«...quelqu'un qui se bat pour les autres sans se battre pour lui-même est un fumiste. »
« Elle (Khaddama) n'était pas à l'école ; elle travaillait, même si elle ne faisait que laver les assiettes ou balayer , dit- on »
« Ceux qui veulent (le passif humanitaire) le minimiser sont, à mes yeux, soit des criminels soit des irresponsables. »
«J'avais suivi une trajectoire qui m'a permis de comprendre que je n'étais qu'un instrument, que j'étais handicapé et que le fait d'être responsable, directeur général, m'astreignait à un certain comportement qui ne seyait pas à mon engagement et à mes convictions »
« Quand on veut présenter l'esclavage comme un fait de maures blancs contre des noirs, je finis par réagir pour dire que l'esclavage est le fait de toutes les communautés mauritaniennes. [...]mais personne ne souligne assez, n'entend retenir mon assertion conditionnelle : « s'il y a de grandes tentes, il y a aussi de grandes cases. »
Maatalla, Jaabhalla ou Khaddama, ces noms qui ont pris la forme de pièces à conviction dans le combat que mène Boubacar O. Messaoud dans sa lutte contre l'esclavage, ne relèvent pas de la fiction. Le président de SOS esclaves refuse qu'on l'accuse de faire du sort des victimes « un fonds de commerce », comme le prétendent ses détracteurs. Par sa lutte, il entend résister contre l'injustice et contre la 'castisation' de la communauté dont il est issu.
La Tribune : Est-ce que vous aimez qu'on vous appelle El Haj ?
Boubacar O. Messaoud : Je n'y vois pas d'inconvénient, mais si devais lier mon nom à une connotation religieuse, je préfère que l'on m'appelle, alors, Boubacar, le prénom du meilleur compagnon du prophète.
La Tribune : Oui, mais vous êtes aujourd'hui Elhaj ; vous revenez du Hadj.
Boubacar O. Messaoud : Oui, merci à Dieu et j'en suis content mais je n'y vois pas un titre.
La Tribune : Fier ou transformé ?
Boubacar O. Messaoud : Je crois que cela m'a servi et veux me croire que absout des innombrables péchés que j'ai pu commettre avant cet acte majeur dans la vie de tout musulman. J'en sors impressionné. J'ai vécu des moments intenses dont je tire beaucoup d'enseignements utiles.
La Tribune : Et par rapport à la cause, que vous défendez, quel enseignement ? Quelles transformations ?
Boubacar O. Messaoud : Je suis revenu encore renforcé : plus je m'approche de la vérité divine, plus je me rends compte que ce que je fais n'est pas inutile, qu'il procède d'une bonne intention ; je m'en félicite pour autant que c'est là certainement quelque chose qui est en conformité avec les enseignements du prophète (Paix et Salut Sur Lui)
La Tribune : Quand vous dites bonne intention, on peut savoir concrètement ce que vous voulez dire ?
Boubacar O. Messaoud : Bonne intention, c'est travailler, oeuvrer pour la justice, l'égalité, aider, assister une personne en détresse, sans poursuivre un intérêt personnel. Pour moi, l'égalité et la justice sont les conditions indispensables de la fraternité.
La Tribune : Est-ce que se battre pour la justice, la fraternité et l'égalité concerne une seule communauté ? Nous avons finalement l'impression que votre lutte contre l'esclavage est faite pour une seule communauté, celle des h'ratine.
Boubacar O. Messaoud :
Hormis ceux-là, connaissez-vous, aujourd'hui, d'autres victimes de la servitude de naissance ? Les H'ratine sont des descendants d'esclaves et c'est cela leur identité, pas celle des autres mauritaniens ; elle les différencie, les marque à vie et cette réalité est encore insoluble dans la somme globale de l'oppression sur notre territoire.
J'ai pris conscience très tôt de l'injustice. Pour moi l'injustice n'est pas la marque d'une couleur ou d'un groupe mais, effectivement, la communauté à laquelle j'appartiens, par la naissance et l'éducation, est une entité spécifique dans sa souffrance ; je me bats pour qu'elle recouvre tous ses droits de citoyens et les assume. Dans ce combat, je ne perds pas de vue que dés épreuves, naguère comparables ont prévalu au sein de telle ou telle composante nationale. Aujourd'hui, comme hier et demain, l'injustice peut frapper tout individu quelle que soit sa couleur, son statut social, etc. Et si vous m'aviez suivi, vous remarqueriez que depuis mon plus jeune âge, je me positionne contre les brutalités, les abus, l'humiliation, le déni de dignité, quelles qu'en soient les victimes. Néanmoins, je considère que l'effort pour l'éradication de l'esclavage est un devoir que je me dois porter, jusqu'au sacrifice de ma vie, s'il le faut. Je considère que quelqu'un qui se bat pour les autres, sans se battre pour lui-même est un mystificateur ou, si vous voulez, un calculateur insincère.
Pour répondre a ceux qui nous accusent de ne considérer l'esclavage que dans la communauté maure, je réitère qu'aujourd'hui, la persistance de l'esclavage est un phénomène caché par tous, esclaves comme les maîtres, dans l'ensemble des communautés de notre pays. Les autorités mauritaniennes qui se sont succédées depuis l'indépendance refusent de l'affronter, comme tel. C'est une pratique d'un autre age qui dérange. Aussi, dans la lutte que nous menons, nous ne pouvons présenter à l'opinion que ceux qui, parmi les innombrables victimes, acceptent d'exposer publiquement leur situation et sont résolues à porter plainte Et nous n'avons aucun complexe, au nom de l'exigence de vérité qui nous anime, d'affirmer que les seuls cas volontairement soumis à notre attention, se trouvent, exclusivement, en milieu maure arabo-berbère. Pourtant, pour faire équilibre, nous avons sillonné le pays à la recherche d'équivalents parmi les populations négro-africaines ; ici, nous alors avons établi la permanence de ce phénomène, dans les mentalités, la mémoire mais jamais en actes. Nos détracteurs de mauvaise foi, dans les différentes communautés, nous accusent de dénoncer uniquement l'esclavage maure et de fermer l'oeil sur l'esclavage, réputé combien plus grave disent-ils, chez les Wolofs, les Soninké et les Hallpularen. D'un autre côté, certains compatriotes du Sud, résolument investis dans la réécriture d'une histoire idéologique aux fins d'unifier les rangs face à la domination de l'ethnie arabo-bebère, vont jusqu'à nier l'historicité de l'esclavage dans leurs hiérarchies sociales et nous accusent d'entretenir sciemment la confusion au sujet d'une pratique inexistante dans leurs rangs.
Entre les deux, nous nous tenons à une attitude d'impartialité et de conformité aux faits, avec le minimum de commentaire. Notre démarche refuse de composer avec les deux nationalismes défensifs ; nous ne connaissons que le citoyen mauritanien, même théorique et ne comptons pas composer avec des réalités, des identités, des pesanteurs qui s'opposent à l'universalité minimale des droits de la personne à naître et vivre, sans contrainte ni préséance, autres que celles commandées par l'intérêt général. Notre démarche consiste à rendre compte des actes, sans jamais céder aux impératifs de la censure ou de la force. Au dessus des lois mauritaniennes, des pudeurs mauritaniennes, des peurs mauritaniennes, de la souveraineté mauritanienne, nous plaçons la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Ceux qui nous accusent de manquer de « patriotisme » semblent ignorer notre souci, plus importante encore, de ne pas faillir à l'humanisme.
La Tribune : Vous-vous êtes longtemps battu. Qu'est ce que vous avez l'impression d'avoir accompli et que reste-t-il à faire ?
Boubacar O. Messaoud : Vous pouvez le constater, malheureusement, dans nos sociétés fortement tribalisées et « castées » la conscience collective ne s'occupe que des proches, ignorant totalement ce qui arrive aux autres. Pour ce qui est de notre combat- à moi et beaucoup d'autres défenseurs des droits de l'homme- il consiste surtout à susciter l'éveil des gens, leur faire prendre conscience que toute atteinte à l'intégrité de l'être humain concerne tous ses semblables. Sur ce plan-là et à mesure que l'arbitraire s'est généralisé en Mauritanie au point de n'épargner personne, nous avons accompli un pas. Il est un constat, qu'aujourd'hui, beaucoup de mauritaniens s'accordent à dénoncer et combattre toute manifestation de violence ou de discrimination observées ici et là. A titre d'exemple, il serait superflu, je crois, de parler des mobilisations, aussi timides fussent-elles, que nous avons menées contre les arrestations et détentions des leaders des partis politiques, de Chbih O. Cheikh Melainine, du Président Haïdallah et de ses compagnons, des islamistes réformistes (comme ils ont choisi de s'appeler), des civils et militaires putschistes et celle en faveur des défenseurs des droits de l'homme condamnés dès 1998. Nous pensons qu'il y a un progrès notable au stade de la prise de conscience et de la solidarité conséquente.
La Tribune: Mais par rapport à la lutte contre l'esclavage, qu'est-ce qu'on peut enregistrer comme progrès ?
Boubacar O. Messaoud : Le sujet ne relève plus du tabou. Aujourd'hui les gens acceptent d'en discuter. Les autorités reconnaissent également qu'il y a un problème, même si elles ne veulent pas l'appeler directement esclavage et continuent à parler de séquelles. Oui, nous avons contribué à dessiller les yeux, sur cette réalité longtemps tue.
