La Nouvelle Expression : Quelle analyse faites-vous du bilan, à mi-parcours, de la période de transition ?
Jemal Abdel Nasser Othman Sid'Ahmed Yessa : Il est mitigé et, plutôt, empreint de déception ; voici pourquoi :
Au niveau formel
Sur le plan de la volonté de transparence électorale, les motifs d'optimisme ne manquent pas. Jusqu'ici, les actes précurseurs de rigueur pratique et d'impartialité se multiplient et emportent l'adhésion. A contrario d'autres hypothèses, je crois que les militaires respecteront leur engagement et ne soutiendront aucun candidat. Hélas, compte tenu du rapport des forces matériel et symbolique dans la société, la transparence du scrutin ne garantit pas l'égalité des chances. Finalement, il n'en sortira la traduction plus ou moins atténuée de la domination. Vous avez sans doute remarqué, avec moi, que l'agitation préélectorale (réunions publiques, défilés motorisés, conférences dans les hôtels haut de gamme, réceptions privées, etc.) se déploie dans la circonférence d'un cercle ethniquement homogène. L'autre Mauritanie, celle où la majorité démographique coïncide avec la misère, demeure en dehors du jeu ; elle observe la scène, à distance, faute de ticket d'entrée au spectacle. La transition fonctionne, donc, à plein régime, comme une négociation de leadership et d'alliances au sein de la communauté Bidhane ; même sans fraudes, elle se conclura dans ce cadre d'exclusion.
Quant au fond
L'autre sujet d'inquiétude réside dans l'impunité des cadres les plus controversés du pouvoir déchu le 3 août 2005 ; beaucoup de voleurs, de tortionnaires et de vendeurs d'influence gardent des positions d'influence dans l'appareil d'Etat et parviennent même à circonvenir les modestes tentatives de réforme, comme, par exemple, celle de la diplomatie.
Vous remarquerez, aussi, que de nombreux concussionnaires d'hier mais toujours en fonction publique font, ouvertement, campagne pour l'ancien parti de Ould Taya, le PRDR-PRDS, parfois avec des moyens de l'Etat ou par la promesse de ceux-ci ; l'instance de transition mainte fois alertée y compris grâce à des alarmes verbales auxquelles j'ai concouru ne réagit pas ; elle reçoit l'information, la vérifie sans doute et s'abstient même d'une mise en garde aux contrevenants. Je suis désolé d'en parvenir à un tel constat : il y a de la connivence, au plus haut sommet du pouvoir actuel, entre certains décideurs et leurs collègues d'hier. Il règne, là, pour ainsi dire, la complicité discrète d'anciens compagnons de jeux interdits. Je ne comprends, non plus, le maintien en détention, de présumés terroristes islamistes, contre lesquels l'instruction n'arrive pas à débusquer un débutde preuve matérielle, les actes incriminés n'ayant pas été commis.
A mes yeux, il s'agit de prisonniers d'opinion. Enfin, l'interdiction d'un parti religieux, de surcroît dans un pays à majorité musulmane écrasante, me semble attentatoire à la représentativité du personnel issu des prochaines élections. Que les islamistes puissent se présenter sur des listes indépendantes ne résout pas le dilemme : ils sont victimes de la censure et se retrouvent aux marges des institutions. Est-ce démocratique, cela ?
LNE : D'aucuns estiment que la junte militaire au pouvoir devrait laisser le règlement de certaines questions, notamment la question de déportés et celle des droits de l'homme, au pouvoir civil qui sera issu des prochaines élections. Qu'en pensez-vous ?
JEMAL : C'est une erreur de taille et j'ai eu à l'expliquer mainte fois, y compris dans vos colonnes. Je crains qu'il ne s'agisse d'un procédé dilatoire ; sur des dossiers aussi sensibles que le passif humanitaire, les déportés, la publication de la vérité des crimes ethniques et leur réparation, les blocages au compromis se lisent mieux en fonction du critère d'inégalité identitaire qui fonde l'Etat mauritanien :
dans ce pays, il y a des gens qui naissent avec moins de droits que d'autres. Parmi les seconds, quelques uns, souvent avec de la mauvaise foi c'est-à-dire sans le courage de leur conviction trouvent toujours un prétexte à perpétuer la logique du privilège ; ils vous parleront de fragilité de la nation, de paix civile à sauvegarder, de religion commune, de risques à basculer dans l'horreur de l'exemple rwandais, etc. Insensiblement, par la répétition, ils arrivent à faire adopter, par la plus large opinion, une grille de lecture que caractérise la peur du lendemain, c'est-à-dire la phobie clinique du volontarisme.
Ils finissent par forcer les esprits à intégrer la synonymie entre désir de justice et instinct d'incendiaire. Leur lexique fraternité, paix, pardon, tourner la page, ère nouvelle - sonne si doux et chargé d'empathie, qu'il endort la conscience critique et prévient la foule contre les demandes d'équité. En l'occurrence, nous revoici confrontés aux nouvelles variantes de la même inclination à différer l'échéance de la grande explication. Je parie, avec vous, qu'au lendemain de mars 2007, les techniciens ingénieux de ces rouages feront voter une nouvelle loi d'amnistie (ou de réconciliation, les deux termes relèvent d'un réflexe de règlement gratuit de la faute), au nom de la nécessaire reconstruction de la Mauritanie à l'ère démocratique.
LNE : Quelle solution préconisez-vous pour le retour des déportés ?
JEMAL : Je vous renvoie à la Déclaration de Dakar, notamment le passage relatif au retour organisé, donc collectif, des déportés ; récemment, de nombreuses associations, réunies à Dodel, ont mis en avant une série de propositions très concrètes, sur l'identification et le recensement dans les camps d'accueil au Sénégal et au Mali ; à ce jour, il devient difficile, pour un non mauritanien, de s'infiltrer dans les rangs de nos compatriotes candidats au rapatriement. Je rappelle que le fait de revenir en Mauritanie n'aliène pas le reste des droits violés ; regagner le sol natal n'a de sens que si l'on y reconquiert sa terre, son logis, ses grades et fonction, la mémoire niée de sa souffrance, etc.
LNE : Pensez-vous que, comme promis par le chef du CMJD, les recommandations des journées nationales de concertation sont en train d'être appliquées ?
