comme des buttes-témoins, s'opposent à leur disparition définive. Ainsi peut-on admettre que les Sylla, Camara, Sissokho, Sanokho (des Sénoufo du Kénédougou), les Sibi, les Eyyi (originaires du Macina malien) sont, comme ceux cités plus haut, des ressortissants des ethnies du groupe mandé.. Leur art vestimentaire, monumental et culinaire, est également révélateur de leur ère d'appartenance originelle. La griffe négro-africaine et la greffe arabo-berbère donne aussi à ces Haratines un label musical dominé par la musique bambara (seyéñima; seyni kar; lëgneydiyë; etc ) et les danses guerrières songhaï. Les instruments de musique sont encore pulaar (Moolo ou Moolaaru, guitare monocorde) ou gambari (ou baylol), Nyanyooru ou Rbaab (vielle), etc La permanence de la parure de l'ensemble Kingui- Wagadu- Mali- Songhaï n'est plus à discuter. L'habitat, avec ses cases, ses clôtures, les modes de fabrication des briques d'argile, seront les mêmes de l'Adrar au Guidimakha, en passant par toutes ces régions où le fond négro-africain s'affirme fortement, à telle enseigne que nous mettons plus l'accent sur une assimilation linguistique beydane et une continuité de la civilisation nègre agricole et urbaine. La continuité culturelle nègre est là, permanente. La marque de l'arabisation est également là, qui crève les yeux.
Communauté en transition, les Haratines se donneront contradictoirement, par leur spécificité même, un rôle unificateur bénéfique. Non seulement à toute la Mauritanie, mais à toute la région. Sauf si, pris par le vertige de leur force montante, ils commettent l'erreur de ne pas jouer entre les communautés nationales le rôle qui doit être le leur : le véritable trait d'union entre deux communautés maures et noires auxquelles manquait une passerelle de communication. Cette communauté transitionnelle exprime, en effet, très clairement et mieux que toute autre, la nature complexe des rapports actuels entre Maures et Noirs.
B. Esclaves intégrés dans le système des castes dans les sociétés négro-mauritaniennes
- Chez les Soninké du Guidimakha
L'esclavage est intégré dans le système des castes, et les sous-catégories d'esclaves étaient nombreuses jusqu'à ces dernières années chez les Soninké.
Les Komo se subdivisent en Sardo (captifs acquis par héritage de père en fils) et Nanouma (captifs acquis par achat).
Les Komo-Khasso (étymologiquement = vieux esclaves) qui se subdivisent en Dionkourounko, Wanakounko et Douragandi-komo. Les Dionkourounko comprenaient les mercenaires au service du Tunka. Les Wanakounko étaient des voyageurs manding auxquels on refusait la main de jeunes filles libres et qui se mariaient à des esclaves. Ainsi les descendants de ces étrangers devenaient esclaves. Douraganda-Komo sont des esclaves qui se sont rachetés.
- Chez les Bambara
On distingue quatre catégories d'esclaves :
- Les Tonjon, en bambara de Ton = association et jon, esclaves
- Les Sôfa en bambara, de Sô = cheval et fa =père, ou préposés au pansage des chevaux.
- Les Wolosso en bambara, de wolo = né et so = maison, esclaves nés dans la famille.
- Les Dyon-fin en bambara, de dyon = esclave et de fing = noir.
- Chez les Hal-pulaaren, Wolof
La nomenclature est moins poussée. Nous avons les :
- MaccuBé en pulaar, esclaves ; Jaam, en wolof. Or, les Jaam Juddu, esclaves de case, intimement liés à la famille, sont différents des Jaam Sayor, captifs qu'on peut vendre sur le champ et issus des guerres. Cette catégorie n'existe plus et l'esclavage est pratiquement inexistant chez les Wolof de Mauritanie. Par contre, chez les Hal-Pulaaren, la caste des esclaves compterait plus du tiers de la population. En tout cas, c'est la majorité d'entre eux qui se trouve émigrée en Afrique, en Europe ou en Amérique.
- Il y a les affranchis, nouveaux et anciens : Awgal,en pulaar; Jaambuur,en wolof.
4. Réflexion sur les formes et la permanence de l'esclavage en Mauritanie
L'esclavage est, sous toutes ses formes, présent dans toute la société nationale mauritanienne, aussi bien chez les Négro-africains que chez les Arabo-berbères, même s'il est plus brutal chez ces derniers. Dans les formations sociales négro-mauritaniennes, il y subsisterait sous forme de "séquelle" et est intégré dans le système des castes. Dans ces sociétés, les préjugés de castes touchent l'ensemble des couches sociales. Dans la société maure, il s'y présente sous la forme de "survivances". Dans sa forme d'esclavage de case, qui semble être aujourd'hui la seule existante dans la Mauritanie rurale, il y satisfait aux besoins domestiques. Mais ces rapports esclavagistes en milieu maure sont largement reproduits dans les centres urbains à travers divers canaux de production au profit des maîtres (commercialisation de l'eau dans les bidonvilles, docks, tâches ménagères, etc ).