La Tribune : Y a-t-il eu des cas, depuis le 3 août, qui ont suscité des réactions, bonnes ou mauvaise, de la part des nouvelles autorités ?
Boubacar O. Messaoud : Je regrette d'avoir à le dire, depuis le 3 août, je n'ai pas constaté de réaction positive autour de cas que nous avons posés. Et ce ne sont pas des tonnes de cas. Nous avons tout juste soulevé quelques uns, dont celui de Khaddama. Je considère que les autorités ne l'ont pas traité comme il faut. Elles l'ont abordé comme avant, du temps de la dictature. Il est vrai que le ministre de la justice m'a reçu et écouté très correctement ; il a eu une réaction positive en m'envoyant devant le procureur général, après lui avoir demandé de nous écouter et de mener l'enquête nécessaire. Nous prenons cela à sa juste valeur et j'en étais relativement bien affecté parce que le magistrat a étouffé l'affaire.
D'ailleurs, sous le régime de Ould Taya, M. Ethmane Sid'Ahmed Yessa, ministre de la justice de l'époque, m'a reçu, par exemple, dans le cadre de l'affaire Aichana. A l'époque, il a écrit au procureur général et lui ordonna de diligenter une enquête en vue de rendre ses enfants à la victime. Et cela été fait dans les normes. Pendant six mois, et même plus, Aichana a pu récupérer sa progéniture.
Or, dans le cas récent de Khaddama, le procureur l'a renvoyée pour enquête, devant le commissaire du Ksar qui, le même jour, l'a remise à sa mère, une esclave consentante, laquelle, venue du village à l'occasion, habitait chez la maîtresse.
Durant les deux ou trois jours de l'enquête, la fille, sous les pressions, a été ramenée à dire, tout simplement, qu'elle n'a jamais rien déclaré contre ses maîtres, rejetant le tort sur SOS Esclaves, devenue l'instigateur de l'événement. Ce terme m'a beaucoup déçu. Je continue à le dire devant toutes les autorités et témoignerai, toujours, de ce que je considère comme l'exemple le plus emblématique de la relativité du changement intervenu le 3 août : au lieu de la rupture attendue après des décennies de meurtres et d'impunité, nous assistons, comme le dit le discours officiel, à une simple « rectification » du système de domination, pour le rendre plus respectueux du pluralisme. Au regard de leurs frustrations, les mauritaniens espéraient beaucoup plus : les gestes de réconciliation, l'assurance aux victimes, la fin de l'impunité, la reconnaissance des crimes, enfin le pardon mutuel.
J'ai été reçu en audience par le Président du CMJD, dans le cadre des rencontres avec la société civile. J'ai toujours posé le problème de Khaddama, pour rappeler qu'il n'a pas encore été traité. J'en suis très choqué, jusqu'à présent, d'ailleurs. J'ai eu à en souffrir intérieurement, car cette fille, âgée de 14 ans au maximum, est soit dans une situation d'esclave soit dans une situation de traite. Elle n'était ni avec sa soeur ni avec sa mère. Elle n'habitait ni ne travaillait contre salaire en présence d'une personne de sa consanguinité. Donc, elle est esclave, comme elle l'a dit devant la police ; aujourd'hui, tout le monde le sait, autour d'elle, et autour de Hassi Mechkour, village dont elle est venue, à Nouakchott. L'on prétend qu'elle est « parente » de ses maîtres. Mais quelle parenté peut-on concevoir entre elle et cette famille sinon qu'elle est leur esclave, fille de leur servante Barakatou ? Elle n'était pas à l'école, elle travaillait hors rémunération, même si cela se réduisait à laver les assiettes ou balayer, dit-on. Normalement, à son âge, elle doit suivre une scolarité, vivre avec sa mère et son père. Sur cette question, aucune décision n'a été prise ; l'on a tout simplement classé le dossier, au nom de la solidarité de corps entre tribus maures. Cela est révoltant, inacceptable, immoral.
Je continue à affirmer qu'il s'agit, là, d'un cas d'esclavage et suis prêt à en répondre, devant la justice, d'autant plus volontiers que nos détracteurs nous accusent d'avoir monté l'affaire de toutes pièces. Ce qui est faux, comme lors du cas Jabhallah, manipulé, jusqu'à l'écoeurement, par la police politique et la télévision de Ould Taya, quelques semaines seulement avant le coup d'Etat du 3 août. A présent, personne ne soutient plus la thèse officielle d'alors.
La Tribune : Pourquoi on ne réussit pas à mobiliser l'opinion, y compris les partis politiques, autour de cette question qui à été débattue lors des journées de concertation et qui, à l'unanimité, est une cause entendue ?
Boubacar O. Messaoud : Je trouve qu'on n'a nullement besoin de faire du porte-à-porte pour mobiliser les partis politiques sur ces cas. La presse s'en est fait largement l'écho. Les partis politiques sérieux, ceux qui sont réellement intéressés par ce sujet avaient de quoi parler et certains ils l'ont fait. Ils n'avaient pas besoin que Boubacar vienne les voir pour cela. Le problème a été rendu public, nous avions diffusé un communiqué que des journaux ont publié. C'est un peu à l'image de l'affaire Jabhallah, largement reprise à l'époque.
Je sais une chose. Beaucoup de partis politiques prennent le thème de l'esclavage comme un fait à combattre. Mais, pour le moment, ce n'est qu'un cheval de bataille, lequel ne dépasse pas le cadre du discours.
Je suis souvent interpellé par des amis, maures et négro-africains, qui me demandent de leur parler de l'esclavage. Il m'étonne que des mauritaniens demandent à être édifiés sur un sujet si présent dans leurs rapport quotidien à la société. Aucun mauritanien majeur, ayant vécu en Mauritanie, ne peut prétendre ignorer la réalité de l'esclavage. Certains ont longtemps vécu avec, comme un tabou, une source de gêne collective, à la fois pour les auteurs et les victimes, ainsi que les descendants de deux. Les fils de serviteurs ont honte d'avouer leur condition ou simplement l'origine de celle-ci. Dans ce contexte malsain, les révisionnistes prétendent « il n'est esclave que celui qui le veut ». Ce genre de propos atteste d'un malentendu grave.
Aujourd'hui, à la faveur de certaines déclarations des partis politiques, y compris celles émanant d'éléments de l'ex-PRDS, j'entends reconnaître que l'esclavage existe en Mauritanie et m'interroge sur le degré de sincérité de retournements aussi tardifs. Quoiqu'il en soit, l'esclavage est un problème sensible parce qu'il touche aux intérêts et privilèges de beaucoup d'individus et de groupes. C'est un problème souvent soulevé dans leur discours, par certains politiques - pas tous - à des fins clientélistes ou pour endormir ceux qui le subissent. Ce n'est pas négatif en soi, dans la mesure où l'aveu constitue, enfin, l'attestation de l'évidence du phénomène et un démenti cinglant à nos détracteurs ; comme vous pouvez le constater avec moi, les personnalités qui animent ces formations sont issues de toutes les ethnies du pays et en leur sein l'ensemble de nos couches sociales sont représentées.
Il y a, cependant, des hommes et de femmes de progrès. Et je découvre, très souvent, pour ne pas dire chaque jour, qu'il y a des gens honnêtement intéressés par la question ; ceux-là ne s'interrogent pas sur l'existence ou non de l'esclavage mais recherchent la réponse à la question : quelle solution faut-il y apporter ?
La Tribune : Avez-vous senti cette sincérité chez les autorités de la transition avec qui vous avez eu des discussions ?
Boubacar O. Messaoud : Avec les autorités que j'ai rencontrées, j'ai senti une certaine disposition à chercher une solution au problème. Mais j'ai aussi le sentiment qu'elles gagnent du temps, diluent l'espoir, retardent le moment de s'engager sur la voie de la résolution. Comment peut-on trouver la solution à un problème que l'on ne définit pas, dont l'on évalue pas l'importance et que l'on a considéré, officiellement, jusqu'aux journées de concertation, comme tabou éminent?
La Tribune : Comment faut-il agir ?
Boubacar O. Messaoud : Eh bien, sur la voie de la solution, il importe, d'abord, de réaliser des enquêtes indépendantes, d'être clair dans le rapport aux faits, de ne pas tenter de « ménager la chèvre et les choux ». Sur des enjeux structurellement conflictuels, il est impossible de plaire à tous ; il est donc important de tenir compte d'une telle limite.
Dans un premier temps, à chaque fois qu'un problème est posé, l'on doit dire le droit, dans toute sa rigueur, à partir de la loi d'abolition, en attendant une norme plus explicite ; les autorités sont tenues de prendre les mesures permettant de vérifier les faits, de sanctionner le ou les contrevenants et d'assister les victimes, pour leur insertion, le cas échéant. Une telle attitude prouvera que les autorités ne trichent pas et qu'il y a une volonté de changement, au bénéfice de TOUS les mauritaniens. Sur le terrain, une commission indépendante d'enquête qui n'a rien à avoir avec l'administration, se déplacera, afin de connaître l'ampleur du phénomène. Nous sommes disposés à lui servir de guide ; l'important n'est plus de savoir si l'esclavage existe ou non, il importe plutôt de savoir qui sont les esclaves encore avec leurs maîtres, ceux émancipés de cette proximité et le prix de cette autonomie. Il serait important de résoudre, également, le problème des terres de culture qui appartiennent traditionnellement à la collectivité tribale, où l'ancien esclave ne peut exploiter sa parcelle qu'avec le consentement expresse des maîtres. Cet usage constitue un facteur de perpétuation de la dépendance des esclaves, mêmes affranchis, envers leurs anciens maîtres. Cette situation pose problème, en particulier dans l'Aftout agro-pastoral ; là, les hratines qui aspirent à aller dans le camp politique de leur choix, se voient dépossédés et interdits d'exploiter des terres qu'ils ont initialement défrichées et cultivées depuis toujours.