JEMAL : Au sujet de l'esclavage, des élections et de la réforme de la magistrature, les actes confirment le propos du Président du CMJD ; ailleurs - en fait l'essentiel je ne vois que déni, mépris et volte-face. Avant de parvenir à honorer tous les engagements de la Mauritanie, surtout les 24 engagements pris devant les ACP-Europe, le Chef de l'Etat devrait prendre le soin préalable de nettoyer le Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie, afin de le débarrasser des scories de l'ère Ould Taya. C'est un conseil d'ami. Propos recueillis par Camara Seydi Moussa
LADJI TRAORE, SECRETAIRE GENERAL DE APP
La Nouvelle Expression : Quelle analyse faites-vous du bilan à mi-parcours de la période de transition ?
LADJI TRAORE : Tentant un bref rappel des conditions qui prévalaient en Mauritanie la veille du coup d'état du 3 août 2005, on peut affirmer que notre pays était véritablement au bord de l'implosion en raison de l'accumulation de facteurs multiples de mécontentement, de l'exacerbation de contradictions de toutes sortes :
régionalistes, tribales, d'intérêts économiques devenus antagonistes pour l'exploitation et le contrôle des ressources, le pourrissement de ce qu'on appelle d'une manière pudique le passif humanitaire, en clair le question des massacres extrajudiciaires de négro-mauritaniens durant les années 1990-92 ; le sort des déportés et réfugiés mauritaniens sans solution depuis dix sept ans, mécontentement grandissant de l'opinion et des couches de la population sensibles à la persistance des pratiques esclavagistes, surtout de l'attitude grossièrement négationniste du pouvoir en place. A cela s'ajoute la généralisation de la pauvreté en ville comme à la campagne, la précarisation et la dégradation accentuée de conditions de vie de la majorité écrasante ; le drame de la situation sanitaire dans les hôpitaux, les centres de santé, la crise de l'enseignement
Au plan politique, la confiscation totale du processus démocratique, le refus de tout dialogue, le musellement de la presse, la multiplication des complots imaginaires, des arrestations et emprisonnements arbitraires d'hommes d'opinions, des chefs religieux, contraignant de nombreux mauritaniens à l'exil, en un mot la Mauritanie était devenue une vaste prison, une terre d'exclusion, de violations massives des droits de l'homme, où la majorité du peuple croupit dans la misère, sans moyen d’expression sous la botte d'un régime dictatorial au service d'une minorité qui vit de prédation des ressources nationale, de corruption, de concussion. En vérité, il n'est pas évident que renverser un tel régime équivaut à mettre fin à une telle situation et ouvrir de réelles perspectives pour le peuple mauritanien. Pour ce faire, il faut un régime animé d'un élan patriotique, de volonté politique, de beaucoup de courage et de fermeté.
Le Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie (CMJD) à certes pris un certain nombre de mesures allant dans le sens de détendre l'atmosphère telles que la proclamation d'une amnistie générale, la libération effective de la plupart de prisonniers d'opinion, permettant aux exilés de retourner librement dans le pays, l'arrêt de la censure de la presse indépendante, ouvrir les medias publics aux acteurs politiques et de la société civile ; l'organisation des journées nationales de concertation sur différents problèmes dont souffre le pays et qui hypothèquent son avenir. La classe politique et la société civile de l'intérieur du pays et de l'extérieur ont pris une part active dans ce grand débat que le CMJD et le gouvernement de la transition ont vainement tenté d'ailleurs de canaliser. Les débats ont finalement abouti à des
conclusions et recommandations positives et courageuses dans beaucoup de domaines et ont été sans tabou, ce qui suscite un immense espoir tant dans l'opinion nationale, chez les partenaires au développement, les organisations régionales et internationales qui ont salué ces conclusions positives avec intérêt et même un optimisme marqué.
Mais très il est apparu que le CMJD s'est en fait installé avec sa propre feuille de route, à laquelle elle veut s'accrocher à tout prix se refusant à une concertation responsable avec la classe politique se contentant à distribuer des cartons à profusion, les bons et mauvais points ; il s'est évertué à se cantonner à proclamer de quitter les affaires dans un délai n'excédant pas deux ans, de 'entreprendre aucune réforme, aucune mesure de fond touchant les racines de a dictature et du système. Seule modification à la constitution du 20 uillet 1991 est la réduction du mandat du président à cinq ans renouvelable une seule fois ; mais quid de l'ensemble des dispositions constitutionnelles antidémocratiques, concoctées de manière unilatérale et qui constituent le socle juridique du pouvoir de dictature personnelle déchue ?
Quid du dialogue politique avec les responsables appelés à gérer les destinées de du pays, revoir en profondeur tout l'arsenal institutionnel et juridique, les changements à opérer au niveau des hauts personnels administratif et diplomatique, et mettre le pays sur des nouveaux rails ; seul moyens de garantir les droits fondamentaux du peuple dans son ensemble et ceux spécifiques politiques, culturels des différentes composantes nationales, abolir solennellement l'esclave et consacrer l'ensemble de ces dispositions dans la loi fondamentale.
N'était-ce pas une occasion tout à fait opportune un rendez-vous à ne pas manquer avec l'histoire pour répondre à ces attentes pressantes ? Dans le même élan pourquoi ne pas aborder avec courage et de manière responsable la question des massacres extrajudiciaires, le sort des déportés et réfugiés des négro-mauritaniens qui croupissent depuis dix sept ans à l'étranger, les conditions de leur retour organisé, leur réhabilitation et réinsertion sociale ? Quid de l'audit de la gestion gabégique et des crimes économique, des détournements scandaleux au vu et au su de tous du régime déchu ?
Pourquoi ne pas ouvrir un large débat sur la gestion économique et la répartition des nouvelles ressources qui seront générées par le pétrole, le gaz et les minerais et revoir la gestion des ressources halieutiques ? Pourquoi ne pas engager les chantiers de la réforme du système éducatif, totalement en faillite et qui hypothèque l'avenir de la nation ?
Certes c'est là beaucoup des problèmes pour un régime de transition militaire.
Mais précisément pour des militaires «est-il nécessaire de réussir pour oser entreprendre ?» De mon point de vue si le CMJD ne peut régler la totalité de ces questions, les plus urgentes au moins auront pu trouver dans une époque que l'opinion souhaitait de sursaut national, des solutions complètes ou partielles ou à tout le moins faire l'objet de gestes forts pour rendre leur règlement irréversible. Au lieu de cela, mon opinion est que nous vivons une période la gestion du passif humanitaire à la carte de manière, à la fois timorée et tatillonne.
