«Ceux à qui Aziz a confié le règlement du passif humanitaire s’en sont occupés avec une telle légèreté qu’il semble peu séant d’en relater les péripéties»
Le Calame : Vous venez d’être élu Président du Cadre de Concertation des Victimes des Evènements 1986-1992 (CC/VE), communément appelé le «Passif humanitaire ». Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez mis en place ce cadre alors qu’il y’en a d’autres déjà qui disent défendre les mêmes intérêts ? Pourriez-vous faire mieux qu’eux ?
Rachid Ly: Avant l’entame de mon propos, je voudrais tout d’abord remercier certaines personnes qui, au cours du mandat du précédent Bureau du CC/VE, nous ont reçus, écoutés, assistés, conseillés…
Au rang de ces personnes, je me dois de citer notre oncle Colonel Anne Amadou Babaly (référence morale) ; le Colonel de la Douane Aw Abdel Kerim et les membres de son Initiative (l’imam Siraaj-Eddine Ba, M. Aw et M. Mahi) ; Maître Bouhoubeini (Président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme) et M. Hassena Boukhreiss (ancien Commissaire aux Droits et l’Homme et actuel Ministre de l’Hydraulique)…
Pour revenir à votre question, autant il serait fastidieux de s’étaler sur certains détails (même si le diable s’y cache, en général), autant il nous semble pertinent, pour une meilleure compréhension, de rappeler qu’il y a une année, les associations des victimes avaient souhaité mettre en place une seule structure qui sera chargée d’agir et de parler en leurs lieu et place. Malheureusement, à la dernière minute, les discussions avaient achoppé. Néanmoins, le Cadre de Concertation des Victimes des Evènements (CC/VE)) a été créé, lequel avait élu son Bureau le 07 juillet 2020 avec un mandat d’un an. Ce mandat ayant expiré, mes pairs m’ont fait l’honneur de m’élire Président du CC/VE, le 11 juillet dernier.
S’agissant de l’autre structure à laquelle vous faites sans doute allusion, il s’agit – si je ne m’abuse – du CCRM-Mauritanie, mis en place plusieurs mois après le CC/VE, et dirigé par notre sœur Maimouna Alpha Sy. Je rappelle qu’il existe CCRM-Europe/USA présidé par notre frère Demba Niang.
Il me plaît de préciser qu’il n’y a pas de discorde notoire entre CC/VE et CCRM, tout au plus une divergence minime – très surmontable (nous sommes d’ailleurs dans une dynamique d’engager des discussions pour aplanir les choses et trouver ensemble la meilleure unité d’action) – puisque l’objectif principal est commun et est le même, à savoir le règlement définitif du Passif Humanitaire.
Le CC/VE a été créé avec l’espoir et la conviction, qu’avec l’aide d’Allah (SWT), il serait possible de faire évoluer les choses en faisant comprendre à l’Etat qu’il est temps de mettre un terme aux souffrances des victimes qui, depuis des décennies, vivent le martyr. Nous nous y attelons et demandons à tous nos concitoyens d’écouter les complaintes de leurs frères qui souffrent ; que tous comprennent que le passif humanitaire ne saurait constituer indéfiniment une épine fichée dans le pied du pays au point d’affecter l’unité nationale et la cohésion sociale.
Depuis plus de 31 ans, les victimes de ces évènements réclament la lumière sur ce qui s’est passé pour tourner cette page douloureuse de l’histoire de la Mauritanie. Les différents pouvoirs restent sourds, excepté celui de Sidi Ould Cheikh Abdallah qui avait enclenché le processus avec le retour organisé des déportés au Sénégal et au Mali. Qu’entendez-vous faire pour aujourd’hui convaincre le pouvoir actuel à écouter ces victimes dont certaines sont ses frères d’armes ? Avez-vous perçu chez l’actuel Président une disposition à franchir le Rubicon ?