La Tribune : Pas seulement les hratines ! il y a aussi les négro-africains...
Boubacar O. Messaoud : Pas seulement les hratines, en effet ! Chez les Négro-africains la spoliation est plus récente, plus flagrante et l'appareil d'Etat a contribué à la couvrir s'il ne s'en est fait l'artisan. Tous les cultivateurs de terres qui ne leur appartiennent pas selon le droit coutumier, doivent savoir que la reforme foncière stipule que la terre, en friche depuis un certain temps, tombe dans le domaine de l'Etat, lequel la concède aux volontaires. La propriété collective est démembrée par cette loi et l'on doit procéder à une redistribution de la terre pour que chacun ait sa part, définitive. Que ceux qui veulent être indépendants puissent vivre sans être redevables à leurs anciens maîtres !
La Tribune : Cela par exemple, vous ne le retrouvez nulle part dans les programmes des partis politiques ?
Boubacar O. Messaoud : Nulle part, exceptés des mouvements non reconnus ou l'APP, l'UFP, qui s'intéressent particulièrement à la tenure foncière ; il y'a également et les partis du Bloc et le RFD qui se soucient du problème; je n'entends pas, en général, les partis de la première et deuxième génération s'attaquer à ce thème. Il est vrai que je n'ai pas connaissance des programmes et déclaration de politique générale des nouveaux partis, nés après le 3 août 2005. Le problème de la terre est un problème pour les tributaires et les esclaves. Actuellement, j'ai, dans notre bureau, quelques dossiers de descendants d'esclaves en litige foncier avec leurs tribus ou anciens maîtres; ils souhaitent que je les accompagne - mon pouvoir ne dépasse pas cette faculté - devant les autorités ; je n'ai, hélas, pas les moyens d'empêcher les gens de les chasser de leurs terres, qu'ils ont toujours cultivées.
La Tribune : Où va votre confiance, quant à la résolution des problèmes que vous soulevez et aux solutions que vous préconisez ? Est-ce à un prochain gouvernement qui serait issu d'un pouvoir élu ou aux autorités de la transition ?
Boubacar O. Messaoud : J'ai toujours clamé qu'il y a des problèmes importants - et cela je l'ai dit au président du CMJD - sur lesquels il faut prendre position, dès maintenant et pour lesquels il y a urgence d'établir une feuille de route. Je n'ai jamais considéré qu'il faille attendre la fin de la transition, pour poser des problèmes qui, en fait, interpellent tous les mauritaniens. J'estime que le silence sur l'esclavage n'est pas acceptable, comme il était inacceptable, hier et même plus, eu égard aux espoirs suscités par le 3 août 2005. Nous voulons que la Mauritanie rentre dans la modernité. Il appartient aux gouvernants de prendre des mesures pour éradiquer ce phénomène. Cela est aussi valable pour le passif humanitaire. Ceux qui veulent le minimiser sont, à mes yeux, soit des criminels soit des irresponsables. Il s'agit, là, d'un vrai problème qui divise les mauritaniens, même s'ils ne le disent pas et qui les divisera aussi longtemps qu'il ne sera résolu.
La Tribune : Est-ce que vous êtes au courant qu'à la radio et à la télévision il y a des débats au cours desquels cette question de l'esclavage est soulevée ?
Boubacar O.Messaoud : Oui. Il semblerait. Je n'ai jamais été invité à cela. J'estime, cependant, que c'est une bonne chose de commencer à en parler. J'ai personnellement pris très tôt conscience de l'esclavage parce que je le ressentais profondément dans ma famille. J'ai toujours cherché à approcher ceux qui se soucient de ce problème, ceux qui contestent la validité des rapports esclavagistes et le statut de l'esclave dans notre société ; ce furent le plus souvent les politiques, en général contestataires de l'ordre établi, qui ont répondu à mes attentes. Toutes mes relations ont été établies avec les autres, en fonction de leur positions individuelles, vis-à-vis de l'esclavage. Je me suis rendu compte, plus tard, que la question de l'esclavage n'est pas seulement une question politique, mais une question de droit humain qui concerne tout le monde et à laquelle il faut rechercher l'association de toutes les bonnes volontés indépendamment, de leur appartenance politique, leur croyances religieuses, leurs ethnies, leurs races et, bien entendu, leur origine sociale. C'est pour cela que j'ai décidé, avec d'autres compatriotes, la création SOS-Esclaves. Même si, au départ, cette organisation n'a compté essentiellement que des hratines, des anciens esclaves ou des éléments radicaux des milieux dominants, je voulais que cette association devînt un cadre de lutte d'organisation ouvert, non partisan, une composante de la société civile.
La Tribune : Ayant été acteur dans un gouvernement dont la logique était que tout celui qu'on mettait au devant de la scène représentait sa communauté, vous avez notamment été directeur de la SOCOGIM ; aviez-vous le sentiment d'être utile à votre communauté ? Avez- vous le sentiment d'avoir été d'un apport quelconque ?
Boubacar O. Messaoud : d'abord je tiens à corriger, en précisant que je n'ai jamais été acteur dans un gouvernement. Je suis rentré au pays, après la fin de mes études d'architecture, en 1974. Je n'ai été dans la fonction publique, comme contractuel, qu' en 1981. Je reviens pour souligner que, dans mes démarches en quête d'un premier emploi dès 1974, la personne que j'ai rencontrée d'abord était ministre de l'équipement, à l'époque M. Abdellahi O. Daddah. J'ai eu une prise de gueule, avec lui, dans son bureau parce qu'il m'a parlé de M. Sow Mohamed Deyna, lequel, disait-il, l'avait entretenu de mes prétentions. Je lui ai répondu que je n'ai pas grand chose à avoir avec M. Sow Mohamed Deyna et qu'il appartient à la famille des maîtres de ma famille. Je lui ai dit en outre que je ne voyais pas en quoi nos relations interviendraient dans cette entrevue.
A l'entrevue, le ministre avait invité M. Habib O. Eli qui était à l'époque directeur de l'habitat et de l'urbanisme. Je lui ai demandé à quel titre Habib était présent à notre entrevue ; je tenais à ce que les choses soient claires, étant donné que mon dossier était dans son bureau depuis trois mois. J'ai demandé que l'on répondît à ma demande d'emploi. C'est alors que le ton est monté entre nous. Il m'a renvoyé de son bureau et ordonna au secrétaire général du ministère me remettre mon dossier.
Ce n'est pas après ma désignation à la SOCOGIM que j'ai parlé de l'esclavage. Sur ce sujet, j'ai eu, en 1969, une altercation avec M. Ahmed O. Mneyya, alors ambassadeur à Moscou. Il m'avait appelé pour me dire qu'il me sommait de ne plus parler d'esclavage en Mauritanie, que je ternissais l'image du pays à l'extérieur. J'ai beaucoup ri parce qu'il m'a cité, en exemple, pour me dire : « toi, l'élève que j'ai connu au collège de Rosso en 1958-59, comment tu oses parler d'esclavage alors que ton oncle à l'époque maire de Rosso, avait plein d'esclaves ? » Je lui ai répondu : « mais ce monsieur que tu appelles mon oncle, c'est le maître de ma mère. Je suis étonné que cela t'ait échappé, à toi. Je peux comprendre que cela échappe à M. Beaumont ou à M. Vincent, à des proviseurs ou des principaux français mais toi, un natif du Trarza, de ma région, tu dois avoir suffisamment d'éléments sur moi. »
J'ai été recruté, ensuite, par le ministère de l'équipement et engagé dans la SOCOGIM où j'ai assuré les fonctions de chef de service des études, à la direction technique, pendant trois ans. C'est en 1981, alors qu'architecte indépendant, j'exerçait ma profession, dans mon propre
bureau d'études, que le Dr Louleid O. Waddad, à la création du ministère de l'hydraulique et de l'habitat, a fait appel, à moi, en qualité de conseiller technique. C'est comme cela que je suis venu à l'administration. Cette promotion intervenait après mon emprisonnement, mon premier procès et l'abolition de l'esclavage.
J'ai toujours frayé avec ceux auprès de qui je sentais des penchants ou un engagement contre l'injustice, pour la liberté et l'égalité. Jeune étudiant en 1966, j'avais cherché à connaître les signataires « du manifeste des dix neuf », auxquels j'ai manifesté ma sympathie et ma solidarité, contre la répression dont ils avaient été victimes. Mon amitié avec Daffa Bakary, Doudou Bal feu Ibrahima Ba et feu Fodié Koïta datent de cette époque.
C'est ainsi que j'ai participé, dès les première heures, aux activités organisées par les hratine, dans le cadre de dures luttes entamées, à partir de 1978, pour l'abolition de l'esclavage ; à sa naissance, j'ai intégré, tout naturellement, le mouvement El Hor, dont je suis devenu l'un des dirigeants, occupant ainsi sa présidence, de 1979 à 1980, en succession à Messaoud Ould Boulkher ; cette position me valut plusieurs mois de prison et le jugement retentissant de Rosso, ainsi dénommé, dans les procès verbaux et la minute, « affaire Boubacar Ould Messaoud et consorts ». Ce combat aboutit à la Déclaration d'abolition du 5 juillet 1980 et la promulgation de l'ordonnance du 9 novembre 1981.