Car dans nos sociétés, l'esclave est dans tous les cas de figure un paria "arani" (étranger). Il n'a pas de parents dans sa société d'accueil. Il y perd sa référence culturelle originelle. C'est un "perdu" ou "qui a perdu" ses racines. C'est bien le sens que lui donne l'_expression pulaar de MaccuDo : "celui qui est perdu" ou "celui qui a disparu". L'esclave est alors un bien, un non-être, chargé d'apporter un plus à la famille qui l'asservit. Sa fonction économique est précise. C'est un Beydaari : celui qui fructifie ou qui croît. Il est Malal : celui qui apporte le bonheur, Malu.
Les anthropologues estiment que deux types d'esclavage ont coexisté dans l'histoire de la Mauritanie : l'esclavage de subsistance ou domestique, que l'école anglo-saxonne appelle "esclavage mobilier", et l'esclavage marchand (traite). Le premier serait lié aux structures de sociétés de subsistance, c'est à dire qu'il est un simple "générateur d'une rente vivrière", tandis que le second, l'esclavage marchand, serait "générateur de profit".
Cette typologie ne fait pas l'unanimité. Car, pour ceux qui la contestent , elle est accusée d'être par trop réductrice des multiples facettes de l'esclavage et de ses fonctions. En effet, certains descendants d'esclaves ne sont pas loin de penser que cette catégorisation semble plus insister sur des aspects formels que sur la nature intrinsèque de l'esclavage. Le réduisant à ces deux formes, domestique et marchande, cette typologie reste piégée par une approche trop économiste, qui pourrait faire oublier au passage que, dans tous les cas de figure, quels que soient les circuits ou les sociétés dans lesquels l'esclave se retrouve, il n'est, après tout qu'un instrument. Mais un instrument dont l'utilité n'est pas uniquement économique. Il est aussi moyen de contrôle politique, administratif ou militaire. L'histoire mauritanienne a connu l'existence d'esclaves remplissant des fonctions multiples hors du champ strictement économique, et régnant quelquefois sur des catégories libres ou aristocratiques au nom du souverain. Mais, dans tous les cas, et quelle que soit sa fonction, économique ou autre, l'esclave est " un être " dont l'humanité est disqualifiée.. Quelques soient les modes de son acquisition, de domination et les modalités de son exploitation. L'esclave n'est pas un " être humain ". Il lui reste à reconquérir son humanité perdue. Il n'est qu'une "une chose animée" (Aristote) dont l'usage et les modalités d'utilisation dans n'importe quelle tâche, de subsistance (rapports viagers) ou de production de surplus (rapports marchands), ne sauraient masquer cette réalité cruelle d'humiliation, d'exploitation, d'oppression et de dépersonnalisation, d'injure fondamentale. Ces types de distinction bipolaire : domestique-marchand, sont même jugés aptes à "banaliser leur calvaire, à profaner leur mémoire". Refusant de nous enfermer dans les nouveaux qualificatifs d'"archaïques" et/ou de "modernes", de l'esclavage en Mauritanie, nous souhaiterions tout de même voir les distinctions "esclavage de subsistance" et "esclavage marchand" être enrichies par la prise en compte des particularités historiques de l'esclavage, de son caractère hybride dans cet espace ouvert et inscrit, depuis le Haut Moyen-Âge, dans une géopolitique de longue durée. ll nous faut cependant admettre l'impossibilité de lui trouver un modèle théorique unique. Nous ne pouvons faire l'économie d'une analyse serrée de ses modalités dans les différentes formations sociales de l'espace mauritanien. Selon les époques et la dynamique actuelle des sous-systèmes de la formation étatique post-coloniale mauritanienne, l'esclavage traditionnel s'est sécularisé dans le système des castes négro-africain; il survit, en milieu maure, dans des logiques de production capitaliste et des stratégies contemporaines de pérennisation dans le secteur rural et celui des services.
En attendant une étude plus serrée de l'esclavage en Mauritanie qui irait plus loin que de simples descriptions, je m'en tiendrai à l'essentiel pour traiter d'une catégorie analytique aussi complexe : l'aliénation de la force de travail de l'esclave.
Je suis d'accord avec Claude Meillassoux lorsqu'il précise qu'en définitive "l'esclavage est ainsi le seul mode d'exploitation qui permette de s'emparer du surplus humain, indépendamment de tout progrès de la productivité du travail au-delà de la reproduction simple". En Mauritanie, la particularité est que l'esclavage domestique est à géométrie variable. Il a pu se transformer très tôt en esclavage de traite, et vice-versa. Encore à ce jour, l'esclave domestique, avec lequel nous vivons au quotidien, peut se retrouver vendu à des commerçants de passage le lendemain. Sans état d'âme de la part du maître qui l'échange en vue d'autres investissements de type marchand. A contrario, un "esclave marchand" peut se retrouver dans la production domestique, rurale ou urbaine. Dans tous les cas de figure, l'esclave est un "sans domicile fixe". Instrument à tout faire selon les besoins du moment, il est toujours un voyageur en transit.
Un esclave, dans notre pays, n'est donc pas seulement une force de travail, attaché à des tâches de subsistance dans le cadre de l'économie domestique. Il est ce pour quoi il a été acquis : un capital vivant. Un cheptel sur pied. Une épargne. Il est, en plus, un gardien de l'ordre politico-administratif et un instrument privilégié pour la sécurisation et la pérennisation du pouvoir du maître et de sa force sociale. Il est un faire-valoir. Cet état de fait est fort ancien. L'histoire de l'esclavage et de la traite esclavagiste du Moyen-âge à nos jours est assez documentée dans la partie mauritanienne de l'espace saharo-sahélien sur ces types de transformations de l'esclave domestique en esclave de traite, en esclave guerrier, ou en marchand d'esclave lui-même, et faiseur ou tombeur de rois. Cette situation, comme nous le verrons après, se compliquera davantage aux XVIe-XVIIIe siècles, avec la rivalité entre la demande atlantique et la demande saharienne tardive.