La Nouvelle Expression : D’aucuns estiment que la junte militaire au pouvoir devrait laisser le règlement de certaines questions, notamment celle des déportés et des droits de l'homme, au pouvoir civil qui sera issu des élections prochaines. Qu'en pensez-vous ?
LADJI TRAORE : Dans une jeune nation comme la nôtre, et à notre époque l'élite qu'elle soit militaire ou civile assume, qu'elle le veuille ou pas une lourde responsabilité historique. Elle n'a plus de temps à perdre tant notre retard est grand. Elle doit se hâter de souder et consolider l'unité nationale faite de multiples entités sur des bases solides ; transcender les particularismes de toutes sortes, tout en prenant en compte les spécificités culturelles, corriger les injustices commises, mettre en place définitivement des institutions démocratiques modernes, qui tout en s'enracinant dans nos valeurs et legs historiques s'inspirent des meilleurs expériences de l'humanité. Il n'est pas dit que cela est de l'apanage exclusif de civils.
Pourquoi les membres du CMJD ne s'associeraient-ils pas sincèrement, sans allergie d'aucune sorte aux acteurs politiques et ceux de la société civile qui ont combattu avec courage l'ancien régime, enduré toutes sortes de sacrifices et d'épreuves et aborder ensemble des questions des déportés et des réfugiés un legs douloureux et délicat de notre histoire contemporaine, fait grave du régime qu'ils ont renversé.
Pourquoi ne pas aborder franchement le problème de l'esclavage dans toutes ses conséquences et manifestations dans notre société et notre culture, fait de l'histoire mais il n'en ternit pas moins l'image de marque de notre pays ; il faut prendre des mesures concrètes d'éradication, déconstruire la culture esclavagiste et promouvoir une nouvelle culture démocratique contre toutes les idées et conceptions discriminatoires. Ne pas régler ces problèmes c'est transmettre au futur gouvernement de lourds dossiers d'autant plus explosif que certains concernent des militaires.
La Nouvelle _Expression : Quelle solution préconisez-vous pour le retour des déportés ?
LADJI TRAORE : Partant de l'expérience d'autres peuples, notamment africains, la gestion des réfugiés leur retour et leur réinsertion est une question complexe et délicate. Ce n'est pas pour rien que le système des nations unies a mis en place le haut commissariat aux réfugiés. En effet, autant le séjour de groupes humains déplacés réfugiés loin de leur terroir d'origine est difficile et soulève toutes sortes de problèmes, autant leur retour et leur réinsertion en soulèvent d'autres plus délicats.
Problèmes de sécurité, problème de recouvrement de leurs droits civiques, économiques et sociaux. Il est certain que d'une certaine manière chez nous tous ces problèmes se posent et qu'ils constituent de grands enjeux. Depuis dix sept ans des populations ont quitté leur pays, perdu tous leurs biens, chassés de leurs villages, leurs terres de culture et autres, qui sont aujourd'hui abandonnés, ou appropriés occupés par d'autres. D'aucuns ont perdu leurs emplois salariés et ne sont plus en âge de travailler, sont morts et laissés leurs progénitures etc. Si l'ensemble de cette situation n'est pas prise en compte, évalué et trouve un solution d'ensemble, globale, les problèmes ne seront jamais réglés de manière satisfaisante et juste, feront l'objet comme ailleurs de conflits larvés et de contestations sans issue.
D'ailleurs l'expérience négative de tous ceux qui chez nous ont tenté le retour individuel est là pour nous édifier. En effet si quelques rares cas ont trouvé solution, et sont montés en épingle à dessein, les milliers autres qui l'ont tenté restent des laissés pour compte, des sans papiers et réfugiés de l'intérieur, condamnés au va et vient entre la Mauritanie, le Sénégal d'un coté et le Mali de l'autre, où ils laissent en attendant leur famille.
Compte tenu de l'urgence humanitaire, l'importance des enjeux de toutes sortes y compris économiques, il convient de prendre dores et déjà des dispositions pour un retour organisé sous l'égide et avec le concours du HCR, l'aide des pays frères et amis et de partenaires au développement qui sont tout à fait disposés et saisissent l'acuité du problème. Les déportés et réfugiés doivent recouvrer leur citoyenneté, réintégrer leurs villages, récupérer leurs terres de culture et leur bétail plus probablement en être indemnisés.
Leurs villages doivent être reconstruits et pourvus de nouveau de toutes les infrastructures vitales. Ceux des villes doivent récupérer leurs maisons, leurs terrains, les salariés leurs emplois ou une juste indemnisation, tous leurs droits à pension de retraite. C'est l'occasion aussi de solder le contentieux des citoyens mauritaniens et sénégalais qui ont perdu leurs biens de part et d'autre et ainsi enterrer à jamais les événements de triste mémoire des années 1989-90. Je pense que la question des réfugiés est par ailleurs intimement liée à celle des exécutions extrajudiciaires de 1991-92 qui ne doit pas rester pendante, taboue ou évacuée dans un avenir indéfini.
Une décision doit intervenir le plus rapidement possible pour mettre sur pied une commission indépendante d'enquête pour faire toute la lumière en vue d'un jugement équitable loin de tout esprit de surenchère ou de revanche. Cette enquête peut être confiée par exemple en toute priorité à l'Institution indépendante des droits de l'homme ; en voie de création. La solution de ces problèmes conditionne d'une certaine manière l'unité nationale sur des bases réellement durables, enracinera le sentiment que les citoyens mauritaniens négro-africains, harratines et arabes ont des droits égaux devant les institutions judiciaires de leur pays et possèdent des garanties pour un avenir partagé.
Mais si les conclusions et recommandations des journées nationales de concertation sont appliquées, de manière non concertée, partielles et tatillonne, à cette cadence et de cette manière nombre de ces recommandations risquent de rester lettre morte, car le CMJD, en fin de compte, ne peut pas faire endosser ses responsabilités historiques à un gouvernement qui tirera sa légitimité d'une autre source. Il appartiendra aux partis politiques et aux organisations de la société civile véritablement soucieux de justice et des droits de l'homme de poursuivre sans relâche leur juste combat.