A l'époque, quand j'étais directeur général de la SOCOGIM, les esclaves comme les H'ratine venaient me voir pour leurs problèmes que j'exposais aux autorités. J'ai très rarement eu la satisfaction de voir un cas d'esclavage résolu suite à mes démarches ; j'eus à intervenir en faveur de h'ratine qui, dans le contexte de l'époque, pensaient pouvoir compter sur quelques éléments parmi lesquels je figurais en bonne place, afin d'obtenir des droits auxquels tout citoyen peut prétendre.
Pour faire un saut jusqu'à 1991, je dirais, qu'à cette date, j'en suis arrivé à être relativement excédé parce que j'avais fait le tour de la question. J'avais pris une trajectoire qui m'a permis de comprendre que je n'étais qu'un instrument, que j'étais handicapé et que le fait d'être responsable - directeur général - m'astreignait à une certaine réserve, à un certain comportement qui ne seyait pas à mon engagement et à mes convictions et que de toutes les façons, cette lutte pour laquelle je voulais consacrer ma vie, je ne la menais plus. C'est comme si j'étais en train de me protéger, dans mes intérêts, dans ma situation.
Après l'amnistie proclamée par O. Taya, pour les détenus de Oualatta et la libération des négro africains rescapés des exécutions extrajudiciaires, détenus à Wad Naga en instance de jugement, l'on m'a présenté une pétition, félicitant le Chef de l'Etat, que j'ai refusé de signer. Et j'ai dit, à qui voulait l'entendre, qu'il y a beaucoup de choses, dont le silence sur l'esclavage, que je ne suis pas près de cautionner. Moins de deux semaines plus tard je signai la lettre des cinquante et ce fut le début de mes déboires avec le régime de Ould Taya, jusqu'à sa chute tant espérée, le 3 août 2005.
J'étais encore directeur général de la SOCOGIM et faisais partie de ceux, peu nombreux à l'époque, qui réclamaient, pour les centaines de crimes annoncés, une enquête indépendante et, le cas échéant, les poursuites judiciaires contre les coupables.
Je suis bien fondé à dire que ma disgrâce est l'implication d'un engagement, sacrilège à l'époque : j'ai signé la lettre des 50 et par la suite celle la lettre des 125, avant de représenter le mouvement El Hor, avec mon ami Messaoud Ould Boulkheir, dans les discutions préliminaires à la création du Front Uni pour le Changement (FDUC).
Selon une certaine logique, je devais être Directeur de la SOCOGIM, en contrepartie à mon silence, d'où ma réaction, en réponse à Sud Magazine, lorsque j'ai dit que ma peau noire n'est pas un programme politique. Et je n'ai rien à renier là-dessus, d'autant plus que je n'étais pas l'auteur du texte. Il s'agissait d'un commentaire du journal. Mais je maintiens que ma peau noire n'est pas un programme politique. A l'époque, j'ai pris position, contre une certaine tendance à instrumentaliser l'esclavage, dans un combat, quel qu'il soit, s'il n'est voué à son éradication. Quand l'on veut présenter l'esclavage comme un fait de maures blancs contre des noirs, je finis par réagir pour dire que l'esclavage est le fait de toutes les communautés mauritaniennes. C'était ça, l'essentiel ; mais personne ne souligne assez, n'entend retenir mon assertion conditionnelle : « s'il y a de grandes tentes, il y a aussi de grandes cases. »
Mon interview avec Sud Quotidien date de 1987. Mais quand il m'est apparu, en 1990, qu'il y avait une volonté de répression systématique de la communauté négro-africaine, j'ai réagi. J'avais enfin acquis la certitude, par les preuves sanglantes, qu'existait une tentative, du Pouvoir, à opérer un génocide sur une composante de la Nation et je l'ai dit.
La Tribune : Depuis que SOS Esclaves existe, y a-t-il eu des cas dans les communautés négro-africaines ?
Boubacar O. Messaoud : Je continue à être convaincu, qu'au moins dans leurs mentalités, les négro-africains sont aussi esclavagistes que les maures.
Quand j'affirme l'esclavage négro-africain, je le tiens de mon vécu. J'ai grand en milieu Wolof et Pular et je sais que l'on y cultive la noblesse, de même que l'on y entretient l'esclavage, statut où certains d'ailleurs, se sentent à l'aise. Quels sont leurs rapports physiques ? Je ne les connais pas. Il ne m'est pas donné de les connaître. Il y a quelques années, à l'occasion d'un séminaire organisé par le syndicat CLTM sur le travail servile, j'ai été soutenu, par une autorité de Kaédi, qui faisait partie des modérateurs du séminaire,. Et lorsque j'ai soulevé le problème de l'esclavage chez les négro-africains, j'ai déploré que jusqu'à présent, nous fussions dans l'impossibilité de réagir par rapport à ces communautés dont les membres ne nous ont jamais soumis un cas d'esclavage ; cette personnalité a témoigné que l'esclavage est encore pratiqué dans les communautés pular, soninké et autres, elle nous a même signalé l'existence d'une association de descendants d'esclaves ressortissant d'un village du Gorgol, regroupés à Nouakchott pour lutter contre ce phénomène et ses conséquence au sein de leur communauté Pullar. Nous n'arrivons toujours pas à rétablir la relation avec ces personnes qui se refusent à nous communiquer une quelconque information sur les cas qu'ils traitent ou les problèmes qu'ils rencontrent dont même le fait qu'ils soient tous mis en quarantaine par la collectivité de leur village parce qu'ils contestent leur statut social. Mais nous avons nos convictions, nous connaissons des personnes de statut esclave dans chacune des sociétés négro africaines.
La Tribune : En parlant de feuille de route qu'est-ce que vous proposez concrètement ?
Boubacar O. Messaoud : la première chose, ce sont les mesures qui traduisent une réelle volonté politique d'en finir, à terme, avec l'esclavage, en lui enlevant toute validé morale et religieuse aux yeux des mauritaniens qui le pratiquent ou le subissent. Il s'agit de :
- promulguer une loi caractérisant les pratiques relevant du délit et du crime et fixant les peines respectives encourues ;
- Elaborer un programme économique d'insertion et d'intégration des populations victimes de l'esclavage, pour les doter des moyens de nature à leur rendre propice l'autonomie matérielle envers leurs anciens maîtres; ce programme doit s'inspirer des résultats d'une enquête exhaustive sur le phénomène, ses différentes formes et leur importance ;
- Engager des campagne d'explications et de sensibilisation, à la radio et dans les mosquées, animées par les plus éminents polémistes, poètes et ouléma du pays, pour démystifier l'esclavage, comme pratique sociale, contraire à la morale et condamnée par l'islam.
Sur cette feuille de route, le premier acte qui consiste à promulguer une loi caractérisant et criminalisant l'esclavage peut être accompli pendant la transition . Ce n'est pas trop demander, je crois.
Il faut commencer par condamner, donner un exemple public et fort. Le jour où l'on saura que quelqu'un est parti en prison à cause de son esclave, le changement deviendra audible intelligible. Si, par exemple, l'on avait, en 1996, arrêté le maître de Aichana dans son campement, la population aurait su que de grands pas sont franchis et la fameuse « image du pays » en souffrirait moins, à ce jour.
La Tribune : Est-ce que votre combat pourrait vous amener un jour à réclamer pour les hratines une identité communautaire indépendante de la composante maure et des composantes négro-africaines ?
Boubacar O. Messaoud : Mon combat, aujourd'hui est en général pour la promotion et la défense des droits humains, en particulier l'éradication de l'esclavage, la réhabilitation des victimes enfin restaurées dans leur dignité citoyenne d'hommes et de femmes libres, garantie par la constitution ; mon combat n'a pas d'autre objet.
Notre pays est en train de se doter d'une infrastructure et d'un potentiel apte à promouvoir son développement économique ; dans ce conteste, s'impose une réelle mutation sociale dont la clé est l'éradication de l'esclavage et de son principal terreau, le tribalisme, vecteur du système des castes ; c'est tout l'enjeu de la modernisation.
La Tribune : Comment SOS Esclaves voit le fait que les avocats de la défense de Mr Zeidane sollicitent le soutien du FONADH à leur client?
Boubacar O. Messaoud Nous n'avons pas à expliquer les actes des autres et n'en sommes pas comptables; il n'en demeure pas moins, que chacun a la faculté de s'informer sur un dossier qui intéresse tous les mauritaniens.
Par ailleurs, la défense de Zeidane considère qu'il est victime de violation de ses droits fondamentaux d'où leur appel aux ONGs de défense des Droits de l'Homme.
La Tribune : Quel point commun peut il y avoir entre Zeidane et toutes les personnes défendues par les ONGs rassemblées au sein du FONADH ?
Boubacar O. Messaoud : Aucun, a priori, si ce n'est le principe même de l'habeas corpus ; pour nous, l'ancien ministre Zeidane est un accusé ; quel que soit le crime dont il porte la charge, il jouit de la présomption d'innocence, jusqu'à sa condamnation lors d'un procès équitable.
Entretien avec Boubacar O. Messaoud, Président de SOS Esclaves, parue dans la Tribune, N° 295 du 16 mars 2006, propos recueillis par Kissima et Med Vall Ould Oumer....