5. Interpréter la différence de la condition servile en milieu négro-africain et en milieu maure
Les différences soulignées sur la nature de l'esclavage et les conditions serviles en milieu négro-africain et en milieu maure dépendent de la dynamique historique, du contexte écologique et des structures sociales. S'il a disparu chez les Wolof du Waalo mauritanien, et si aucun maître n'ose faire travailler son esclave sans son consentement au Fouta, ce dernier reste encore soumis, chez les Soninké, au service de son maître. Sur le plan économique, il peut posséder des biens et aller et revenir librement chez lui, accomplir des travaux chez qui il veut en milieu négro-mauritanien. S'il vit dans la marginalité sociale et politique, son travail n'est aliéné que dans des situations exceptionnelles, comme ce serait le cas chez les Soninké.. En effet, chez cette population, existerait encore certaines catégories d'esclaves de peine (Kusa), d'esclaves mansés (ayant un petit lopin de terre) et des esclaves de case (cultivant une terre en compensant le maître d'une redevance). L'affranchi (Kome khoré) est rarement mieux loti que l'esclave mansé. Il y a encore dans cette société, où la stratification de l'ordre servile est la plus complexe de la société mauritanienne, des esclaves héréditaires, nés dans la captivité et appelés Saarida. D'autres sont des Manga, affranchis et principaux garants du pouvoir des Bathily. Quant aux Wanukunke, ils sont des esclaves venus d'ailleurs qui vivent sous l'aile protectrice du chef de village, toujours chez les Bathily.
Mais dans tous les cas de figure, en dehors de ces cas spécifiques aux Soninké, les esclaves et leurs descendants n'ont pas de prérogatives politiques ou sociales, même dans la Mauritanie post-indépendance, dans nos villages et assemblées de villages. Il s'agit là très probablement de séquelles.
Ces "séquelles" existent chez les Maures, sous une forme très secondaire (pour les Nan'ma). Dans la société maure, au risque de me répéter, les survivances de l'esclavage sont plus évidentes. Et le glissement du concept d'esclave domestique est reproduit dans les nouveaux rapports de production et d'échanges mercantiles. L'exploitation y est si forte et l'aliénation de la force de travail de l'esclave si prégnante, qu'il est difficile de ne pas y voir une exploitation barbare sans nuance. Le maître peut facilement vendre ses esclaves dans cette société. Ce qui est impossible à l'heure actuelle dans les sociétés négro-mauritaniennes, même si le système social y est encore fortement inégalitaire.
De nombreux rapports existent, publiés par l'ONG mauritanienne SOS-ESCLAVES et le Mouvement EL HOR, faisant état du commerce et de l'existence d'héritage d'esclaves, ou de leur emploi au profit du maître dans la production d'un surplus économique dans les centres urbains. Selon SOS-ESCLAVES, la servante y est encore incorporée dans la dot. Ce n'est donc pas par hasard que le premier mouvement de lutte le plus radical pour la libération et l'émancipation des esclaves en Mauritanie soit lancé par les ressortissants de la catégorie servile de la société maure.
Il faut chercher l'explication de ces différences dans la dynamique de l'esclavage dans les deux grandes communautés ethnico-culturelles, dans les déterminations et surdéterminations tant agro-écologiques et climatologiques, qu'historiques ou culturelles. Même si le rôle de ces deux derniers paradigmes module la dynamique des sous-systèmes esclavagistes mauritaniens. Mon présupposé est que les facteurs agro-écologiques, climatologiques et environnementaux jouent un rôle fondamental dans les formes et modes de domination et d'aliénation du travail esclavagiste, et ce d'une manière plus évidente dans la société maure que dans les sociétés négro-mauritaniennes. Ce qui revient à souligner toutes les différences existant en Mauritanie entre les biocénoses désertiques et sahélo-soudanaises qui agissent sur la condition servile. Dans l'une, la rareté des ressources naturelles végétales et en eau augmente la pression sur elles. Cette pression est plus grande en milieu désertique et semi-désertique et demande une intensification du temps de travail de l'esclave comme surplus aux tâches domestiques. La recherche des pâturages qu'il faut chercher sur de longues distances, une alimentation sommaire et un surtravail exigible pour l'alimentation en eau des bestiaux et du ménage, les travaux domestiques de toutes sortes, etc , reposent sur une seule force de travail : l'esclave. Là où les ressources naturelles sont plus nombreuses, les activités sont plus diversifiées et les catégories sociales plus nombreuses. Le mode d'occupation est la sédentarisation avec une spécialisation d'autant plus poussée que les ressources sont plus nombreuses. Cette division sociale très poussée est protégée par le système des castes.