Depuis des décennies, les victimes n’ont de cesse de réclamer le règlement du passif humanitaire. Mais, comme vous dites, excepté les mesures prises par feu Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi (qu’Allah – SWT – l’agrée dans son vaste paradis. Amin), rien ou si peu a été fait. A dire vrai, sous Ould Taya, on jouait au déni et à la politique de l’autruche qui enfonçait sa tête dans le sable pour ne pas voir la vérité en face ; et sous Ould Abdel Aziz, on tenta, avec le concours de quelques suppôts, d’enterrer en première classe le Passif. Mais les funérailles furent d’un tel échec que l’entreprise tourna en queue de poisson – pour ne pas dire en eau de boudin.
Sur les 4 Devoirs propres à la Justice Transitionnelle (Devoir de Vérité, Devoir de Justice, Devoir de Réparation et Devoir de Mémoire), Abdel Aziz s’était engagé à régler les deux derniers. Mais ceux à qui il crut bon confier ce complexe et carabiné dossier s’en acquittèrent avec une telle légèreté qu’il me semble peu séant ici d’en relater les péripéties. En tout cas, les victimes, se sentant carrément lésées dans tous leurs droits, avaient fini de parler de « Dannga Waandu » (« le porte-monnaie du singe ») qu’on peut passer autour du cou de qui on veut…
Quant à savoir si les victimes perçoivent chez l’actuel Président une disposition à franchir le Rubicon, nous pensons pouvoir quand même le prendre au mot. Son Excellence Mohamed Cheikh Ghazouani, dans son discours d’investiture, avait bien mis l’accent sur l’unité nationale. Une telle unité étant aléatoire si le passif humanitaire n’était pas réglé, nous nous faisons un devoir de le lui rappeler avec assez d’espoir qu’il y prêtera une oreille attentive.
Les victimes disent avoir formulé et déposé une demande d’audience auprès du Président Ghazwani, après son élection, mais elles se heurtent à un mur de silence du Palais. Cela ne vous décourage-t-il pas ? Pourriez-vous demander à le rencontrer dans le cadre de votre mandat ?
Le Bureau précédent du CC/VE avait adressé une lettre de demande d’audience au Président et avait même fait une lettre de relance, sans aucune réaction – jusque-là – du Palais. Mais le temps du Président de la République n’étant pas nécessairement celui du citoyen ordinaire, nous restons quand même confiants que Son Excellence finira bien par entendre les suppliques des rescapés et des veuves ; les complaintes des réfugiés et le lancinant cri des orphelins… Aussi, nous osons supposer que les murs du Palais – si épais soient-ils – comme tous les murs, ont aussi des oreilles.
Pour tout dire, nous comptons, incessamment, réitérer notre demande d’audience au Président de la République, convaincus qu’une rencontre avec lui permettra de briser le mur de glace et de crever, conséquemment, le plafond de verre.
Après avoir renversé le Président SIDIOCA, le Général Ould Abdel Aziz avait fait des yeux doux aux victimes et rescapés. Dans ce cadre, il avait reconnu la responsabilité de l’Etat dans ce qui est arrivé à la communauté négro-africaine et organisé la prière aux morts, le 25 mars 2009, à Kaédi puis octroyé une aide aux intéressés. Ne pensez-vous pas que, tout en soulageant les victimes et rescapés, ce geste de l’ancien Président est à l’origine de profondes divisions au sein de COVIRE, qui était la seule organisation intermédiaire ?
Comme je l’ai dit plus haut, Ould Abdel Aziz avait pensé pouvoir régler le Passif en faisant abstraction du Devoir de Vérité et du Devoir de Justice. Mais, en tout état de cause, force est de constater que la commission (très informelle) à qui il avait refilé le bébé n’avait fait que compliquer davantage les choses et accentuer les divisions au sein des victimes. Non seulement la Vérité et la Justice avaient été mises sous l’éteignoir, mais les réparations n’avaient obéi à aucun critère objectif connu ; l’impression étant même que tout cela avait été fait « à la tête du client ». Pire, le fameux protocole d’accord aux clauses secrètes signé avec certaines victimes était venu jeter l’émoi dans les rangs des veuves et des rescapés qui estiment que leur religion avait été trompée par le Général qui présidait cette commission aux allures de cour du roi Ubu.