« Elle (Khaddama) n'était pas à l'école ; elle travaillait, même si elle ne faisait que laver les assiettes ou balayer , dit- on »
« Ceux qui veulent (le passif humanitaire) le minimiser sont, à mes yeux, soit des criminels soit des irresponsables. »
«J'avais suivi une trajectoire qui m'a permis de comprendre que je n'étais qu'un instrument, que j'étais handicapé et que le fait d'être responsable, directeur général, m'astreignait à un certain comportement qui ne seyait pas à mon engagement et à mes convictions »
« Quand on veut présenter l'esclavage comme un fait de maures blancs contre des noirs, je finis par réagir pour dire que l'esclavage est le fait de toutes les communautés mauritaniennes. [...]mais personne ne souligne assez, n'entend retenir mon assertion conditionnelle : « s'il y a de grandes tentes, il y a aussi de grandes cases. »
Maatalla, Jaabhalla ou Khaddama, ces noms qui ont pris la forme de pièces à conviction dans le combat que mène Boubacar O. Messaoud dans sa lutte contre l'esclavage, ne relèvent pas de la fiction. Le président de SOS esclaves refuse qu'on l'accuse de faire du sort des victimes « un fonds de commerce », comme le prétendent ses détracteurs. Par sa lutte, il entend résister contre l'injustice et contre la 'castisation' de la communauté dont il est issu.
La Tribune : Est-ce que vous aimez qu'on vous appelle El Haj ?
Boubacar O. Messaoud : Je n'y vois pas d'inconvénient, mais si devais lier mon nom à une connotation religieuse, je préfère que l'on m'appelle, alors, Boubacar, le prénom du meilleur compagnon du prophète.
La Tribune : Oui, mais vous êtes aujourd'hui Elhaj ; vous revenez du Hadj.
Boubacar O. Messaoud : Oui, merci à Dieu et j'en suis content mais je n'y vois pas un titre.
La Tribune : Fier ou transformé ?
Boubacar O. Messaoud : Je crois que cela m'a servi et veux me croire que absout des innombrables péchés que j'ai pu commettre avant cet acte majeur dans la vie de tout musulman. J'en sors impressionné. J'ai vécu des moments intenses dont je tire beaucoup d'enseignements utiles.
La Tribune : Et par rapport à la cause, que vous défendez, quel enseignement ? Quelles transformations ?
Boubacar O. Messaoud : Je suis revenu encore renforcé : plus je m'approche de la vérité divine, plus je me rends compte que ce que je fais n'est pas inutile, qu'il procède d'une bonne intention ; je m'en félicite pour autant que c'est là certainement quelque chose qui est en conformité avec les enseignements du prophète (Paix et Salut Sur Lui)
La Tribune : Quand vous dites bonne intention, on peut savoir concrètement ce que vous voulez dire ?
Boubacar O. Messaoud : Bonne intention, c'est travailler, oeuvrer pour la justice, l'égalité, aider, assister une personne en détresse, sans poursuivre un intérêt personnel. Pour moi, l'égalité et la justice sont les conditions indispensables de la fraternité.
La Tribune : Est-ce que se battre pour la justice, la fraternité et l'égalité concerne une seule communauté ? Nous avons finalement l'impression que votre lutte contre l'esclavage est faite pour une seule communauté, celle des h'ratine.
Boubacar O. Messaoud :
Hormis ceux-là, connaissez-vous, aujourd'hui, d'autres victimes de la servitude de naissance ? Les H'ratine sont des descendants d'esclaves et c'est cela leur identité, pas celle des autres mauritaniens ; elle les différencie, les marque à vie et cette réalité est encore insoluble dans la somme globale de l'oppression sur notre territoire.
J'ai pris conscience très tôt de l'injustice. Pour moi l'injustice n'est pas la marque d'une couleur ou d'un groupe mais, effectivement, la communauté à laquelle j'appartiens, par la naissance et l'éducation, est une entité spécifique dans sa souffrance ; je me bats pour qu'elle recouvre tous ses droits de citoyens et les assume. Dans ce combat, je ne perds pas de vue que dés épreuves, naguère comparables ont prévalu au sein de telle ou telle composante nationale. Aujourd'hui, comme hier et demain, l'injustice peut frapper tout individu quelle que soit sa couleur, son statut social, etc. Et si vous m'aviez suivi, vous remarqueriez que depuis mon plus jeune âge, je me positionne contre les brutalités, les abus, l'humiliation, le déni de dignité, quelles qu'en soient les victimes. Néanmoins, je considère que l'effort pour l'éradication de l'esclavage est un devoir que je me dois porter, jusqu'au sacrifice de ma vie, s'il le faut. Je considère que quelqu'un qui se bat pour les autres, sans se battre pour lui-même est un mystificateur ou, si vous voulez, un calculateur insincère.
Pour répondre a ceux qui nous accusent de ne considérer l'esclavage que dans la communauté maure, je réitère qu'aujourd'hui, la persistance de l'esclavage est un phénomène caché par tous, esclaves comme les maîtres, dans l'ensemble des communautés de notre pays. Les autorités mauritaniennes qui se sont succédées depuis l'indépendance refusent de l'affronter, comme tel. C'est une pratique d'un autre age qui dérange. Aussi, dans la lutte que nous menons, nous ne pouvons présenter à l'opinion que ceux qui, parmi les innombrables victimes, acceptent d'exposer publiquement leur situation et sont résolues à porter plainte Et nous n'avons aucun complexe, au nom de l'exigence de vérité qui nous anime, d'affirmer que les seuls cas volontairement soumis à notre attention, se trouvent, exclusivement, en milieu maure arabo-berbère. Pourtant, pour faire équilibre, nous avons sillonné le pays à la recherche d'équivalents parmi les populations négro-africaines ; ici, nous alors avons établi la permanence de ce phénomène, dans les mentalités, la mémoire mais jamais en actes. Nos détracteurs de mauvaise foi, dans les différentes communautés, nous accusent de dénoncer uniquement l'esclavage maure et de fermer l'oeil sur l'esclavage, réputé combien plus grave disent-ils, chez les Wolofs, les Soninké et les Hallpularen. D'un autre côté, certains compatriotes du Sud, résolument investis dans la réécriture d'une histoire idéologique aux fins d'unifier les rangs face à la domination de l'ethnie arabo-bebère, vont jusqu'à nier l'historicité de l'esclavage dans leurs hiérarchies sociales et nous accusent d'entretenir sciemment la confusion au sujet d'une pratique inexistante dans leurs rangs.
Entre les deux, nous nous tenons à une attitude d'impartialité et de conformité aux faits, avec le minimum de commentaire. Notre démarche refuse de composer avec les deux nationalismes défensifs ; nous ne connaissons que le citoyen mauritanien, même théorique et ne comptons pas composer avec des réalités, des identités, des pesanteurs qui s'opposent à l'universalité minimale des droits de la personne à naître et vivre, sans contrainte ni préséance, autres que celles commandées par l'intérêt général. Notre démarche consiste à rendre compte des actes, sans jamais céder aux impératifs de la censure ou de la force. Au dessus des lois mauritaniennes, des pudeurs mauritaniennes, des peurs mauritaniennes, de la souveraineté mauritanienne, nous plaçons la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Ceux qui nous accusent de manquer de « patriotisme » semblent ignorer notre souci, plus importante encore, de ne pas faillir à l'humanisme.
La Tribune : Vous-vous êtes longtemps battu. Qu'est ce que vous avez l'impression d'avoir accompli et que reste-t-il à faire ?
Boubacar O. Messaoud : Vous pouvez le constater, malheureusement, dans nos sociétés fortement tribalisées et « castées » la conscience collective ne s'occupe que des proches, ignorant totalement ce qui arrive aux autres. Pour ce qui est de notre combat- à moi et beaucoup d'autres défenseurs des droits de l'homme- il consiste surtout à susciter l'éveil des gens, leur faire prendre conscience que toute atteinte à l'intégrité de l'être humain concerne tous ses semblables. Sur ce plan-là et à mesure que l'arbitraire s'est généralisé en Mauritanie au point de n'épargner personne, nous avons accompli un pas. Il est un constat, qu'aujourd'hui, beaucoup de mauritaniens s'accordent à dénoncer et combattre toute manifestation de violence ou de discrimination observées ici et là. A titre d'exemple, il serait superflu, je crois, de parler des mobilisations, aussi timides fussent-elles, que nous avons menées contre les arrestations et détentions des leaders des partis politiques, de Chbih O. Cheikh Melainine, du Président Haïdallah et de ses compagnons, des islamistes réformistes (comme ils ont choisi de s'appeler), des civils et militaires putschistes et celle en faveur des défenseurs des droits de l'homme condamnés dès 1998. Nous pensons qu'il y a un progrès notable au stade de la prise de conscience et de la solidarité conséquente.
La Tribune: Mais par rapport à la lutte contre l'esclavage, qu'est-ce qu'on peut enregistrer comme progrès ?
Boubacar O. Messaoud : Le sujet ne relève plus du tabou. Aujourd'hui les gens acceptent d'en discuter. Les autorités reconnaissent également qu'il y a un problème, même si elles ne veulent pas l'appeler directement esclavage et continuent à parler de séquelles. Oui, nous avons contribué à dessiller les yeux, sur cette réalité longtemps tue.