Dans cette perspective les journées nationales de concertation auront été un temps fort incontestable, un moment de réflexion utile et sans tabous ayant rassemblé des hommes et de femmes de notre peuple toutes communautés confondues, sur les problèmes cruciaux de la nation et ont quant eux pris toute leur responsabilité. Il reste aux autorités de transition de les traduire dans les faits ou de poser des
actes forts pour rendre irréversible la volonté de leur trouver des solutions justes.
Professeur Daha O. Teiss de l'université de Nouakchott
La Nouvelle Expression : quelle analyse faites-vous du bilan à mi-parcours de la période transition ?
DAHA O. TEISS : Compte tenu de l'imposant défi et de la complexité des termes mêmes de la mission que s'étaient donné le CMJD et le gouvernement, mon appréciation de cette transition à mi-parcours est globalement positive. Car le plus important dans l'avènement du 03 août est d'avoir mis en chantier un processus de rupture d'avec une gestion chaotique de notre vie collective, redonnant du même coup une chance pour notre pays de renouer avec la normalité et la rationalité. Mais le changement en lui-même ne peut s'opérer que sur le long terme et à doses homéopathiques.
Ceux qui évaluent le contexte en rapport avec une concrétisation du changement et son installation dans le quotidien d'aujourd'hui, vont évidemment rester sur leur faim. Pour ma part je crois qu'en matière de gouvernance, deformulation et d'appropriation de règles saines du jeu politique, comme de principes et comportements promoteurs de justice, pour reprendre les trois axes sur lesquels ont planché les gouvernants actuels, il y a matière à travailler pendant au moins une décennie avant de pouvoir renverser la vapeur. Cependant, je constate, et ce n'est pas négligeable, que l'un après l'autre les points constituant l'agenda de la transition continuent d'être mis en œuvre sur fond d'une concertation élargie et avec une large adhésion au projet de la part des mauritaniens et de la communauté internationale.
Les quelques voix dissonantes ne me paraissent pas peser d'un grand poids. Si l'on doit esquisser un rapide bilan on peut ainsi remarquer que, malgré les difficultés inhérentes à ce genre de contextes, des progrès significatifs ont été enregistrés dans les préparatifs des échéances électorales, que notre part et nos intérêts ont été substantiellement revalorisés dans le cadre de la production pétrolière, que des chantiers de rénovation au niveau de l'Etat ont été ouverts et que nos rapports avec les organismes financiers internationaux sont en voie d'assainissement. Il reste bien entendu de nombreuses questions et de nombreux autres domaines dans lesquels les avancées ne sont pas au rendez-vous, mais tout ne peut pas
se faire en même temps.
La Nouvelle Expression : d'aucuns estiment que la junte militaire au pouvoir devrait laisser le règlement de certaines questions, notamment la question des déportés et celle des droits de l'homme, au pouvoir civil qui sera issu des prochaines élections. Qu'en pensez-vous ?
DAHA O. TEISS : Je ne suis pas favorable à un différé du règlement de la question des déportés et du passif humanitaire. Cela est moralement inacceptable et politiquement risqué. D'abord ce serait prolonger le calvaire des victimes et étouffer en eux l'espérance née du 03 août passé. N'oublions pas que la dynamique enclenchée ce jour-là s'appuie sur l'idée
d'une délivrance de notre pays et de notre peuple. En conséquence, nous ne pouvons laisser en rade de cette dynamique les victimes de déportations ou d'autres violations des droits de l'homme.
Ensuite ce serait prendre le risque d'encombrer le contexte délicat post-transitionnel durant lequel se testeront, avec bien des inconnues, les rouages d'un nouveau paysage
politique, de rapports de forces inédits et d'un pouvoir pour le moins renouvelé. Ne sous-traitons pas à un tel terrain, sur lequel bien des acteurs continueront à chercher des repères, le soin de régler des questions existentielles.
Pour autant, j'estime qu'il est illusoire de croire que l'on puisse, dans un pays comme le nôtre, dont les structures et le tissu social ont été malmenés et altérés par les deux décennies écoulées, régler totalement ces graves questions, durant la seule période de la transition.
Sachant qu'il ne reste pour cette dernière que quelques mois, le mieux serait d'initier et de mettre en branle, dès maintenant, un processus visant le règlement de ces questions. Quant à l'aboutissement de ce processus, que nous souhaitons rapide et heureux, il dépendra du diagnostic, de l'examen et de la mise en uvre des solutions qui seraient préconisées.
La Nouvelle Expression : quelle solution préconisez-vous pour le retour des déportés ?
DAHA O. TEISS : A mon avis la solution réside dans la désignation, sans tarder, d'un organe composite rassemblant les autorités administratives concernées, les associations des victimes et quelques unes des organisations nationales militant pour les droits de l'homme. Cet organe doit se voir confier la tâche, en collaboration avec le Haut-Commissariat aux Réfugiés et
toute partie étrangère concernée, d'effectuer les investigations, les enquêtes, les recherches et l'examen de cette situation. L'objectif étant de présenter des propositions concrètes sur la forme et les modalités de ce retour ainsi que les personnes ou groupes de personnes concernées.
Il s'agit d'un travail de mémoire, basé sur une reconstruction spatiale et temporelle
minutieuse des faits, destiné à ouvrir l'opportunité d'un recouvrement et d'une restitution des droits spoliés et à clôturer définitivement ce chapitre douloureux de notre histoire.
La Nouvelle Expression : pensez-vous que, comme promis par le chef du CMJD, les recommandations des journées nationales de concertation sont entrain d'être appliquées ?
DAHA O. TEISS : Le cap est tenu et c'est là l'essentiel. Comme je l'ai souligné plus haut, il me semble que l'agenda de la transition, validé par les journées de concertation, connaît un rythme et un niveau d'application satisfaisants. Tous les organes voués à la gestion du processus ont été mis en place et ont entamé la majeure partie de leur mission. Bien sûr,
quelquefois des voix se sont élevées pour dénoncer des dysfonctionnements et des incohérences dans le casting. Cela me parait pourtant marginal par rapport aux améliorations et aux corrections apportées. Au regard donc du chemin positif parcouru aujourd'hui, et des conditions politiques dans lesquelles se poursuit la transition, je pense que notre pays est dans
la bonne direction.