Depuis la prière de Kaédi, la journée du 25 mars a été déclarée Journée de Réconciliation Nationale. Pensez-vous qu’elle a contribué à dissiper les méfiances créées depuis 1986 entre les communautés nationales ? Sinon, que faudrait-il faire pour y arriver ? Aussi, les victimes et certains élus réclament-ils l’abrogation de la loi d’amnistie adoptée par l’Assemblée nationale mauritanienne en Juillet 1993 pour que le droit soit dit. C’est un véritable obstacle à la justice ? Pensez-vous que la mise en place d’une « Commission Vérité Réconciliation », donc une justice transitionnelle, est une solution ?
Franchement, qui se souvient, aujourd’hui, de la Prière de Kaédi ? Mon avis est que le 25 Mars (Journée de la Réconciliation Nationale) est à l’image de notre hymne national : ceux qui le chantent sans couac se comptent sur les doigts d’une main.
En tout cas, sans m’aventurer dans des conjectures, les dégâts causés à l’unité nationale par le non-règlement du passif humanitaire ne peuvent être réparés par de simples expédients et de la poudre aux yeux, mais plutôt par une volonté manifeste et assumée de celui qu’Allah (SWT) a investi, aujourd’hui, des pouvoirs de diriger la Mauritanie, le Président Mohamed Cheikh Ghazouani. Et pour moi, multiplier le 25 Mars par 25 n’apportera rien à la consolidation du tissu national.
Ceci étant, le passif humanitaire est un grand problème ; néanmoins, ne dit-on pas qu’il n’y a pas de problème sans solution, il n’y a que des problèmes mal posés.
Ce qui s’est passé en Mauritanie est advenu ailleurs. Comme ailleurs, il nous revient de savoir apporter des solutions à nos propres problèmes, en prenant en compte nos spécificités, nos traditions et surtout notre religion. Nous estimons qu’on ne résout pas un problème en le contournant ou en l’écartant : on le retrouvera toujours devant nous un jour ou l’autre. La preuve : plus de 3 décennies après, le Passif humanitaire, tel un furoncle, est toujours là.
Le frein majeur au règlement de ce passif est le refus (la peur ?) des pouvoirs successifs d’en parler, de façon formelle et appropriée, avec les victimes. C’est pour cela que le CC/VE pense qu’il faut dépasser les craintes, se tourner vers nos Oulémas, nos leaders traditionnels, nos personnalités indépendantes de notoriété, nos leaders politiques et de la société civile, et créer une Commission chargée de régler le passif humanitaire, de la façon la plus juste, dans l’intérêt compris des victimes pour que la Mauritanie puisse aller de l’avant sans que, à chaque fois, il ne nous soit renvoyé un visage hideux de notre pays…
S’agissant de la loi d’amnistie de Juillet 1993, il est effectivement un problème sur la montagne de problèmes que constitue le passif humanitaire qui, il faut le rappeler, est une somme d’injustices, de violences et de violations de droits dont a souffert la communauté négro-africaine. Cependant, nous pensons qu’il n’y a pas d’obstacle insurmontable ; l’essentiel est que le pouvoir ait la volonté sincère de régler le problème. Et le début de tout passe nécessairement par des discussions préalables avec les victimes pour rétablir la confiance entamée et aller, ensuite, à la phase apurement. Bien entendu, une Commission devra être mise en place, laquelle alliera Justice Transitionnelle et nécessité de réconciliation, sans que les droits inaliénables et imprescriptibles des victimes ne souffrent d’aucune lésion ; dans toute solution retenue, Allah (SWT) restant le Seul Juge.
Que pensez-vous de la situation des déportés mauritaniens au Mali et ceux restés encore au Sénégal ?
Aucun Mauritanien ne doit continuer à souffrir les affres d’un exil forcé. L’Etat, pour le renforcement de l’unité nationale, doit pouvoir les faire revenir au plus vite et dans les conditions les plus appropriées.
Votre dernier mot ?