La Tribune : Y a-t-il eu des cas, depuis le 3 août, qui ont suscité des réactions, bonnes ou mauvaise, de la part des nouvelles autorités ?
Boubacar O. Messaoud : Je regrette d'avoir à le dire, depuis le 3 août, je n'ai pas constaté de réaction positive autour de cas que nous avons posés. Et ce ne sont pas des tonnes de cas. Nous avons tout juste soulevé quelques uns, dont celui de Khaddama. Je considère que les autorités ne l'ont pas traité comme il faut. Elles l'ont abordé comme avant, du temps de la dictature. Il est vrai que le ministre de la justice m'a reçu et écouté très correctement ; il a eu une réaction positive en m'envoyant devant le procureur général, après lui avoir demandé de nous écouter et de mener l'enquête nécessaire. Nous prenons cela à sa juste valeur et j'en étais relativement bien affecté parce que le magistrat a étouffé l'affaire.
D'ailleurs, sous le régime de Ould Taya, M. Ethmane Sid'Ahmed Yessa, ministre de la justice de l'époque, m'a reçu, par exemple, dans le cadre de l'affaire Aichana. A l'époque, il a écrit au procureur général et lui ordonna de diligenter une enquête en vue de rendre ses enfants à la victime. Et cela été fait dans les normes. Pendant six mois, et même plus, Aichana a pu récupérer sa progéniture.
Or, dans le cas récent de Khaddama, le procureur l'a renvoyée pour enquête, devant le commissaire du Ksar qui, le même jour, l'a remise à sa mère, une esclave consentante, laquelle, venue du village à l'occasion, habitait chez la maîtresse.
Durant les deux ou trois jours de l'enquête, la fille, sous les pressions, a été ramenée à dire, tout simplement, qu'elle n'a jamais rien déclaré contre ses maîtres, rejetant le tort sur SOS Esclaves, devenue l'instigateur de l'événement. Ce terme m'a beaucoup déçu. Je continue à le dire devant toutes les autorités et témoignerai, toujours, de ce que je considère comme l'exemple le plus emblématique de la relativité du changement intervenu le 3 août : au lieu de la rupture attendue après des décennies de meurtres et d'impunité, nous assistons, comme le dit le discours officiel, à une simple « rectification » du système de domination, pour le rendre plus respectueux du pluralisme. Au regard de leurs frustrations, les mauritaniens espéraient beaucoup plus : les gestes de réconciliation, l'assurance aux victimes, la fin de l'impunité, la reconnaissance des crimes, enfin le pardon mutuel.
J'ai été reçu en audience par le Président du CMJD, dans le cadre des rencontres avec la société civile. J'ai toujours posé le problème de Khaddama, pour rappeler qu'il n'a pas encore été traité. J'en suis très choqué, jusqu'à présent, d'ailleurs. J'ai eu à en souffrir intérieurement, car cette fille, âgée de 14 ans au maximum, est soit dans une situation d'esclave soit dans une situation de traite. Elle n'était ni avec sa soeur ni avec sa mère. Elle n'habitait ni ne travaillait contre salaire en présence d'une personne de sa consanguinité. Donc, elle est esclave, comme elle l'a dit devant la police ; aujourd'hui, tout le monde le sait, autour d'elle, et autour de Hassi Mechkour, village dont elle est venue, à Nouakchott. L'on prétend qu'elle est « parente » de ses maîtres. Mais quelle parenté peut-on concevoir entre elle et cette famille sinon qu'elle est leur esclave, fille de leur servante Barakatou ? Elle n'était pas à l'école, elle travaillait hors rémunération, même si cela se réduisait à laver les assiettes ou balayer, dit-on. Normalement, à son âge, elle doit suivre une scolarité, vivre avec sa mère et son père. Sur cette question, aucune décision n'a été prise ; l'on a tout simplement classé le dossier, au nom de la solidarité de corps entre tribus maures. Cela est révoltant, inacceptable, immoral.
Je continue à affirmer qu'il s'agit, là, d'un cas d'esclavage et suis prêt à en répondre, devant la justice, d'autant plus volontiers que nos détracteurs nous accusent d'avoir monté l'affaire de toutes pièces. Ce qui est faux, comme lors du cas Jabhallah, manipulé, jusqu'à l'écoeurement, par la police politique et la télévision de Ould Taya, quelques semaines seulement avant le coup d'Etat du 3 août. A présent, personne ne soutient plus la thèse officielle d'alors.
La Tribune : Pourquoi on ne réussit pas à mobiliser l'opinion, y compris les partis politiques, autour de cette question qui à été débattue lors des journées de concertation et qui, à l'unanimité, est une cause entendue ?
Boubacar O. Messaoud : Je trouve qu'on n'a nullement besoin de faire du porte-à-porte pour mobiliser les partis politiques sur ces cas. La presse s'en est fait largement l'écho. Les partis politiques sérieux, ceux qui sont réellement intéressés par ce sujet avaient de quoi parler et certains ils l'ont fait. Ils n'avaient pas besoin que Boubacar vienne les voir pour cela. Le problème a été rendu public, nous avions diffusé un communiqué que des journaux ont publié. C'est un peu à l'image de l'affaire Jabhallah, largement reprise à l'époque.
Je sais une chose. Beaucoup de partis politiques prennent le thème de l'esclavage comme un fait à combattre. Mais, pour le moment, ce n'est qu'un cheval de bataille, lequel ne dépasse pas le cadre du discours.
Je suis souvent interpellé par des amis, maures et négro-africains, qui me demandent de leur parler de l'esclavage. Il m'étonne que des mauritaniens demandent à être édifiés sur un sujet si présent dans leurs rapport quotidien à la société. Aucun mauritanien majeur, ayant vécu en Mauritanie, ne peut prétendre ignorer la réalité de l'esclavage. Certains ont longtemps vécu avec, comme un tabou, une source de gêne collective, à la fois pour les auteurs et les victimes, ainsi que les descendants de deux. Les fils de serviteurs ont honte d'avouer leur condition ou simplement l'origine de celle-ci. Dans ce contexte malsain, les révisionnistes prétendent « il n'est esclave que celui qui le veut ». Ce genre de propos atteste d'un malentendu grave.
Aujourd'hui, à la faveur de certaines déclarations des partis politiques, y compris celles émanant d'éléments de l'ex-PRDS, j'entends reconnaître que l'esclavage existe en Mauritanie et m'interroge sur le degré de sincérité de retournements aussi tardifs. Quoiqu'il en soit, l'esclavage est un problème sensible parce qu'il touche aux intérêts et privilèges de beaucoup d'individus et de groupes. C'est un problème souvent soulevé dans leur discours, par certains politiques - pas tous - à des fins clientélistes ou pour endormir ceux qui le subissent. Ce n'est pas négatif en soi, dans la mesure où l'aveu constitue, enfin, l'attestation de l'évidence du phénomène et un démenti cinglant à nos détracteurs ; comme vous pouvez le constater avec moi, les personnalités qui animent ces formations sont issues de toutes les ethnies du pays et en leur sein l'ensemble de nos couches sociales sont représentées.
Il y a, cependant, des hommes et de femmes de progrès. Et je découvre, très souvent, pour ne pas dire chaque jour, qu'il y a des gens honnêtement intéressés par la question ; ceux-là ne s'interrogent pas sur l'existence ou non de l'esclavage mais recherchent la réponse à la question : quelle solution faut-il y apporter ?
La Tribune : Avez-vous senti cette sincérité chez les autorités de la transition avec qui vous avez eu des discussions ?
Boubacar O. Messaoud : Avec les autorités que j'ai rencontrées, j'ai senti une certaine disposition à chercher une solution au problème. Mais j'ai aussi le sentiment qu'elles gagnent du temps, diluent l'espoir, retardent le moment de s'engager sur la voie de la résolution. Comment peut-on trouver la solution à un problème que l'on ne définit pas, dont l'on évalue pas l'importance et que l'on a considéré, officiellement, jusqu'aux journées de concertation, comme tabou éminent?
La Tribune : Comment faut-il agir ?
Boubacar O. Messaoud : Eh bien, sur la voie de la solution, il importe, d'abord, de réaliser des enquêtes indépendantes, d'être clair dans le rapport aux faits, de ne pas tenter de « ménager la chèvre et les choux ». Sur des enjeux structurellement conflictuels, il est impossible de plaire à tous ; il est donc important de tenir compte d'une telle limite.
Dans un premier temps, à chaque fois qu'un problème est posé, l'on doit dire le droit, dans toute sa rigueur, à partir de la loi d'abolition, en attendant une norme plus explicite ; les autorités sont tenues de prendre les mesures permettant de vérifier les faits, de sanctionner le ou les contrevenants et d'assister les victimes, pour leur insertion, le cas échéant. Une telle attitude prouvera que les autorités ne trichent pas et qu'il y a une volonté de changement, au bénéfice de TOUS les mauritaniens. Sur le terrain, une commission indépendante d'enquête qui n'a rien à avoir avec l'administration, se déplacera, afin de connaître l'ampleur du phénomène. Nous sommes disposés à lui servir de guide ; l'important n'est plus de savoir si l'esclavage existe ou non, il importe plutôt de savoir qui sont les esclaves encore avec leurs maîtres, ceux émancipés de cette proximité et le prix de cette autonomie. Il serait important de résoudre, également, le problème des terres de culture qui appartiennent traditionnellement à la collectivité tribale, où l'ancien esclave ne peut exploiter sa parcelle qu'avec le consentement expresse des maîtres. Cet usage constitue un facteur de perpétuation de la dépendance des esclaves, mêmes affranchis, envers leurs anciens maîtres. Cette situation pose problème, en particulier dans l'Aftout agro-pastoral ; là, les hratines qui aspirent à aller dans le camp politique de leur choix, se voient dépossédés et interdits d'exploiter des terres qu'ils ont initialement défrichées et cultivées depuis toujours.