Propos recueillis par Camara SM
Jemal Abdel Nasser Othman Sid'Ahmed Yessa : Il est mitigé et, plutôt, empreint de déception ; voici pourquoi :
Au niveau formel
Sur le plan de la volonté de transparence électorale, les motifs d'optimisme ne manquent pas. Jusqu'ici, les actes précurseurs de rigueur pratique et d'impartialité se multiplient et emportent l'adhésion. A contrario d'autres hypothèses, je crois que les militaires respecteront leur engagement et ne soutiendront aucun candidat. Hélas, compte tenu du rapport des forces matériel et symbolique dans la société, la transparence du scrutin ne garantit pas l'égalité des chances. Finalement, il n'en sortira la traduction plus ou moins atténuée de la domination. Vous avez sans doute remarqué, avec moi, que l'agitation préélectorale (réunions publiques, défilés motorisés, conférences dans les hôtels haut de gamme, réceptions privées, etc.) se déploie dans la circonférence d'un cercle ethniquement homogène. L'autre Mauritanie, celle où la majorité démographique coïncide avec la misère, demeure en dehors du jeu ; elle observe la scène, à distance, faute de ticket d'entrée au spectacle. La transition fonctionne, donc, à plein régime, comme une négociation de leadership et d'alliances au sein de la communauté Bidhane ; même sans fraudes, elle se conclura dans ce cadre d'exclusion.
Quant au fond
L'autre sujet d'inquiétude réside dans l'impunité des cadres les plus controversés du pouvoir déchu le 3 août 2005 ; beaucoup de voleurs, de tortionnaires et de vendeurs d'influence gardent des positions d'influence dans l'appareil d'Etat et parviennent même à circonvenir les modestes tentatives de réforme, comme, par exemple, celle de la diplomatie.
Vous remarquerez, aussi, que de nombreux concussionnaires d'hier mais toujours en fonction publique font, ouvertement, campagne pour l'ancien parti de Ould Taya, le PRDR-PRDS, parfois avec des moyens de l'Etat ou par la promesse de ceux-ci ; l'instance de transition mainte fois alertée y compris grâce à des alarmes verbales auxquelles j'ai concouru ne réagit pas ; elle reçoit l'information, la vérifie sans doute et s'abstient même d'une mise en garde aux contrevenants. Je suis désolé d'en parvenir à un tel constat : il y a de la connivence, au plus haut sommet du pouvoir actuel, entre certains décideurs et leurs collègues d'hier. Il règne, là, pour ainsi dire, la complicité discrète d'anciens compagnons de jeux interdits. Je ne comprends, non plus, le maintien en détention, de présumés terroristes islamistes, contre lesquels l'instruction n'arrive pas à débusquer un débutde preuve matérielle, les actes incriminés n'ayant pas été commis.
A mes yeux, il s'agit de prisonniers d'opinion. Enfin, l'interdiction d'un parti religieux, de surcroît dans un pays à majorité musulmane écrasante, me semble attentatoire à la représentativité du personnel issu des prochaines élections. Que les islamistes puissent se présenter sur des listes indépendantes ne résout pas le dilemme : ils sont victimes de la censure et se retrouvent aux marges des institutions. Est-ce démocratique, cela ?
LNE : D'aucuns estiment que la junte militaire au pouvoir devrait laisser le règlement de certaines questions, notamment la question de déportés et celle des droits de l'homme, au pouvoir civil qui sera issu des prochaines élections. Qu'en pensez-vous ?
JEMAL : C'est une erreur de taille et j'ai eu à l'expliquer mainte fois, y compris dans vos colonnes. Je crains qu'il ne s'agisse d'un procédé dilatoire ; sur des dossiers aussi sensibles que le passif humanitaire, les déportés, la publication de la vérité des crimes ethniques et leur réparation, les blocages au compromis se lisent mieux en fonction du critère d'inégalité identitaire qui fonde l'Etat mauritanien :
dans ce pays, il y a des gens qui naissent avec moins de droits que d'autres. Parmi les seconds, quelques uns, souvent avec de la mauvaise foi c'est-à-dire sans le courage de leur conviction trouvent toujours un prétexte à perpétuer la logique du privilège ; ils vous parleront de fragilité de la nation, de paix civile à sauvegarder, de religion commune, de risques à basculer dans l'horreur de l'exemple rwandais, etc. Insensiblement, par la répétition, ils arrivent à faire adopter, par la plus large opinion, une grille de lecture que caractérise la peur du lendemain, c'est-à-dire la phobie clinique du volontarisme.
Ils finissent par forcer les esprits à intégrer la synonymie entre désir de justice et instinct d'incendiaire. Leur lexique fraternité, paix, pardon, tourner la page, ère nouvelle - sonne si doux et chargé d'empathie, qu'il endort la conscience critique et prévient la foule contre les demandes d'équité. En l'occurrence, nous revoici confrontés aux nouvelles variantes de la même inclination à différer l'échéance de la grande explication. Je parie, avec vous, qu'au lendemain de mars 2007, les techniciens ingénieux de ces rouages feront voter une nouvelle loi d'amnistie (ou de réconciliation, les deux termes relèvent d'un réflexe de règlement gratuit de la faute), au nom de la nécessaire reconstruction de la Mauritanie à l'ère démocratique.
LNE : Quelle solution préconisez-vous pour le retour des déportés ?
JEMAL : Je vous renvoie à la Déclaration de Dakar, notamment le passage relatif au retour organisé, donc collectif, des déportés ; récemment, de nombreuses associations, réunies à Dodel, ont mis en avant une série de propositions très concrètes, sur l'identification et le recensement dans les camps d'accueil au Sénégal et au Mali ; à ce jour, il devient difficile, pour un non mauritanien, de s'infiltrer dans les rangs de nos compatriotes candidats au rapatriement. Je rappelle que le fait de revenir en Mauritanie n'aliène pas le reste des droits violés ; regagner le sol natal n'a de sens que si l'on y reconquiert sa terre, son logis, ses grades et fonction, la mémoire niée de sa souffrance, etc.
LNE : Pensez-vous que, comme promis par le chef du CMJD, les recommandations des journées nationales de concertation sont en train d'être appliquées ?