Le système des castes dans les sociétés négro-mauritaniennes induit la transmission générationnelle des savoirs, des charges et des ordres (la biologisation des rapports sociaux). Cette technique de rigidification du système social et de sa reproduction permet une plus grande stabilité sociétale, et trouverait son origine dans la réponse que les sociétés - bâties sur le socle écologique mouvant et ouvert à toutes sortes de mouvements humains, entre Sahara et forêt - se seraient données pour s'assurer une cohésion plus grande.
Les activités agricoles et artisanales dans ces sociétés traditionelles font de la main-d'oeuvre servile un appoint dans la production économique. Contrairement au système maure dans lequel le travail productif repose entièrement sur l'esclave, ici, toutes les forces valides du lignage - esclaves ou descendants d'ego - travaillent en commun.
D'autres facteurs, historiques et géoclimatiques, modulent ces trajectoires et provoquent des évolutions dans le sens du renforcement ou du relâchement des rapports de domination et d'aliénation de la main-d'oeuvre servile. Ainsi, les sécheresses des années soixante-dix ont-elles joué un rôle important dans la reterritorialisation de nombreux Haratines dans les zones intermédiaires des Aftoût.
Les Haratines y construisirent de nombreux barrages et développèrent l'agriculture. Outre les problèmes fonciers que cette arrivée massive devait poser, l'éclatement des liens traditionnels avec les maîtres ajoutait une distanciation sociale plus grande encore que la distance géographique qui les séparait de leur groupe tribal de référence. Les sociétés négro-mauritaniennes n'auraient pas connu ce phénomène.
II. UN ESCLAVAGE DE CASE ANCIEN ET CONSTAMMENT RENOUVELÉ PAR LES TRAITES ESCLAVAGISTES
1. Des origines au milieu du Moyen-âge
L'esclavage est si ancien et si actuel que nous croyons être, au-delà de l'institution, face à une culture esclavagiste canonique. Abdel Weddoud Ould Cheikh dit que l'esclavage chez les Maures est "une institution aussi ancienne que les Maures eux-mêmes".. Nous pourrions en dire autant des sociétés négro-mauritaniennes construites sur une base inégalitaire d'ordres et de castes restées inchangés, malgré les bouleversements intervenus de la fin du Moyen-âge à nos jours. On pense qu'avant l'Islam, cet espace fournissait des esclaves aux thalassocraties méditerranéennes comme Carthage et Syracuse (cf. routes des chars et marchands Garamantes de l'Antiquité). Les légendes et les mythes fondateurs des États traditionnels de l'espace mauritanien nous signalent l'existence et l'ancienneté de l'esclavage dans l'ère culturelle du Tékrour et du Wagadou, le futur empire ouest africain du Ghana. Déjà, la Légende du Wagadou, charte fondatrice de l'empire du Ghana, nous apprend que la mère de Dinga Khoré - l'ancêtre fondateur de la dynastie régnant sur cet empire - avait une servante idéale du nom de Faduwani Bafouje avec ses "101 têtes". Image qui laisse entendre qu'en esclave idéale, elle remplissait toutes sortes de tâches en même temps.
S'appuyant sur les travaux de Patrick Mumson, Abdoulaye Bathily fait remonter la pratique de l'esclavage en Mauritanie centrale (Dhar Tichit-Oualata) vers le 9e siècle de l'ère chrétienne. Cette chronologie basse est rectifiée par les travaux d'anthropologues et d'archéologues qui font remonter plus tôt la pratique esclavagiste dans la région. Georges Thilmans et son équipe ne sont pas loin de penser que certaines civilisations mégalithiques de la région sénégambienne du VIe-VIIe siècle après J.-C. (594-790) avaient pu être détruites par des expéditions de chasseurs d'esclaves venus du sud de la Mauritanie. Nous pensons moins à des expéditions berbères qu'à la dynastie des Dya-Ogo, qui avait à cette époque créé le royaume du Tékrour dont la civilisation métallurgique très remarquable supposait de fortes activités agricoles et guerrières, et des relations économiques avec des formations sociales lointaines. Parce que l'économie locale ne nous semble pas capable, à l'époque, d'absorber à elle seule toute la production de fer de ces dizaines de milliers de bas-fourneaux, beaucoup d'esclaves étaient sans doute nécessaires au travail agricole et à la civilisation urbaine initiatrice de cette haute métallurgie. D'où la nécessité d'une main-d'oeuvre servile sur laquelle les sources arabes médiévales sont prolixes : trafic des esclaves noirs en Mauritanie et leurs destinations intérieures et extérieures. Ces sources nous parlent des guerres à l'issue desquelles les victimes pouvaient satisfaire à la demande méditerranéenne et proche-orientale.