La Tribune : Pas seulement les hratines ! il y a aussi les négro-africains...
Boubacar O. Messaoud : Pas seulement les hratines, en effet ! Chez les Négro-africains la spoliation est plus récente, plus flagrante et l'appareil d'Etat a contribué à la couvrir s'il ne s'en est fait l'artisan. Tous les cultivateurs de terres qui ne leur appartiennent pas selon le droit coutumier, doivent savoir que la reforme foncière stipule que la terre, en friche depuis un certain temps, tombe dans le domaine de l'Etat, lequel la concède aux volontaires. La propriété collective est démembrée par cette loi et l'on doit procéder à une redistribution de la terre pour que chacun ait sa part, définitive. Que ceux qui veulent être indépendants puissent vivre sans être redevables à leurs anciens maîtres !
La Tribune : Cela par exemple, vous ne le retrouvez nulle part dans les programmes des partis politiques ?
Boubacar O. Messaoud : Nulle part, exceptés des mouvements non reconnus ou l'APP, l'UFP, qui s'intéressent particulièrement à la tenure foncière ; il y'a également et les partis du Bloc et le RFD qui se soucient du problème; je n'entends pas, en général, les partis de la première et deuxième génération s'attaquer à ce thème. Il est vrai que je n'ai pas connaissance des programmes et déclaration de politique générale des nouveaux partis, nés après le 3 août 2005. Le problème de la terre est un problème pour les tributaires et les esclaves. Actuellement, j'ai, dans notre bureau, quelques dossiers de descendants d'esclaves en litige foncier avec leurs tribus ou anciens maîtres; ils souhaitent que je les accompagne - mon pouvoir ne dépasse pas cette faculté - devant les autorités ; je n'ai, hélas, pas les moyens d'empêcher les gens de les chasser de leurs terres, qu'ils ont toujours cultivées.
La Tribune : Où va votre confiance, quant à la résolution des problèmes que vous soulevez et aux solutions que vous préconisez ? Est-ce à un prochain gouvernement qui serait issu d'un pouvoir élu ou aux autorités de la transition ?
Boubacar O. Messaoud : J'ai toujours clamé qu'il y a des problèmes importants - et cela je l'ai dit au président du CMJD - sur lesquels il faut prendre position, dès maintenant et pour lesquels il y a urgence d'établir une feuille de route. Je n'ai jamais considéré qu'il faille attendre la fin de la transition, pour poser des problèmes qui, en fait, interpellent tous les mauritaniens. J'estime que le silence sur l'esclavage n'est pas acceptable, comme il était inacceptable, hier et même plus, eu égard aux espoirs suscités par le 3 août 2005. Nous voulons que la Mauritanie rentre dans la modernité. Il appartient aux gouvernants de prendre des mesures pour éradiquer ce phénomène. Cela est aussi valable pour le passif humanitaire. Ceux qui veulent le minimiser sont, à mes yeux, soit des criminels soit des irresponsables. Il s'agit, là, d'un vrai problème qui divise les mauritaniens, même s'ils ne le disent pas et qui les divisera aussi longtemps qu'il ne sera résolu.
La Tribune : Est-ce que vous êtes au courant qu'à la radio et à la télévision il y a des débats au cours desquels cette question de l'esclavage est soulevée ?
Boubacar O.Messaoud : Oui. Il semblerait. Je n'ai jamais été invité à cela. J'estime, cependant, que c'est une bonne chose de commencer à en parler. J'ai personnellement pris très tôt conscience de l'esclavage parce que je le ressentais profondément dans ma famille. J'ai toujours cherché à approcher ceux qui se soucient de ce problème, ceux qui contestent la validité des rapports esclavagistes et le statut de l'esclave dans notre société ; ce furent le plus souvent les politiques, en général contestataires de l'ordre établi, qui ont répondu à mes attentes. Toutes mes relations ont été établies avec les autres, en fonction de leur positions individuelles, vis-à-vis de l'esclavage. Je me suis rendu compte, plus tard, que la question de l'esclavage n'est pas seulement une question politique, mais une question de droit humain qui concerne tout le monde et à laquelle il faut rechercher l'association de toutes les bonnes volontés indépendamment, de leur appartenance politique, leur croyances religieuses, leurs ethnies, leurs races et, bien entendu, leur origine sociale. C'est pour cela que j'ai décidé, avec d'autres compatriotes, la création SOS-Esclaves. Même si, au départ, cette organisation n'a compté essentiellement que des hratines, des anciens esclaves ou des éléments radicaux des milieux dominants, je voulais que cette association devînt un cadre de lutte d'organisation ouvert, non partisan, une composante de la société civile.
La Tribune : Ayant été acteur dans un gouvernement dont la logique était que tout celui qu'on mettait au devant de la scène représentait sa communauté, vous avez notamment été directeur de la SOCOGIM ; aviez-vous le sentiment d'être utile à votre communauté ? Avez- vous le sentiment d'avoir été d'un apport quelconque ?
Boubacar O. Messaoud : d'abord je tiens à corriger, en précisant que je n'ai jamais été acteur dans un gouvernement. Je suis rentré au pays, après la fin de mes études d'architecture, en 1974. Je n'ai été dans la fonction publique, comme contractuel, qu' en 1981. Je reviens pour souligner que, dans mes démarches en quête d'un premier emploi dès 1974, la personne que j'ai rencontrée d'abord était ministre de l'équipement, à l'époque M. Abdellahi O. Daddah. J'ai eu une prise de gueule, avec lui, dans son bureau parce qu'il m'a parlé de M. Sow Mohamed Deyna, lequel, disait-il, l'avait entretenu de mes prétentions. Je lui ai répondu que je n'ai pas grand chose à avoir avec M. Sow Mohamed Deyna et qu'il appartient à la famille des maîtres de ma famille. Je lui ai dit en outre que je ne voyais pas en quoi nos relations interviendraient dans cette entrevue.
A l'entrevue, le ministre avait invité M. Habib O. Eli qui était à l'époque directeur de l'habitat et de l'urbanisme. Je lui ai demandé à quel titre Habib était présent à notre entrevue ; je tenais à ce que les choses soient claires, étant donné que mon dossier était dans son bureau depuis trois mois. J'ai demandé que l'on répondît à ma demande d'emploi. C'est alors que le ton est monté entre nous. Il m'a renvoyé de son bureau et ordonna au secrétaire général du ministère me remettre mon dossier.
Ce n'est pas après ma désignation à la SOCOGIM que j'ai parlé de l'esclavage. Sur ce sujet, j'ai eu, en 1969, une altercation avec M. Ahmed O. Mneyya, alors ambassadeur à Moscou. Il m'avait appelé pour me dire qu'il me sommait de ne plus parler d'esclavage en Mauritanie, que je ternissais l'image du pays à l'extérieur. J'ai beaucoup ri parce qu'il m'a cité, en exemple, pour me dire : « toi, l'élève que j'ai connu au collège de Rosso en 1958-59, comment tu oses parler d'esclavage alors que ton oncle à l'époque maire de Rosso, avait plein d'esclaves ? » Je lui ai répondu : « mais ce monsieur que tu appelles mon oncle, c'est le maître de ma mère. Je suis étonné que cela t'ait échappé, à toi. Je peux comprendre que cela échappe à M. Beaumont ou à M. Vincent, à des proviseurs ou des principaux français mais toi, un natif du Trarza, de ma région, tu dois avoir suffisamment d'éléments sur moi. »
J'ai été recruté, ensuite, par le ministère de l'équipement et engagé dans la SOCOGIM où j'ai assuré les fonctions de chef de service des études, à la direction technique, pendant trois ans. C'est en 1981, alors qu'architecte indépendant, j'exerçait ma profession, dans mon propre
bureau d'études, que le Dr Louleid O. Waddad, à la création du ministère de l'hydraulique et de l'habitat, a fait appel, à moi, en qualité de conseiller technique. C'est comme cela que je suis venu à l'administration. Cette promotion intervenait après mon emprisonnement, mon premier procès et l'abolition de l'esclavage.
J'ai toujours frayé avec ceux auprès de qui je sentais des penchants ou un engagement contre l'injustice, pour la liberté et l'égalité. Jeune étudiant en 1966, j'avais cherché à connaître les signataires « du manifeste des dix neuf », auxquels j'ai manifesté ma sympathie et ma solidarité, contre la répression dont ils avaient été victimes. Mon amitié avec Daffa Bakary, Doudou Bal feu Ibrahima Ba et feu Fodié Koïta datent de cette époque.
C'est ainsi que j'ai participé, dès les première heures, aux activités organisées par les hratine, dans le cadre de dures luttes entamées, à partir de 1978, pour l'abolition de l'esclavage ; à sa naissance, j'ai intégré, tout naturellement, le mouvement El Hor, dont je suis devenu l'un des dirigeants, occupant ainsi sa présidence, de 1979 à 1980, en succession à Messaoud Ould Boulkher ; cette position me valut plusieurs mois de prison et le jugement retentissant de Rosso, ainsi dénommé, dans les procès verbaux et la minute, « affaire Boubacar Ould Messaoud et consorts ». Ce combat aboutit à la Déclaration d'abolition du 5 juillet 1980 et la promulgation de l'ordonnance du 9 novembre 1981.
