Cette œuvre formelle de la cinéaste franco-sénégalaise suit la restitution au Bénin, en 2021, de vingt-six œuvres d’art autrefois pillées par les troupes françaises coloniales.
« Cease the Fire » : « Cessez le feu », à Gaza, mais aussi en Ukraine, tel aura été le slogan de la soirée de clôture de la 74e édition de la Berlinale, qui a eu lieu, samedi 24 février, date marquant le deuxième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le message se lisait sur les revers de veste, dans le dos, etc., et il s’est décliné tout au long des discours qui ont jalonné la remise des prix.
L’un des films cultes de la manifestation aura été le documentaire No Other Land (section Panorama, Prix du public), d’un collectif de réalisateurs palestiniens et israéliens – Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor –, sur les violences de la police de l’Etat hébreu dans les territoires occupés. Cinéastes, acteurs, festivaliers, etc., tous l’ont ressenti durant le festival berlinois : en cette période sombre, le cinéma reconnecte les gens.
Le jury, présidé par l’actrice mexicano-kényane Lupita Nyong’o, a attribué l’Ours d’or du meilleur film à Dahomey, documentaire de la Franco-Sénégalaise Mati Diop, une belle consécration pour la réalisatrice, née en 1982, qui avait remporté le Grand Prix à Cannes avec Atlantique (2019). Le film suit, en novembre 2021, la restitution de vingt-six œuvres d’art à la République du Bénin, lesquelles avaient été pillées en 1892 par les troupes coloniales françaises – le Bénin s’appelait alors le royaume du Dahomey.
L’une d’elles est une statue anthropo-zoomorphe représentant le roi Ghézo (qui régna de 1818 à 1858). La beauté du dispositif réside dans le choix de conférer à cette œuvre un statut de personnage : la voici qui « s’exprime » à la première personne, par le biais d’une voix off, nous racontant son retour au pays. On la sent émue, inquiète, lorsqu’elle est sur le point d’embarquer, enfermée dans sa caisse. Et le spectateur est encore avec elle, pour ainsi dire, dans le noir, lorsque, à l’issue du périple, les techniciens s’apprêtent à la faire sortir et font entendre le bruit de la dévisseuse électrique. Nous voici au Bénin.
Des œuvres singulières récompensées
C’est alors que ce film dense (1 h 07) connaît son deuxième rebondissement, le plus fructueux politiquement, lors d’un débat d’une rare intensité, en présence d’étudiants béninois. Dahomey sera le film d’ouverture, hors compétition, au Cinéma du réel, à Paris (du 22 au 31 mars) et sortira en salle le 25 septembre. « En tant que cinéaste afro-descendante, j’ai choisi d’être de ceux qui refusent d’oublier, qui refusent l’amnésie comme méthode », a souligné Mati Diop en recevant son prix, tout en affirmant sa « solidarité avec la Palestine ».
Alors que la compétition a pu dérouter, avec quelques films un peu conventionnels, le jury a choisi habilement de récompenser, pour l’essentiel, des œuvres singulières : l’Ours d’argent, Grand Prix du jury, a été attribué à A Traveler’s Needs, du Sud-Coréen Hong Sang-soo. Isabelle Huppert y est assez irrésistible dans le rôle d’une professeure de français un peu fumiste, qui tente de gagner sa vie. Sa rencontre avec un élève va générer des quiproquos, arrosés de vin de riz coréen. Le Prix du jury est allé à L’Empire, de Bruno Dumont, qui a divisé et rejoue Star Wars, le bien et mal, sur la Côte d’Opale – en salle depuis le 21 février.
Le ludique et aventureux Pepe, de Nelson Carlos de Los Santos Arias, originaire de la République dominicaine, a reçu l’Ours d’argent du meilleur réalisateur. Le titre renvoie à un hippopotame tué, en 2009, par des militaires colombiens. A l’origine, le narcotrafiquant Pablo Escobar (1949-1993) avait introduit des bêtes sauvages dans sa propriété, l’hacienda Napoles, mais, à sa mort, les hippopotames avaient été abandonnés à leur sort. Pepe déroule des récits plus fantasques les uns que les autres, un peu comme lorsque le Portugais Miguel Gomes s’était emparé des Mille et Une Nuits (2015
Nouveaux horizons
La performance de l’acteur roumano-américain Sebastian Stan dans A Different Man, réalisé par l’Américain Aaron Schimberg, a été récompensée par le Prix de la meilleure interprétation. Lointainement inspirée d’Elephant Man (1980), de David Lynch, cette comédie d’épouvante raconte la transformation d’un homme au visage repoussant : il va revivre sous les traits d’un jeune premier, grâce à une expérimentation médicale, mais il n’est pas dit que la jeune femme (Renate Reinsve) dont il est amoureux soit attirée par la beauté plastique…
Le directeur artistique de la Berlinale, Carlo Chatrian, assume ce choix d’ouvrir la compétition à de nouveaux horizons, comme il l’a expliqué au Monde, à la veille de la remise des prix : « Même si je suis issu du cinéma d’auteur, l’une des questions de ces dernières années, c’est comment dépasser cette politique d’auteur. Si on ne sélectionne que des cinéastes très identifiés, la compétition devient une série de marques », assure le programmateur italien, qui achève son mandat – il sera remplacé par l’Américaine Tricia Tuttle. De fait, plusieurs films de « grands maîtres », en lice pour l’Ours d’or, ont déçu, tels Hors du temps, d’Olivier Assayas, ou Black Tea, du Mauritanien Abderrahmane Sissako.