Selon le Hudûd Al Alam, c'est de l'espace mauritanien et de ses confins soudanais que viennent la plupart des esclaves, transformés en eunuques, une fois amenés en Egypte. "Les marchands d'Egypte volent dans ces régions des enfants et les castrent". Parmi les informations rapportées par les auteurs musulmans, celles du XIe siècle ont le mérite de décrire explicitement les régions, les circuits, le caractère gratuit de certaines captures et l'origine raciale des esclaves (Al yakûbi, 872). Elles font mention de l'exportation d'esclaves du Soudan occidental de Awdaghost - où le roi de Ghana avait installé un gouverneur (Farba) - à Zawila, vendus par les rois Sudan, "sans raison de la guerre". Zawila, au sud du Maroc, recevait les Sûdan "vendus dans les pays d'Islam". "Ils sont une race qui est d'une couleur noire très pure". Al Idrissi, le célèbre auteur du Livre du Roi Roger de Sicile (12e siècle), nous dit que les populations de Barissa, Tékrour, Ghana, Ghiyaru (Noirs du sud et du sud-est de la Mauritanie et de l'ouest de l'actuel Mali) et les populations du désert (Berbères de Mauritanie du nord) réduisaient en esclavage les Lam Lam. Il ajoute : "les Lam Lam qui, par la grâce de Dieu, leur sont échus en partage".. Claude Meillassoux, citant J.M. Cuoq, fait aussi parler clairement le même Al idrissi : " La ville de Tékrour est le marché où les Maures échangent de la laine, du verre et du cuivre contre des esclaves et de l'or " [ 1998 : 45]. Mais, où les Maures prenaient-ils ces " esclaves " qu'ils échangeaient au Tékrour ? D'autres auteurs arabes ou arabisants dont Al Biruni(1050), As-Sharish (1223), Ibn Khaldûn (1375), Al-Maqhrizi signalent l'existence de caravanes venant du Tékrour pour le pèlerinage à la Mecque, avec leurs centaines ou leurs milliers d'esclaves. Une de ces caravanes partait aux lieux saints avec 1700 têtes d'esclaves. Ghana avait la réputation de posséder une puissante cavalerie et des milliers de fantassins pour faire la guerre aux populations et États voisins afin de satisfaire la demande saharienne d'esclaves et d'élargir ses assises territoriales, même si l'esclavage n'était pas forcément le ressort principal de sa puissance. Ghana prenait pourtant ses captifs parmi les populations qu'il razziait la plupart du temps, du côté du Mali actuel, chez les Bambara (les Amima de Az-Zuhri, 1154-1161).
Les Berbères n'ont pas échappé aux razzieurs ghanaéns et tékrouriens. Parmi eux, les Sanhaja, encore dominés par Ghana qui leur impose un Farba ou gouverneur (cf.Al Bakri), se libèrent des Berbères Zénètes et s'allient au Tékrour pour réduire la puissance de leurs ennemis. Ils fondent avec les Tékrouriens le fameux mouvement almoravide qui contrôlera à partir du XIe siècle le trafic des esclaves à travers la Mauritanie centrale et septentrionale. Partis de l'actuelle Mauritanie, les Almoravides créent Marrakech (1069), avant de conquérir l'Andalousie (1087). Leur mouvement comptait des milliers de soldats noirs, dont certains étaient des esclaves. Mais la majorité des contingents était composée de guerriers envoyés aux côtés des Berbères Lamtûna (de Yahya Ben Oumar, Aboubakri Ben Oumar et Youssouf Ben Tachfîn) par Waar Diabi, le roi du Tékrour et dirigés par le prince Labba ou Lebbi, son neveu ou fils adoptif. Al Bakri, qui en est contemporain, décrit bien cette alliance du Tékrour et des Lamtûna. Le Tékrour était la seule puissance régionale amie dont le nom finira par désigner toutes les contrées musulmanes de l'Afrique sahélienne. Ces alliés Berbères Sanhaja et Noirs tékrouriens, en s'affranchissant de la tutelle de Ghana, en ruineront la puissance vers 1076 (date donnée par Delafosse). Les autres petits empires comme le Sosso et le Mali en profiteront pour s'individualiser.
Au XIIIe siècle, le temps des Soninké et des Tékrouriens est passé. C'est au tour des Manding de créer un nouvel empire au Soudan occidental, l'empire du Mali. La noblesse de cet État, à peine sortie de la tutelle de Ghana et du Sosso, n'hésitera pas à faire la guerre pour inonder le marché esclavagiste. L'empereur étant musulman, la justification est vite trouvée pour légitimer ses attaques contre ses voisins. Ils sont païens. Les soumettre au nom de la Jihâd relèverait de l'humanisme de croyants devant amener leurs autres "frères" à la découverte du vrai Dieu : " le roi fait la guerre contre les Nègres païens qui sont ses voisins ". Un globe-trotter comme Ibn Battûta (XIVe siècle), se rendant au Maroc, accompagnera une caravane qui " comptait six cents filles esclaves ".
Le trafic malien semble se déplacer plus à l'est vers le milieu du XIVe siècle, hors de la partie centrale de l'espace mauritanien. Ce qui lui permet de fournir plus d'esclaves à l'Égypte, apparemment plus demandeuse que le Maghreb. En effet, Al Maqhrizi signale au XIIIème la vente de 10.000 Soudanais (1275) suite à une expédition militaire à plusieurs lieues à l'Est de "Mali".
2. La Mauritanie, théâtre de la compétition entre traites esclavagistes saharienne et atlantique à l'époque moderne : " victoire de la caravelle sur la caravane".
A. La traite saharienne se fait plus pressante avec le développement des cultures industrielles au Maroc : XVIe- XVIIIe siècles.