JEMAL : Au sujet de l'esclavage, des élections et de la réforme de la magistrature, les actes confirment le propos du Président du CMJD ; ailleurs - en fait l'essentiel je ne vois que déni, mépris et volte-face. Avant de parvenir à honorer tous les engagements de la Mauritanie, surtout les 24 engagements pris devant les ACP-Europe, le Chef de l'Etat devrait prendre le soin préalable de nettoyer le Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie, afin de le débarrasser des scories de l'ère Ould Taya. C'est un conseil d'ami. Propos recueillis par Camara Seydi Moussa
LADJI TRAORE, SECRETAIRE GENERAL DE APP
La Nouvelle Expression : Quelle analyse faites-vous du bilan à mi-parcours de la période de transition ?
LADJI TRAORE : Tentant un bref rappel des conditions qui prévalaient en Mauritanie la veille du coup d'état du 3 août 2005, on peut affirmer que notre pays était véritablement au bord de l'implosion en raison de l'accumulation de facteurs multiples de mécontentement, de l'exacerbation de contradictions de toutes sortes :
régionalistes, tribales, d'intérêts économiques devenus antagonistes pour l'exploitation et le contrôle des ressources, le pourrissement de ce qu'on appelle d'une manière pudique le passif humanitaire, en clair le question des massacres extrajudiciaires de négro-mauritaniens durant les années 1990-92 ; le sort des déportés et réfugiés mauritaniens sans solution depuis dix sept ans, mécontentement grandissant de l'opinion et des couches de la population sensibles à la persistance des pratiques esclavagistes, surtout de l'attitude grossièrement négationniste du pouvoir en place. A cela s'ajoute la généralisation de la pauvreté en ville comme à la campagne, la précarisation et la dégradation accentuée de conditions de vie de la majorité écrasante ; le drame de la situation sanitaire dans les hôpitaux, les centres de santé, la crise de l'enseignement
Au plan politique, la confiscation totale du processus démocratique, le refus de tout dialogue, le musellement de la presse, la multiplication des complots imaginaires, des arrestations et emprisonnements arbitraires d'hommes d'opinions, des chefs religieux, contraignant de nombreux mauritaniens à l'exil, en un mot la Mauritanie était devenue une vaste prison, une terre d'exclusion, de violations massives des droits de l'homme, où la majorité du peuple croupit dans la misère, sans moyen d’expression sous la botte d'un régime dictatorial au service d'une minorité qui vit de prédation des ressources nationale, de corruption, de concussion. En vérité, il n'est pas évident que renverser un tel régime équivaut à mettre fin à une telle situation et ouvrir de réelles perspectives pour le peuple mauritanien. Pour ce faire, il faut un régime animé d'un élan patriotique, de volonté politique, de beaucoup de courage et de fermeté.
Le Conseil Militaire pour la Justice et la Démocratie (CMJD) à certes pris un certain nombre de mesures allant dans le sens de détendre l'atmosphère telles que la proclamation d'une amnistie générale, la libération effective de la plupart de prisonniers d'opinion, permettant aux exilés de retourner librement dans le pays, l'arrêt de la censure de la presse indépendante, ouvrir les medias publics aux acteurs politiques et de la société civile ; l'organisation des journées nationales de concertation sur différents problèmes dont souffre le pays et qui hypothèquent son avenir. La classe politique et la société civile de l'intérieur du pays et de l'extérieur ont pris une part active dans ce grand débat que le CMJD et le gouvernement de la transition ont vainement tenté d'ailleurs de canaliser. Les débats ont finalement abouti à des
conclusions et recommandations positives et courageuses dans beaucoup de domaines et ont été sans tabou, ce qui suscite un immense espoir tant dans l'opinion nationale, chez les partenaires au développement, les organisations régionales et internationales qui ont salué ces conclusions positives avec intérêt et même un optimisme marqué.
Mais très il est apparu que le CMJD s'est en fait installé avec sa propre feuille de route, à laquelle elle veut s'accrocher à tout prix se refusant à une concertation responsable avec la classe politique se contentant à distribuer des cartons à profusion, les bons et mauvais points ; il s'est évertué à se cantonner à proclamer de quitter les affaires dans un délai n'excédant pas deux ans, de 'entreprendre aucune réforme, aucune mesure de fond touchant les racines de a dictature et du système. Seule modification à la constitution du 20 uillet 1991 est la réduction du mandat du président à cinq ans renouvelable une seule fois ; mais quid de l'ensemble des dispositions constitutionnelles antidémocratiques, concoctées de manière unilatérale et qui constituent le socle juridique du pouvoir de dictature personnelle déchue ?
Quid du dialogue politique avec les responsables appelés à gérer les destinées de du pays, revoir en profondeur tout l'arsenal institutionnel et juridique, les changements à opérer au niveau des hauts personnels administratif et diplomatique, et mettre le pays sur des nouveaux rails ; seul moyens de garantir les droits fondamentaux du peuple dans son ensemble et ceux spécifiques politiques, culturels des différentes composantes nationales, abolir solennellement l'esclave et consacrer l'ensemble de ces dispositions dans la loi fondamentale.
N'était-ce pas une occasion tout à fait opportune un rendez-vous à ne pas manquer avec l'histoire pour répondre à ces attentes pressantes ? Dans le même élan pourquoi ne pas aborder avec courage et de manière responsable la question des massacres extrajudiciaires, le sort des déportés et réfugiés des négro-mauritaniens qui croupissent depuis dix sept ans à l'étranger, les conditions de leur retour organisé, leur réhabilitation et réinsertion sociale ? Quid de l'audit de la gestion gabégique et des crimes économique, des détournements scandaleux au vu et au su de tous du régime déchu ?
Pourquoi ne pas ouvrir un large débat sur la gestion économique et la répartition des nouvelles ressources qui seront générées par le pétrole, le gaz et les minerais et revoir la gestion des ressources halieutiques ? Pourquoi ne pas engager les chantiers de la réforme du système éducatif, totalement en faillite et qui hypothèque l'avenir de la nation ?
Certes c'est là beaucoup des problèmes pour un régime de transition militaire.
Mais précisément pour des militaires «est-il nécessaire de réussir pour oser entreprendre ?» De mon point de vue si le CMJD ne peut régler la totalité de ces questions, les plus urgentes au moins auront pu trouver dans une époque que l'opinion souhaitait de sursaut national, des solutions complètes ou partielles ou à tout le moins faire l'objet de gestes forts pour rendre leur règlement irréversible. Au lieu de cela, mon opinion est que nous vivons une période la gestion du passif humanitaire à la carte de manière, à la fois timorée et tatillonne.