Comme souvent, les perles se trouvaient hors compétition. Citons Comme le feu, du Québecois Philippe Lesage (section Génération), qui tend un miroir dévastateur à l’ego d’adultes, l’un d’eux étant un célèbre réalisateur, Blake Cadieux, parfaitement interprété par Arieh Worthalter (sacré meilleur acteur à la cérémonie des Césars pour son rôle de Pierre Goldman dans le film de Cédric Kahn). C’est lors d’un week-end dans la sublime maison de Blake que trois adolescents vont se cogner aux comportements déprimants des quadras. Un travail sur le son passionnant, une plongée subtile dans les affres de l’âme humaine, une virtuosité des jeunes acteurs, qui explose lors d’une danse inoubliable sur Rock Lobster, des B-52’s.
Dans un genre plus expérimental, l’hypnotique Direct Action, du Français Guillaume Cailleau et de l’Américain Ben Russell (meilleur film dans la section Encounters), tourné en 16 millimètres, brosse un portrait des milieux activistes, en plan fixe s’il vous plaît, de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Arrêtant le flux d’images de l’actualité, le film révèle l’essentiel, le quotidien des militants, vivant en communauté, la préparation patiente d’une action contre les bassines, ces retenues d’eau qu’utilisent des agriculteurs. Une image nous saisit : la caméra cerne une étendue d’herbe, très verte, quasi déserte, qui, peu à peu, se remplit de manifestants, jusqu’à saturer l’espace. Ou comment le cadrage raconte la force d’un collectif. Direct Action sera également présenté au Cinéma du réel, en compétition.
Clarisse Fabre(Berlin, envoyée spéciale)
Source : Le Monde
« Cease the Fire » : « Cessez le feu », à Gaza, mais aussi en Ukraine, tel aura été le slogan de la soirée de clôture de la 74e édition de la Berlinale, qui a eu lieu, samedi 24 février, date marquant le deuxième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le message se lisait sur les revers de veste, dans le dos, etc., et il s’est décliné tout au long des discours qui ont jalonné la remise des prix.
L’un des films cultes de la manifestation aura été le documentaire No Other Land (section Panorama, Prix du public), d’un collectif de réalisateurs palestiniens et israéliens – Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor –, sur les violences de la police de l’Etat hébreu dans les territoires occupés. Cinéastes, acteurs, festivaliers, etc., tous l’ont ressenti durant le festival berlinois : en cette période sombre, le cinéma reconnecte les gens.
Le jury, présidé par l’actrice mexicano-kényane Lupita Nyong’o, a attribué l’Ours d’or du meilleur film à Dahomey, documentaire de la Franco-Sénégalaise Mati Diop, une belle consécration pour la réalisatrice, née en 1982, qui avait remporté le Grand Prix à Cannes avec Atlantique (2019). Le film suit, en novembre 2021, la restitution de vingt-six œuvres d’art à la République du Bénin, lesquelles avaient été pillées en 1892 par les troupes coloniales françaises – le Bénin s’appelait alors le royaume du Dahomey.
L’une d’elles est une statue anthropo-zoomorphe représentant le roi Ghézo (qui régna de 1818 à 1858). La beauté du dispositif réside dans le choix de conférer à cette œuvre un statut de personnage : la voici qui « s’exprime » à la première personne, par le biais d’une voix off, nous racontant son retour au pays. On la sent émue, inquiète, lorsqu’elle est sur le point d’embarquer, enfermée dans sa caisse. Et le spectateur est encore avec elle, pour ainsi dire, dans le noir, lorsque, à l’issue du périple, les techniciens s’apprêtent à la faire sortir et font entendre le bruit de la dévisseuse électrique. Nous voici au Bénin.