Mon dernier mot est un appel que je lance à tous les Mauritaniens : j’interpelle leur conscience sur le silence face à la douleur et à la misère de leurs frères victimes qui vivent, depuis des décennies maintenant, dans la misère, endurant, chaque jour que Dieu fait, le souvenir des sévices et des supplices infligés par leurs propres coreligionnaires. Je demande à tous les Mauritaniens, au nom de la solidarité, au nom de la fraternité de sang et de religion d’enfin sortir de leur mutisme et de leur surdité et d’entendre le cri de leurs frères victimes pour qu’enfin le tort à eux fait soit réparé.
Mon dernier mot est adressé à Son Excellence le Président Mohamed Cheikh Ghazouani. Monsieur le Président, vous avez hérité d’un passif très lourd ; un passif fait de sang et d’injustices encore en l’état. Certaines des victimes ont été sans doute vos amis de corps, vos condisciples, des éléments avec lesquels vous avez servi ou qui ont servi sous vos ordres. Beaucoup de ces victimes sont aujourd’hui décédées ; les autres, restées 30 ans sans voir les préjudices subis non apurés, sont sur le point de disparaître, un à un, la loi de la nature étant implacable.
Monsieur le Président, entrez dans l’histoire, acceptez d’être celui qui, par son courage et sa volonté a vaincu les réticences et rétabli dans leurs droits ceux qui, par leur sang, leur sueur, avaient pourtant défendu la patrie avec honneur et loyauté.
N’acceptez pas, Monsieur le Président, que dans l’au-delà, tel l’œil de Caïn regardant Abdel par-dessus la tombe, que nos martyrs, nos victimes et ceux qu’ils accusent, se retrouvent, le Jour du Grand Jugement, sans qu’ici-bas, il n’ait été trouvé aucune forme de justice et aucun pardon.
Nos mains sont tendues vers Allah (SWT) que nous implorons et notre regard fixé sur le Palais (présidentiel) dans l’attente, enfin, de la solution au passif humanitaire qui a tant entamé le crédit de l’Etat et causé tant de préjudices à la cohésion nationale.
Propos recueillis par Dalay Lam
Le Calame -
Le Calame : Vous venez d’être élu Président du Cadre de Concertation des Victimes des Evènements 1986-1992 (CC/VE), communément appelé le «Passif humanitaire ». Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez mis en place ce cadre alors qu’il y’en a d’autres déjà qui disent défendre les mêmes intérêts ? Pourriez-vous faire mieux qu’eux ?
Rachid Ly: Avant l’entame de mon propos, je voudrais tout d’abord remercier certaines personnes qui, au cours du mandat du précédent Bureau du CC/VE, nous ont reçus, écoutés, assistés, conseillés…
Au rang de ces personnes, je me dois de citer notre oncle Colonel Anne Amadou Babaly (référence morale) ; le Colonel de la Douane Aw Abdel Kerim et les membres de son Initiative (l’imam Siraaj-Eddine Ba, M. Aw et M. Mahi) ; Maître Bouhoubeini (Président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme) et M. Hassena Boukhreiss (ancien Commissaire aux Droits et l’Homme et actuel Ministre de l’Hydraulique)…
Pour revenir à votre question, autant il serait fastidieux de s’étaler sur certains détails (même si le diable s’y cache, en général), autant il nous semble pertinent, pour une meilleure compréhension, de rappeler qu’il y a une année, les associations des victimes avaient souhaité mettre en place une seule structure qui sera chargée d’agir et de parler en leurs lieu et place. Malheureusement, à la dernière minute, les discussions avaient achoppé. Néanmoins, le Cadre de Concertation des Victimes des Evènements (CC/VE)) a été créé, lequel avait élu son Bureau le 07 juillet 2020 avec un mandat d’un an. Ce mandat ayant expiré, mes pairs m’ont fait l’honneur de m’élire Président du CC/VE, le 11 juillet dernier.