A l'époque, quand j'étais directeur général de la SOCOGIM, les esclaves comme les H'ratine venaient me voir pour leurs problèmes que j'exposais aux autorités. J'ai très rarement eu la satisfaction de voir un cas d'esclavage résolu suite à mes démarches ; j'eus à intervenir en faveur de h'ratine qui, dans le contexte de l'époque, pensaient pouvoir compter sur quelques éléments parmi lesquels je figurais en bonne place, afin d'obtenir des droits auxquels tout citoyen peut prétendre.
Pour faire un saut jusqu'à 1991, je dirais, qu'à cette date, j'en suis arrivé à être relativement excédé parce que j'avais fait le tour de la question. J'avais pris une trajectoire qui m'a permis de comprendre que je n'étais qu'un instrument, que j'étais handicapé et que le fait d'être responsable - directeur général - m'astreignait à une certaine réserve, à un certain comportement qui ne seyait pas à mon engagement et à mes convictions et que de toutes les façons, cette lutte pour laquelle je voulais consacrer ma vie, je ne la menais plus. C'est comme si j'étais en train de me protéger, dans mes intérêts, dans ma situation.
Après l'amnistie proclamée par O. Taya, pour les détenus de Oualatta et la libération des négro africains rescapés des exécutions extrajudiciaires, détenus à Wad Naga en instance de jugement, l'on m'a présenté une pétition, félicitant le Chef de l'Etat, que j'ai refusé de signer. Et j'ai dit, à qui voulait l'entendre, qu'il y a beaucoup de choses, dont le silence sur l'esclavage, que je ne suis pas près de cautionner. Moins de deux semaines plus tard je signai la lettre des cinquante et ce fut le début de mes déboires avec le régime de Ould Taya, jusqu'à sa chute tant espérée, le 3 août 2005.
J'étais encore directeur général de la SOCOGIM et faisais partie de ceux, peu nombreux à l'époque, qui réclamaient, pour les centaines de crimes annoncés, une enquête indépendante et, le cas échéant, les poursuites judiciaires contre les coupables.
Je suis bien fondé à dire que ma disgrâce est l'implication d'un engagement, sacrilège à l'époque : j'ai signé la lettre des 50 et par la suite celle la lettre des 125, avant de représenter le mouvement El Hor, avec mon ami Messaoud Ould Boulkheir, dans les discutions préliminaires à la création du Front Uni pour le Changement (FDUC).
Selon une certaine logique, je devais être Directeur de la SOCOGIM, en contrepartie à mon silence, d'où ma réaction, en réponse à Sud Magazine, lorsque j'ai dit que ma peau noire n'est pas un programme politique. Et je n'ai rien à renier là-dessus, d'autant plus que je n'étais pas l'auteur du texte. Il s'agissait d'un commentaire du journal. Mais je maintiens que ma peau noire n'est pas un programme politique. A l'époque, j'ai pris position, contre une certaine tendance à instrumentaliser l'esclavage, dans un combat, quel qu'il soit, s'il n'est voué à son éradication. Quand l'on veut présenter l'esclavage comme un fait de maures blancs contre des noirs, je finis par réagir pour dire que l'esclavage est le fait de toutes les communautés mauritaniennes. C'était ça, l'essentiel ; mais personne ne souligne assez, n'entend retenir mon assertion conditionnelle : « s'il y a de grandes tentes, il y a aussi de grandes cases. »
Mon interview avec Sud Quotidien date de 1987. Mais quand il m'est apparu, en 1990, qu'il y avait une volonté de répression systématique de la communauté négro-africaine, j'ai réagi. J'avais enfin acquis la certitude, par les preuves sanglantes, qu'existait une tentative, du Pouvoir, à opérer un génocide sur une composante de la Nation et je l'ai dit.
La Tribune : Depuis que SOS Esclaves existe, y a-t-il eu des cas dans les communautés négro-africaines ?
Boubacar O. Messaoud : Je continue à être convaincu, qu'au moins dans leurs mentalités, les négro-africains sont aussi esclavagistes que les maures.
Quand j'affirme l'esclavage négro-africain, je le tiens de mon vécu. J'ai grand en milieu Wolof et Pular et je sais que l'on y cultive la noblesse, de même que l'on y entretient l'esclavage, statut où certains d'ailleurs, se sentent à l'aise. Quels sont leurs rapports physiques ? Je ne les connais pas. Il ne m'est pas donné de les connaître. Il y a quelques années, à l'occasion d'un séminaire organisé par le syndicat CLTM sur le travail servile, j'ai été soutenu, par une autorité de Kaédi, qui faisait partie des modérateurs du séminaire,. Et lorsque j'ai soulevé le problème de l'esclavage chez les négro-africains, j'ai déploré que jusqu'à présent, nous fussions dans l'impossibilité de réagir par rapport à ces communautés dont les membres ne nous ont jamais soumis un cas d'esclavage ; cette personnalité a témoigné que l'esclavage est encore pratiqué dans les communautés pular, soninké et autres, elle nous a même signalé l'existence d'une association de descendants d'esclaves ressortissant d'un village du Gorgol, regroupés à Nouakchott pour lutter contre ce phénomène et ses conséquence au sein de leur communauté Pullar. Nous n'arrivons toujours pas à rétablir la relation avec ces personnes qui se refusent à nous communiquer une quelconque information sur les cas qu'ils traitent ou les problèmes qu'ils rencontrent dont même le fait qu'ils soient tous mis en quarantaine par la collectivité de leur village parce qu'ils contestent leur statut social. Mais nous avons nos convictions, nous connaissons des personnes de statut esclave dans chacune des sociétés négro africaines.
La Tribune : En parlant de feuille de route qu'est-ce que vous proposez concrètement ?
Boubacar O. Messaoud : la première chose, ce sont les mesures qui traduisent une réelle volonté politique d'en finir, à terme, avec l'esclavage, en lui enlevant toute validé morale et religieuse aux yeux des mauritaniens qui le pratiquent ou le subissent. Il s'agit de :
- promulguer une loi caractérisant les pratiques relevant du délit et du crime et fixant les peines respectives encourues ;
- Elaborer un programme économique d'insertion et d'intégration des populations victimes de l'esclavage, pour les doter des moyens de nature à leur rendre propice l'autonomie matérielle envers leurs anciens maîtres; ce programme doit s'inspirer des résultats d'une enquête exhaustive sur le phénomène, ses différentes formes et leur importance ;
- Engager des campagne d'explications et de sensibilisation, à la radio et dans les mosquées, animées par les plus éminents polémistes, poètes et ouléma du pays, pour démystifier l'esclavage, comme pratique sociale, contraire à la morale et condamnée par l'islam.
Sur cette feuille de route, le premier acte qui consiste à promulguer une loi caractérisant et criminalisant l'esclavage peut être accompli pendant la transition . Ce n'est pas trop demander, je crois.
Il faut commencer par condamner, donner un exemple public et fort. Le jour où l'on saura que quelqu'un est parti en prison à cause de son esclave, le changement deviendra audible intelligible. Si, par exemple, l'on avait, en 1996, arrêté le maître de Aichana dans son campement, la population aurait su que de grands pas sont franchis et la fameuse « image du pays » en souffrirait moins, à ce jour.
La Tribune : Est-ce que votre combat pourrait vous amener un jour à réclamer pour les hratines une identité communautaire indépendante de la composante maure et des composantes négro-africaines ?
Boubacar O. Messaoud : Mon combat, aujourd'hui est en général pour la promotion et la défense des droits humains, en particulier l'éradication de l'esclavage, la réhabilitation des victimes enfin restaurées dans leur dignité citoyenne d'hommes et de femmes libres, garantie par la constitution ; mon combat n'a pas d'autre objet.
Notre pays est en train de se doter d'une infrastructure et d'un potentiel apte à promouvoir son développement économique ; dans ce conteste, s'impose une réelle mutation sociale dont la clé est l'éradication de l'esclavage et de son principal terreau, le tribalisme, vecteur du système des castes ; c'est tout l'enjeu de la modernisation.
La Tribune : Comment SOS Esclaves voit le fait que les avocats de la défense de Mr Zeidane sollicitent le soutien du FONADH à leur client?
Boubacar O. Messaoud Nous n'avons pas à expliquer les actes des autres et n'en sommes pas comptables; il n'en demeure pas moins, que chacun a la faculté de s'informer sur un dossier qui intéresse tous les mauritaniens.
Par ailleurs, la défense de Zeidane considère qu'il est victime de violation de ses droits fondamentaux d'où leur appel aux ONGs de défense des Droits de l'Homme.
La Tribune : Quel point commun peut il y avoir entre Zeidane et toutes les personnes défendues par les ONGs rassemblées au sein du FONADH ?
Boubacar O. Messaoud : Aucun, a priori, si ce n'est le principe même de l'habeas corpus ; pour nous, l'ancien ministre Zeidane est un accusé ; quel que soit le crime dont il porte la charge, il jouit de la présomption d'innocence, jusqu'à sa condamnation lors d'un procès équitable.
Entretien avec Boubacar O. Messaoud, Président de SOS Esclaves, parue dans la Tribune, N° 295 du 16 mars 2006, propos recueillis par Kissima et Med Vall Ould Oumer....