Des œuvres singulières récompensées
C’est alors que ce film dense (1 h 07) connaît son deuxième rebondissement, le plus fructueux politiquement, lors d’un débat d’une rare intensité, en présence d’étudiants béninois. Dahomey sera le film d’ouverture, hors compétition, au Cinéma du réel, à Paris (du 22 au 31 mars) et sortira en salle le 25 septembre. « En tant que cinéaste afro-descendante, j’ai choisi d’être de ceux qui refusent d’oublier, qui refusent l’amnésie comme méthode », a souligné Mati Diop en recevant son prix, tout en affirmant sa « solidarité avec la Palestine ».
Alors que la compétition a pu dérouter, avec quelques films un peu conventionnels, le jury a choisi habilement de récompenser, pour l’essentiel, des œuvres singulières : l’Ours d’argent, Grand Prix du jury, a été attribué à A Traveler’s Needs, du Sud-Coréen Hong Sang-soo. Isabelle Huppert y est assez irrésistible dans le rôle d’une professeure de français un peu fumiste, qui tente de gagner sa vie. Sa rencontre avec un élève va générer des quiproquos, arrosés de vin de riz coréen. Le Prix du jury est allé à L’Empire, de Bruno Dumont, qui a divisé et rejoue Star Wars, le bien et mal, sur la Côte d’Opale – en salle depuis le 21 février.
Le ludique et aventureux Pepe, de Nelson Carlos de Los Santos Arias, originaire de la République dominicaine, a reçu l’Ours d’argent du meilleur réalisateur. Le titre renvoie à un hippopotame tué, en 2009, par des militaires colombiens. A l’origine, le narcotrafiquant Pablo Escobar (1949-1993) avait introduit des bêtes sauvages dans sa propriété, l’hacienda Napoles, mais, à sa mort, les hippopotames avaient été abandonnés à leur sort. Pepe déroule des récits plus fantasques les uns que les autres, un peu comme lorsque le Portugais Miguel Gomes s’était emparé des Mille et Une Nuits (2015
Nouveaux horizons
La performance de l’acteur roumano-américain Sebastian Stan dans A Different Man, réalisé par l’Américain Aaron Schimberg, a été récompensée par le Prix de la meilleure interprétation. Lointainement inspirée d’Elephant Man (1980), de David Lynch, cette comédie d’épouvante raconte la transformation d’un homme au visage repoussant : il va revivre sous les traits d’un jeune premier, grâce à une expérimentation médicale, mais il n’est pas dit que la jeune femme (Renate Reinsve) dont il est amoureux soit attirée par la beauté plastique…
Le directeur artistique de la Berlinale, Carlo Chatrian, assume ce choix d’ouvrir la compétition à de nouveaux horizons, comme il l’a expliqué au Monde, à la veille de la remise des prix : « Même si je suis issu du cinéma d’auteur, l’une des questions de ces dernières années, c’est comment dépasser cette politique d’auteur. Si on ne sélectionne que des cinéastes très identifiés, la compétition devient une série de marques », assure le programmateur italien, qui achève son mandat – il sera remplacé par l’Américaine Tricia Tuttle. De fait, plusieurs films de « grands maîtres », en lice pour l’Ours d’or, ont déçu, tels Hors du temps, d’Olivier Assayas, ou Black Tea, du Mauritanien Abderrahmane Sissako.
Comme souvent, les perles se trouvaient hors compétition. Citons Comme le feu, du Québecois Philippe Lesage (section Génération), qui tend un miroir dévastateur à l’ego d’adultes, l’un d’eux étant un célèbre réalisateur, Blake Cadieux, parfaitement interprété par Arieh Worthalter (sacré meilleur acteur à la cérémonie des Césars pour son rôle de Pierre Goldman dans le film de Cédric Kahn). C’est lors d’un week-end dans la sublime maison de Blake que trois adolescents vont se cogner aux comportements déprimants des quadras. Un travail sur le son passionnant, une plongée subtile dans les affres de l’âme humaine, une virtuosité des jeunes acteurs, qui explose lors d’une danse inoubliable sur Rock Lobster, des B-52’s.
Dans un genre plus expérimental, l’hypnotique Direct Action, du Français Guillaume Cailleau et de l’Américain Ben Russell (meilleur film dans la section Encounters), tourné en 16 millimètres, brosse un portrait des milieux activistes, en plan fixe s’il vous plaît, de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Arrêtant le flux d’images de l’actualité, le film révèle l’essentiel, le quotidien des militants, vivant en communauté, la préparation patiente d’une action contre les bassines, ces retenues d’eau qu’utilisent des agriculteurs. Une image nous saisit : la caméra cerne une étendue d’herbe, très verte, quasi déserte, qui, peu à peu, se remplit de manifestants, jusqu’à saturer l’espace. Ou comment le cadrage raconte la force d’un collectif. Direct Action sera également présenté au Cinéma du réel, en compétition.
Clarisse Fabre(Berlin, envoyée spéciale)
Source : Le Monde