S’agissant de l’autre structure à laquelle vous faites sans doute allusion, il s’agit – si je ne m’abuse – du CCRM-Mauritanie, mis en place plusieurs mois après le CC/VE, et dirigé par notre sœur Maimouna Alpha Sy. Je rappelle qu’il existe CCRM-Europe/USA présidé par notre frère Demba Niang.
Il me plaît de préciser qu’il n’y a pas de discorde notoire entre CC/VE et CCRM, tout au plus une divergence minime – très surmontable (nous sommes d’ailleurs dans une dynamique d’engager des discussions pour aplanir les choses et trouver ensemble la meilleure unité d’action) – puisque l’objectif principal est commun et est le même, à savoir le règlement définitif du Passif Humanitaire.
Le CC/VE a été créé avec l’espoir et la conviction, qu’avec l’aide d’Allah (SWT), il serait possible de faire évoluer les choses en faisant comprendre à l’Etat qu’il est temps de mettre un terme aux souffrances des victimes qui, depuis des décennies, vivent le martyr. Nous nous y attelons et demandons à tous nos concitoyens d’écouter les complaintes de leurs frères qui souffrent ; que tous comprennent que le passif humanitaire ne saurait constituer indéfiniment une épine fichée dans le pied du pays au point d’affecter l’unité nationale et la cohésion sociale.
Depuis plus de 31 ans, les victimes de ces évènements réclament la lumière sur ce qui s’est passé pour tourner cette page douloureuse de l’histoire de la Mauritanie. Les différents pouvoirs restent sourds, excepté celui de Sidi Ould Cheikh Abdallah qui avait enclenché le processus avec le retour organisé des déportés au Sénégal et au Mali. Qu’entendez-vous faire pour aujourd’hui convaincre le pouvoir actuel à écouter ces victimes dont certaines sont ses frères d’armes ? Avez-vous perçu chez l’actuel Président une disposition à franchir le Rubicon ?
Depuis des décennies, les victimes n’ont de cesse de réclamer le règlement du passif humanitaire. Mais, comme vous dites, excepté les mesures prises par feu Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi (qu’Allah – SWT – l’agrée dans son vaste paradis. Amin), rien ou si peu a été fait. A dire vrai, sous Ould Taya, on jouait au déni et à la politique de l’autruche qui enfonçait sa tête dans le sable pour ne pas voir la vérité en face ; et sous Ould Abdel Aziz, on tenta, avec le concours de quelques suppôts, d’enterrer en première classe le Passif. Mais les funérailles furent d’un tel échec que l’entreprise tourna en queue de poisson – pour ne pas dire en eau de boudin.
Sur les 4 Devoirs propres à la Justice Transitionnelle (Devoir de Vérité, Devoir de Justice, Devoir de Réparation et Devoir de Mémoire), Abdel Aziz s’était engagé à régler les deux derniers. Mais ceux à qui il crut bon confier ce complexe et carabiné dossier s’en acquittèrent avec une telle légèreté qu’il me semble peu séant ici d’en relater les péripéties. En tout cas, les victimes, se sentant carrément lésées dans tous leurs droits, avaient fini de parler de « Dannga Waandu » (« le porte-monnaie du singe ») qu’on peut passer autour du cou de qui on veut…
Quant à savoir si les victimes perçoivent chez l’actuel Président une disposition à franchir le Rubicon, nous pensons pouvoir quand même le prendre au mot. Son Excellence Mohamed Cheikh Ghazouani, dans son discours d’investiture, avait bien mis l’accent sur l’unité nationale. Une telle unité étant aléatoire si le passif humanitaire n’était pas réglé, nous nous faisons un devoir de le lui rappeler avec assez d’espoir qu’il y prêtera une oreille attentive.
Les victimes disent avoir formulé et déposé une demande d’audience auprès du Président Ghazwani, après son élection, mais elles se heurtent à un mur de silence du Palais. Cela ne vous décourage-t-il pas ? Pourriez-vous demander à le rencontrer dans le cadre de votre mandat ?