Sous le règne des Askia du Songhaï, les échanges entre le Maghreb et la région reprennent avec, comme arrière-plan, la Jihâd menée : à partir de Tlemcen par Al Maghili, dans l'Atlas, par Al Ayashi et dans l'Entre Sénégal-Niger, par l'Askia Mohamed. Cette nouvelle réorientation de la route des esclaves du milieu du XVe siècle a ses témoins : " Les gros contingents étaient dirigés vers le Maroc, et ce pays en recevait également par une route plus occidentale venant de la côte mauritanienne, d'Arguin en particulier, et du Sénégal. Là, Maures et Arabes livraient des produits de luxe importés du Nord en échange "d'un grand nombre de têtes sans risque d'ailleurs de se voir eux-mêmes kidnappés par les Portugais nouvellement arrivés sur les lieux".
De larges concentrations d'esclaves se constituent dans l'Oued Drâa (Marrakech), le Touat et l'Oued Noûn. D'où le fort métissage en ces lieux, outre celui déjà ancien d'autochtones noirs de souche paléolithique capsienne et d'Ibero-maurussiens, pour former les Négro-Berbères de toute la Hamada du Drâa et du Soûs Al-Aksa. Dans le Soûs et le Haouz (sud de Marrakech), les esclaves venus du Sud étaient employés dans les installations industrielles nécessaires pour broyer la canne et cristalliser le sucre. Ce qui requerrait une forte main-d'oeuvre, forcément gratuite pour la rentabilisation des ventes marocaines en Méditerranée occidentale et dans la Péninsule ibérique. Le sucre procure au Maroc le tiers de ses revenus. On comprend dès lors tous les prétextes des Sultans pour attaquer les États soudanais de la Mésopotamie ouest africaine (l'Entre-Sénégal - Niger dans lequel la Mauritanie occupe, avec le Mali, une position centrale).
On serait porté à croire que les rivalités autour de cette ponction de main-d'oeuvre sont à l'origine des conflits entre ces sultans et ceux du Portugal et de l'Espagne (cf. Bataille des Trois Rois). Au même moment, les Askia du Songhaï mettent encore plus de pressions sur le bassin de Taoudéni (mines de sel de Tegazza), après celles sur l'Adrar (Atar, Ouadane , etc...) et le Tiris (Arguin). Ils remettraient en question la politique africaine du roi Sébastien et de son remplaçant, Philippe II d'Espagne et du Portugal et celle du Maroc de Mulay Mohamed es-Sheikh.
La dynastie saadienne s'empare de Marrakech en 1525, contrôle le Touat et maîtrise le commerce transsaharien des esclaves. Un de leurs rois, Al Mansour, poursuit une politique ouest-africaine très militariste. Dès 1578, il restera lié à la volonté de sa dynastie, obligée d'augmenter la production du sucre. Il mène alors une politique tous azimuts pour rendre plus performante la production et la commercialisation du sucre marocain. Pour ce faire, la conquête du Songhaï devenait nécessaire. Elle passera par le contrôle des mines de sel Teghazza et par l'accentuation du commerce des esclaves, dérivés vers le Haouz comme main d'oeuvre gratuite attachée aux plantations de canne de la région de Marrakech.
La victoire de l'armée marocaine sur le Songha à Tondibi n'est que "le couronnement de près d'un demi siècle d'efforts entrepris dès 1543-44 par le Sultan Mohamed Es-Sheikh, et poursuivis par Mulay Ahmed Al- Mansour, en 1584". Elle avait nécessité pour les sultans marocains de barrer la route aux Portugais, présents sur la côte mauritanienne, et de les empêcher de dévier la route des esclaves vers l'Atlantique : empêcher " la victoire de la caravelle sur la caravane " ( A.M. Godhino). Les Sultans Alaouites n'en font pas moins. Ils font des tournées dans l'hinterland mauritanien pour y trouver les relais à leur politique. Le plus célèbre d'entre eux, Moulay Ismail (le Sultan Noir, créateur de la Garde Noire) programme une politique saharienne dans laquelle la Mauritanie est largement tributaire. À partir du moment où les sultans marocains ont pris l'habitude de sillonner leur mehella à travers les villes de la Mauritanie du Nord, les expéditions ne cessent plus. Ainsi, en 1665, Mulay Er-Rachid envoie une expédition à Wadâne, Aratân, et Tichit, dans le Nord et le Nord-Est du pays. Mulay Ismaïl nomme Hannoun, le chef des Ulâd M'bareck, émir du Bakhouna, en 1672. Ce qui lui permet de contrôler le commerce de Tombouctou vers l'Ouest, c'est-à-dire vers le Haut-Sénégal-Niger, où les Européens viennent se ravitailler en esclaves. Il vole au secours de Ely Chandora, roi des Trarza, et lui permet de s'affranchir de la tutelle des Ulad Dlim et des Brakna chez lesquels, pourtant, il prendra femme en la personne de En-Nassira Es-Salwi, fille de l'émir Mohamed El Heyba Ould Nogmach. D'autres sources en font directement la fille même de Nogmach (l'ancêtre des Oulad Nogmach).
Mais tous les souverains de la région n'acceptent pas l'immiscion marocaine, et les Idaw Ich refusent une quelconque allégeance. Plutôt alliés aux Noirs dans la guerre qui les opposent aux Béni Hassan (soutenus par le Maroc), les Idaw Ich réussissent à briser leur tentative de domination. Vaincus par les Idaw Ich, ces Beni Hassan, dont les Oulad Mbarek etles Oulad Nasr, se déportent à l'est (les deux Hodh). Leur mouvement de repli est définitif au milieu du XVIIIe siècle avec la geste de Mohamed Cheïn, l'un des ancêtres des émirs actuels du Tagant. Le Tagant est alors le seul émirat berbère de Mauritanie, alors que tout l'espace maure est linguistiquement assimilé par l'arabe hassaniya.