La Nouvelle Expression : D’aucuns estiment que la junte militaire au pouvoir devrait laisser le règlement de certaines questions, notamment celle des déportés et des droits de l'homme, au pouvoir civil qui sera issu des élections prochaines. Qu'en pensez-vous ?
LADJI TRAORE : Dans une jeune nation comme la nôtre, et à notre époque l'élite qu'elle soit militaire ou civile assume, qu'elle le veuille ou pas une lourde responsabilité historique. Elle n'a plus de temps à perdre tant notre retard est grand. Elle doit se hâter de souder et consolider l'unité nationale faite de multiples entités sur des bases solides ; transcender les particularismes de toutes sortes, tout en prenant en compte les spécificités culturelles, corriger les injustices commises, mettre en place définitivement des institutions démocratiques modernes, qui tout en s'enracinant dans nos valeurs et legs historiques s'inspirent des meilleurs expériences de l'humanité. Il n'est pas dit que cela est de l'apanage exclusif de civils.
Pourquoi les membres du CMJD ne s'associeraient-ils pas sincèrement, sans allergie d'aucune sorte aux acteurs politiques et ceux de la société civile qui ont combattu avec courage l'ancien régime, enduré toutes sortes de sacrifices et d'épreuves et aborder ensemble des questions des déportés et des réfugiés un legs douloureux et délicat de notre histoire contemporaine, fait grave du régime qu'ils ont renversé.
Pourquoi ne pas aborder franchement le problème de l'esclavage dans toutes ses conséquences et manifestations dans notre société et notre culture, fait de l'histoire mais il n'en ternit pas moins l'image de marque de notre pays ; il faut prendre des mesures concrètes d'éradication, déconstruire la culture esclavagiste et promouvoir une nouvelle culture démocratique contre toutes les idées et conceptions discriminatoires. Ne pas régler ces problèmes c'est transmettre au futur gouvernement de lourds dossiers d'autant plus explosif que certains concernent des militaires.
La Nouvelle _Expression : Quelle solution préconisez-vous pour le retour des déportés ?
LADJI TRAORE : Partant de l'expérience d'autres peuples, notamment africains, la gestion des réfugiés leur retour et leur réinsertion est une question complexe et délicate. Ce n'est pas pour rien que le système des nations unies a mis en place le haut commissariat aux réfugiés. En effet, autant le séjour de groupes humains déplacés réfugiés loin de leur terroir d'origine est difficile et soulève toutes sortes de problèmes, autant leur retour et leur réinsertion en soulèvent d'autres plus délicats.
Problèmes de sécurité, problème de recouvrement de leurs droits civiques, économiques et sociaux. Il est certain que d'une certaine manière chez nous tous ces problèmes se posent et qu'ils constituent de grands enjeux. Depuis dix sept ans des populations ont quitté leur pays, perdu tous leurs biens, chassés de leurs villages, leurs terres de culture et autres, qui sont aujourd'hui abandonnés, ou appropriés occupés par d'autres. D'aucuns ont perdu leurs emplois salariés et ne sont plus en âge de travailler, sont morts et laissés leurs progénitures etc. Si l'ensemble de cette situation n'est pas prise en compte, évalué et trouve un solution d'ensemble, globale, les problèmes ne seront jamais réglés de manière satisfaisante et juste, feront l'objet comme ailleurs de conflits larvés et de contestations sans issue.
D'ailleurs l'expérience négative de tous ceux qui chez nous ont tenté le retour individuel est là pour nous édifier. En effet si quelques rares cas ont trouvé solution, et sont montés en épingle à dessein, les milliers autres qui l'ont tenté restent des laissés pour compte, des sans papiers et réfugiés de l'intérieur, condamnés au va et vient entre la Mauritanie, le Sénégal d'un coté et le Mali de l'autre, où ils laissent en attendant leur famille.
Compte tenu de l'urgence humanitaire, l'importance des enjeux de toutes sortes y compris économiques, il convient de prendre dores et déjà des dispositions pour un retour organisé sous l'égide et avec le concours du HCR, l'aide des pays frères et amis et de partenaires au développement qui sont tout à fait disposés et saisissent l'acuité du problème. Les déportés et réfugiés doivent recouvrer leur citoyenneté, réintégrer leurs villages, récupérer leurs terres de culture et leur bétail plus probablement en être indemnisés.
Leurs villages doivent être reconstruits et pourvus de nouveau de toutes les infrastructures vitales. Ceux des villes doivent récupérer leurs maisons, leurs terrains, les salariés leurs emplois ou une juste indemnisation, tous leurs droits à pension de retraite. C'est l'occasion aussi de solder le contentieux des citoyens mauritaniens et sénégalais qui ont perdu leurs biens de part et d'autre et ainsi enterrer à jamais les événements de triste mémoire des années 1989-90. Je pense que la question des réfugiés est par ailleurs intimement liée à celle des exécutions extrajudiciaires de 1991-92 qui ne doit pas rester pendante, taboue ou évacuée dans un avenir indéfini.
Une décision doit intervenir le plus rapidement possible pour mettre sur pied une commission indépendante d'enquête pour faire toute la lumière en vue d'un jugement équitable loin de tout esprit de surenchère ou de revanche. Cette enquête peut être confiée par exemple en toute priorité à l'Institution indépendante des droits de l'homme ; en voie de création. La solution de ces problèmes conditionne d'une certaine manière l'unité nationale sur des bases réellement durables, enracinera le sentiment que les citoyens mauritaniens négro-africains, harratines et arabes ont des droits égaux devant les institutions judiciaires de leur pays et possèdent des garanties pour un avenir partagé.
Mais si les conclusions et recommandations des journées nationales de concertation sont appliquées, de manière non concertée, partielles et tatillonne, à cette cadence et de cette manière nombre de ces recommandations risquent de rester lettre morte, car le CMJD, en fin de compte, ne peut pas faire endosser ses responsabilités historiques à un gouvernement qui tirera sa légitimité d'une autre source. Il appartiendra aux partis politiques et aux organisations de la société civile véritablement soucieux de justice et des droits de l'homme de poursuivre sans relâche leur juste combat.