Le Bureau précédent du CC/VE avait adressé une lettre de demande d’audience au Président et avait même fait une lettre de relance, sans aucune réaction – jusque-là – du Palais. Mais le temps du Président de la République n’étant pas nécessairement celui du citoyen ordinaire, nous restons quand même confiants que Son Excellence finira bien par entendre les suppliques des rescapés et des veuves ; les complaintes des réfugiés et le lancinant cri des orphelins… Aussi, nous osons supposer que les murs du Palais – si épais soient-ils – comme tous les murs, ont aussi des oreilles.
Pour tout dire, nous comptons, incessamment, réitérer notre demande d’audience au Président de la République, convaincus qu’une rencontre avec lui permettra de briser le mur de glace et de crever, conséquemment, le plafond de verre.
Après avoir renversé le Président SIDIOCA, le Général Ould Abdel Aziz avait fait des yeux doux aux victimes et rescapés. Dans ce cadre, il avait reconnu la responsabilité de l’Etat dans ce qui est arrivé à la communauté négro-africaine et organisé la prière aux morts, le 25 mars 2009, à Kaédi puis octroyé une aide aux intéressés. Ne pensez-vous pas que, tout en soulageant les victimes et rescapés, ce geste de l’ancien Président est à l’origine de profondes divisions au sein de COVIRE, qui était la seule organisation intermédiaire ?
Comme je l’ai dit plus haut, Ould Abdel Aziz avait pensé pouvoir régler le Passif en faisant abstraction du Devoir de Vérité et du Devoir de Justice. Mais, en tout état de cause, force est de constater que la commission (très informelle) à qui il avait refilé le bébé n’avait fait que compliquer davantage les choses et accentuer les divisions au sein des victimes. Non seulement la Vérité et la Justice avaient été mises sous l’éteignoir, mais les réparations n’avaient obéi à aucun critère objectif connu ; l’impression étant même que tout cela avait été fait « à la tête du client ». Pire, le fameux protocole d’accord aux clauses secrètes signé avec certaines victimes était venu jeter l’émoi dans les rangs des veuves et des rescapés qui estiment que leur religion avait été trompée par le Général qui présidait cette commission aux allures de cour du roi Ubu.
Depuis la prière de Kaédi, la journée du 25 mars a été déclarée Journée de Réconciliation Nationale. Pensez-vous qu’elle a contribué à dissiper les méfiances créées depuis 1986 entre les communautés nationales ? Sinon, que faudrait-il faire pour y arriver ? Aussi, les victimes et certains élus réclament-ils l’abrogation de la loi d’amnistie adoptée par l’Assemblée nationale mauritanienne en Juillet 1993 pour que le droit soit dit. C’est un véritable obstacle à la justice ? Pensez-vous que la mise en place d’une « Commission Vérité Réconciliation », donc une justice transitionnelle, est une solution ?
Franchement, qui se souvient, aujourd’hui, de la Prière de Kaédi ? Mon avis est que le 25 Mars (Journée de la Réconciliation Nationale) est à l’image de notre hymne national : ceux qui le chantent sans couac se comptent sur les doigts d’une main.
En tout cas, sans m’aventurer dans des conjectures, les dégâts causés à l’unité nationale par le non-règlement du passif humanitaire ne peuvent être réparés par de simples expédients et de la poudre aux yeux, mais plutôt par une volonté manifeste et assumée de celui qu’Allah (SWT) a investi, aujourd’hui, des pouvoirs de diriger la Mauritanie, le Président Mohamed Cheikh Ghazouani. Et pour moi, multiplier le 25 Mars par 25 n’apportera rien à la consolidation du tissu national.
Ceci étant, le passif humanitaire est un grand problème ; néanmoins, ne dit-on pas qu’il n’y a pas de problème sans solution, il n’y a que des problèmes mal posés.
Ce qui s’est passé en Mauritanie est advenu ailleurs. Comme ailleurs, il nous revient de savoir apporter des solutions à nos propres problèmes, en prenant en compte nos spécificités, nos traditions et surtout notre religion. Nous estimons qu’on ne résout pas un problème en le contournant ou en l’écartant : on le retrouvera toujours devant nous un jour ou l’autre. La preuve : plus de 3 décennies après, le Passif humanitaire, tel un furoncle, est toujours là.