En même temps qu'il s'immisce dans les affaires des émirats des Trarza et des Brakhna, où il envoie des contingents (les Horma), le Maroc répond à la demande d'aide des monarques négro-africains du Sud mauritanien et de l'actuel Sénégal : le Fuuta Tooro des Satigi. On se souvient des démarches de l'imposteur Labba auprès du Chérif au XVIe siècle, et la contre-offensive du Satigi en titre (Fuuta Tooro) qui obligea l'imposteur à s'échapper pour demander refuge et aide à Philippe II, roi d'Espagne et du Portugal. Mais le Fuuta, le Waalo-Brak et les principautés soninké du Guidimakha, sont contraints de s'accommoder de partenaires fort enclins à la duplicité.. L'action des Béni Hassan et du Makhzen marocain contre le Fuuta et le Waalo-brak après la victoire sur les Zawaya maures, finit par ruiner la région et la déstabiliser jusqu'à la révolution torodo (maraboutique) de 1776 qui libére le pays.
Les Marocains interviennent en 1716 dans les affaires du pays, après s'être imposés aux Hassan. Ils agissent de même dans les affaires du Waalo et du Guidimakha (ou "le Hayré"). À partir de ce moment, la traite esclavagiste l'emporte sur l'esclavage domestique, et cette nouvelle forme de traite est sans commune mesure par rapport au mode ancien, transsaharien. Ces régions de la Mauritanie doivent satisfaire aussi bien la demande saharienne (marocaine et proche orientale) en pleines convulsions, et répondre en même temps aux exigences de la demande atlantique. L'espace mauritanien entre dans le vortex de la nouvelle économie-monde capitaliste. Aucune des deux ponctions ne souffre de tarissement quelconque, durant cette phase d'accumulation capitaliste et de réaction saharienne. Mais la destruction des cadres sociaux et la refonte des Etats s'accélère. La Mauritanie est entre deux feux. Le Maroc et l'Europe soumettent son espace à une instabilité durable. C'est à cette époque que les émirs maures convoitent la vallée du Sénégal, exerçant une pression accrue aux escales du fleuve où s'échangent les esclaves et la gomme. Certains esclaves pris au sud sont en partie vendus sur place à des lignages maures et négro-africains, et les autres seront vendus ailleurs. C'est-à-dire que la traite renouvelle l'esclavage domestique et fournit une plus grande quantité du bétail "humain" à la demande pressante des formations sociales lointaines.
Avec les armes à feu introduites au XVIème siècle, comme en font foi les sources sur le sort de l'empire du Songhaï à l'issue de la bataille de Tondibi (1591), les moyens d'approvisionnement de captifs changent de nature. Les Marocains et les Européens peuvent désormais tenir à leur merci des chefs de guerre qui dépendent de leur bon vouloir, et auxquels ils fournissent les armes nécessaires à la nouvelle accumulation, dont ils ont le monopole. L'espace mauritanien passe, par l'introduction de ces armes à feu et par la demande plus forte d'esclaves de traite, des monarchies constitutionnelles au despotisme. Car dans un tel contexte, si l'on ne possède pas ces moyens militaires, c'est se voir le lendemain détrôné, conduit sur la côte ou dans le Sahara. Les sociétés de l'espace mauritanien évoluent vers leur militarisation. Les hommes en armes servent partout (chez les Noirs et chez les Maures) les desseins de l'étranger en alimentant le ravitaillement en esclaves. Partout des dynasties guerrières s'imposent comme nouvelles légitimités à la place des anciennes (Farba, Lamane, Ezzeyzât, Fama, etc ). Nous glissons des monarchies constitutionnelles au despotisme. La tradition orale pulaar appelle cette période "jamaanu waawi sengoo" ("qui le peut s'accroche"), et les Wolof l'appellent "Gnef-nanngou" ("Vaincre et usurper"). Ces nouvelles dynasties guerrières sont les Dényanké, chez les Hal-pulaaren (royaume du Fouta Toro); les Kangames qui s'en imposent aux rois ou Brak, chez les Wolof (royaume du Waalo); les Beni Hassan, chez les Maures (émirats du nord, du sud, de l'est et du centre de la Mauritanie); Songhraï et Bambara de Ségou et du Kaarta (Biton), dans la mouvance desquels s'inscrit l'espace soninké de Mauritanie. Le glissement dans les charges et les apanages se fait en faveur des agents de l'atlantisme.
C'est pour lutter contre ces dérives que les communautés paysannes, aussi bien maures que négro-africaines, s'organisent autour de leurs marabouts contre leurs souverains, stipendiés à l'Atlantique et au rêve impérial marocain, comme nous le verrons lorsque nous aurons à parler des luttes anti-esclavagistes. La signification et la portée de ces luttes anti-esclavagistes ne s'éclaire qu'avec une meilleure connaissance des effets de l'esclavage de traite dans la région qui, par son ampleur, sa dureté et sa durée, occulte l'esclavage archaïque dit "de case" ou domestique, et met toutes les institutions politiques et sociales de la région en situation de quasi-anomie.