Dans cette perspective les journées nationales de concertation auront été un temps fort incontestable, un moment de réflexion utile et sans tabous ayant rassemblé des hommes et de femmes de notre peuple toutes communautés confondues, sur les problèmes cruciaux de la nation et ont quant eux pris toute leur responsabilité. Il reste aux autorités de transition de les traduire dans les faits ou de poser des
actes forts pour rendre irréversible la volonté de leur trouver des solutions justes.
Professeur Daha O. Teiss de l'université de Nouakchott
La Nouvelle Expression : quelle analyse faites-vous du bilan à mi-parcours de la période transition ?
DAHA O. TEISS : Compte tenu de l'imposant défi et de la complexité des termes mêmes de la mission que s'étaient donné le CMJD et le gouvernement, mon appréciation de cette transition à mi-parcours est globalement positive. Car le plus important dans l'avènement du 03 août est d'avoir mis en chantier un processus de rupture d'avec une gestion chaotique de notre vie collective, redonnant du même coup une chance pour notre pays de renouer avec la normalité et la rationalité. Mais le changement en lui-même ne peut s'opérer que sur le long terme et à doses homéopathiques.
Ceux qui évaluent le contexte en rapport avec une concrétisation du changement et son installation dans le quotidien d'aujourd'hui, vont évidemment rester sur leur faim. Pour ma part je crois qu'en matière de gouvernance, deformulation et d'appropriation de règles saines du jeu politique, comme de principes et comportements promoteurs de justice, pour reprendre les trois axes sur lesquels ont planché les gouvernants actuels, il y a matière à travailler pendant au moins une décennie avant de pouvoir renverser la vapeur. Cependant, je constate, et ce n'est pas négligeable, que l'un après l'autre les points constituant l'agenda de la transition continuent d'être mis en œuvre sur fond d'une concertation élargie et avec une large adhésion au projet de la part des mauritaniens et de la communauté internationale.
Les quelques voix dissonantes ne me paraissent pas peser d'un grand poids. Si l'on doit esquisser un rapide bilan on peut ainsi remarquer que, malgré les difficultés inhérentes à ce genre de contextes, des progrès significatifs ont été enregistrés dans les préparatifs des échéances électorales, que notre part et nos intérêts ont été substantiellement revalorisés dans le cadre de la production pétrolière, que des chantiers de rénovation au niveau de l'Etat ont été ouverts et que nos rapports avec les organismes financiers internationaux sont en voie d'assainissement. Il reste bien entendu de nombreuses questions et de nombreux autres domaines dans lesquels les avancées ne sont pas au rendez-vous, mais tout ne peut pas
se faire en même temps.
La Nouvelle Expression : d'aucuns estiment que la junte militaire au pouvoir devrait laisser le règlement de certaines questions, notamment la question des déportés et celle des droits de l'homme, au pouvoir civil qui sera issu des prochaines élections. Qu'en pensez-vous ?
DAHA O. TEISS : Je ne suis pas favorable à un différé du règlement de la question des déportés et du passif humanitaire. Cela est moralement inacceptable et politiquement risqué. D'abord ce serait prolonger le calvaire des victimes et étouffer en eux l'espérance née du 03 août passé. N'oublions pas que la dynamique enclenchée ce jour-là s'appuie sur l'idée
d'une délivrance de notre pays et de notre peuple. En conséquence, nous ne pouvons laisser en rade de cette dynamique les victimes de déportations ou d'autres violations des droits de l'homme.
Ensuite ce serait prendre le risque d'encombrer le contexte délicat post-transitionnel durant lequel se testeront, avec bien des inconnues, les rouages d'un nouveau paysage
politique, de rapports de forces inédits et d'un pouvoir pour le moins renouvelé. Ne sous-traitons pas à un tel terrain, sur lequel bien des acteurs continueront à chercher des repères, le soin de régler des questions existentielles.
Pour autant, j'estime qu'il est illusoire de croire que l'on puisse, dans un pays comme le nôtre, dont les structures et le tissu social ont été malmenés et altérés par les deux décennies écoulées, régler totalement ces graves questions, durant la seule période de la transition.
Sachant qu'il ne reste pour cette dernière que quelques mois, le mieux serait d'initier et de mettre en branle, dès maintenant, un processus visant le règlement de ces questions. Quant à l'aboutissement de ce processus, que nous souhaitons rapide et heureux, il dépendra du diagnostic, de l'examen et de la mise en uvre des solutions qui seraient préconisées.
La Nouvelle Expression : quelle solution préconisez-vous pour le retour des déportés ?
DAHA O. TEISS : A mon avis la solution réside dans la désignation, sans tarder, d'un organe composite rassemblant les autorités administratives concernées, les associations des victimes et quelques unes des organisations nationales militant pour les droits de l'homme. Cet organe doit se voir confier la tâche, en collaboration avec le Haut-Commissariat aux Réfugiés et
toute partie étrangère concernée, d'effectuer les investigations, les enquêtes, les recherches et l'examen de cette situation. L'objectif étant de présenter des propositions concrètes sur la forme et les modalités de ce retour ainsi que les personnes ou groupes de personnes concernées.
Il s'agit d'un travail de mémoire, basé sur une reconstruction spatiale et temporelle
minutieuse des faits, destiné à ouvrir l'opportunité d'un recouvrement et d'une restitution des droits spoliés et à clôturer définitivement ce chapitre douloureux de notre histoire.
La Nouvelle Expression : pensez-vous que, comme promis par le chef du CMJD, les recommandations des journées nationales de concertation sont entrain d'être appliquées ?
DAHA O. TEISS : Le cap est tenu et c'est là l'essentiel. Comme je l'ai souligné plus haut, il me semble que l'agenda de la transition, validé par les journées de concertation, connaît un rythme et un niveau d'application satisfaisants. Tous les organes voués à la gestion du processus ont été mis en place et ont entamé la majeure partie de leur mission. Bien sûr,
quelquefois des voix se sont élevées pour dénoncer des dysfonctionnements et des incohérences dans le casting. Cela me parait pourtant marginal par rapport aux améliorations et aux corrections apportées. Au regard donc du chemin positif parcouru aujourd'hui, et des conditions politiques dans lesquelles se poursuit la transition, je pense que notre pays est dans
la bonne direction.
Propos recueillis par Camara SM