Le frein majeur au règlement de ce passif est le refus (la peur ?) des pouvoirs successifs d’en parler, de façon formelle et appropriée, avec les victimes. C’est pour cela que le CC/VE pense qu’il faut dépasser les craintes, se tourner vers nos Oulémas, nos leaders traditionnels, nos personnalités indépendantes de notoriété, nos leaders politiques et de la société civile, et créer une Commission chargée de régler le passif humanitaire, de la façon la plus juste, dans l’intérêt compris des victimes pour que la Mauritanie puisse aller de l’avant sans que, à chaque fois, il ne nous soit renvoyé un visage hideux de notre pays…
S’agissant de la loi d’amnistie de Juillet 1993, il est effectivement un problème sur la montagne de problèmes que constitue le passif humanitaire qui, il faut le rappeler, est une somme d’injustices, de violences et de violations de droits dont a souffert la communauté négro-africaine. Cependant, nous pensons qu’il n’y a pas d’obstacle insurmontable ; l’essentiel est que le pouvoir ait la volonté sincère de régler le problème. Et le début de tout passe nécessairement par des discussions préalables avec les victimes pour rétablir la confiance entamée et aller, ensuite, à la phase apurement. Bien entendu, une Commission devra être mise en place, laquelle alliera Justice Transitionnelle et nécessité de réconciliation, sans que les droits inaliénables et imprescriptibles des victimes ne souffrent d’aucune lésion ; dans toute solution retenue, Allah (SWT) restant le Seul Juge.
Que pensez-vous de la situation des déportés mauritaniens au Mali et ceux restés encore au Sénégal ?
Aucun Mauritanien ne doit continuer à souffrir les affres d’un exil forcé. L’Etat, pour le renforcement de l’unité nationale, doit pouvoir les faire revenir au plus vite et dans les conditions les plus appropriées.
Votre dernier mot ?
Mon dernier mot est un appel que je lance à tous les Mauritaniens : j’interpelle leur conscience sur le silence face à la douleur et à la misère de leurs frères victimes qui vivent, depuis des décennies maintenant, dans la misère, endurant, chaque jour que Dieu fait, le souvenir des sévices et des supplices infligés par leurs propres coreligionnaires. Je demande à tous les Mauritaniens, au nom de la solidarité, au nom de la fraternité de sang et de religion d’enfin sortir de leur mutisme et de leur surdité et d’entendre le cri de leurs frères victimes pour qu’enfin le tort à eux fait soit réparé.
Mon dernier mot est adressé à Son Excellence le Président Mohamed Cheikh Ghazouani. Monsieur le Président, vous avez hérité d’un passif très lourd ; un passif fait de sang et d’injustices encore en l’état. Certaines des victimes ont été sans doute vos amis de corps, vos condisciples, des éléments avec lesquels vous avez servi ou qui ont servi sous vos ordres. Beaucoup de ces victimes sont aujourd’hui décédées ; les autres, restées 30 ans sans voir les préjudices subis non apurés, sont sur le point de disparaître, un à un, la loi de la nature étant implacable.
Monsieur le Président, entrez dans l’histoire, acceptez d’être celui qui, par son courage et sa volonté a vaincu les réticences et rétabli dans leurs droits ceux qui, par leur sang, leur sueur, avaient pourtant défendu la patrie avec honneur et loyauté.
N’acceptez pas, Monsieur le Président, que dans l’au-delà, tel l’œil de Caïn regardant Abdel par-dessus la tombe, que nos martyrs, nos victimes et ceux qu’ils accusent, se retrouvent, le Jour du Grand Jugement, sans qu’ici-bas, il n’ait été trouvé aucune forme de justice et aucun pardon.
Nos mains sont tendues vers Allah (SWT) que nous implorons et notre regard fixé sur le Palais (présidentiel) dans l’attente, enfin, de la solution au passif humanitaire qui a tant entamé le crédit de l’Etat et causé tant de préjudices à la cohésion nationale.
Propos recueillis par Dalay Lam
Le Calame -