B. Les États et les sociétés de l'espace mauritanien dans le vortex de la traite esclavagiste atlantique : une surdétermination de l'esclavage domestique.
La traite atlantique commence dans l'espace mauritanien lorsqu'en 1441, Antam Gonsalvez, qui accompagnait Nuno Tristâo, amena des captifs au Portugal, tous Maures blancs et de la tribu des Tekna. Le chef Tekna promit que s'il était libéré, il fournirait en contre-partie à ses nouveaux maîtres un plus grand nombre d'esclaves. Gonsalvez rembarqua pour l'Afrique avec ses prisonniers. Arrivé en Mauritanie, "il y reçut en échange dix Noirs, hommes et femmes, de différents pays". Le 8 août 1441, un marché fut organisé pour vendre ces captifs à Lagos (Portugal) : il s'agit de la première vente en Europe d'esclaves noirs venus d'Afrique, sous le haut-patronnage de l'Infant Henri (futur roi Henri le Navigateur), qui sera le "principal instigateur des expéditions africaines". Cette vente fut organisée après que furent "offerts à l'Eglise les meilleurs esclaves". Ce qui n'empêche pas les Portugais de profiter de la traite saharienne d'esclaves obtenus lors des razzias "opérées par les peuples islamisés du Sahel dans les régions du sud. Un des itinéraires passait par l'escale saharienne de Hoden (Ouadane)" où les captifs étaient répartis en groupes : pour la Cyrénaïque, la Sicile, Tunis et le reste était conduit à Arguin (sur la côte du Nord-Ouest mauritanien) pour être vendus aux Portugais en "échange de chevaux, de blé et de tissus". Un tel mouvement devint si important que les rois catholiques du Portugal décidèrent de construire un fort à Arguin et deux comptoirs commerciaux à Atar et Ouadane. "Arguin devint le modèle pour les constructions ultérieures le long des côtes d'Afrique, aussi bien par les portugais que par leurs rivaux européens"..
La ponction atlantique plus destructrice encore que la ponction saharienne ne se contente pas seulement de transformer l'espace mauritanien en une garenne de main-d'oeuvre gratuite, d'extraversion économique locale et de renforcement de l'esclavage domestique. La socio-histoire de l'esclavage en Mauritanie entre le XVIIe et le XVIIIe siècle s'éclaire mieux dans les Etats de la vallée du Sénégal - surtout au Fouta Toro - avec demande accrue d'esclaves dans la région.
Pour mieux illustrer notre propos j'emprunterai, entre autres sources, les données principales réunies par le professeur Oumar Kane dans sa thèse sur cette période dans le sous-espace du Fouta Toro, entre les XVII et XVIIIème siècle, pour montrer l'implosion des sociétés et États de ce qui deviendra la Mauritanie.
1) L'esclavage et la destructuration des sociétés et États de l'espace mauritanien : l'exemple du Fouta Toro au XVIIe- XVIIe siècle
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, le commerce esclavagiste domine tout l'espace mauritanien. "On dort le soir homme libre, on se réveille au milieu de la nuit, esclave", dit un chroniqueur qui caractérisait ainsi l'époque. De nombreux villages du Sud de la Mauritanie et de la Sénégambie nord disparaissent sous le chassé-croisé des razzieurs. Beaucoup de leurs ressortissants se retrouvent asservis dans la Mauritanie centrale et orientale, comme leurs patronymes et mythes d'origine le laissent entrevoir (ponction dans les Etats du Fouta, Waalo, Cayor, Djolof, Cayor, Guidimakha et les États Bambara du Kaarta et de Ségou, pourvoyeurs d'esclaves). D'autres villages de la rive droite du fleuve Sénégal se vident pour se replier sur sa rive gauche, qui leur sert de bouclier naturel contre les attaques surprises des Maures et des Horma marocains. Les capitales provinciales du Fouta et du Waalo sont replacées dans des abris pratiquement imprenables (ceux de l'Île à Morfil et autres villes traditionnelles comme Mboumba, Thilogne, Gollere, Nder, etc , pour ne citer que ceux-là). Les émirs des Trarza et des Brakna soumettent le Fouta au paiement d'un tribut annuel, le Mûd Horma, qui durera cent ans (1677-1776).
Les Marocains et les Européens alternent sur les rives du fleuve Sénégal. Ils contractent des alliances avec les souverains des États de l'espace mauritanien, qui affichent une loyauté intéressée dans le but évident de les mettre de leur côté face à leurs rivaux locaux. Ces souverains jouent très souvent des rivalités de ces puissances. Or, les puissances en question ont des objectifs à la fois communs et différents. Le Maroc vise l'acquisition d'esclaves et des débouchés commerciaux qui l'obligent à inaugurer une politique coloniale indirecte de l'espace mauritano-malien (voir plus haut : 8.2). Mais une telle politique débouche sur un impérialisme marocain qui ne saurait s'appuyer que sur les Béni Hassan. En pays maure, les souverains marocains utilisent la technique de l'allégeance au khalife de la communauté musulmane marocaine (la Baya). Ils se présentent comme les sultans de l'islam occidental auxquels tous les musulmans de la région devraient se soumettre. Vu que dans l'Islam, aucune royauté n'est prévue si ce n'est celle de Dieu, on peut flairer là des préoccupations