En raison de la présence d’une forte population émigrée dans la zone, la devise européenne circule beaucoup au Fouta. Certains se sont spécialisés dans le change, en liaison avec les commerçants mauritaniens, qui s’affranchissent ainsi de la non-convertibilité de leur monnaie nationale.
À quelques minutes de 20 heures, Samba a son bol de midi devant lui. Une de ses filles vient à peine de le déposer à ses pieds. Il n’a pas encore eu le temps de l’ouvrir. Relisant les opérations répertoriées sur un cahier, les comptes de la longue journée de travail l’occupent encore. À moitié affalé sur un des canapés de son salon aménagé à la mode maure, un cartable est à ses côtés. Il cache, en dessous, des liasses de billets d’euros et quelques autres en Cfa. Il y en a pour près de 10.000 euros, soit plus de 6,5 millions de Fcfa.
Samba, un nom d’emprunt pour garantir son anonymat, est un commerçant d’un genre particulier. Son business consiste à échanger la devise européenne, l’euro. Il rentre de sa tournée de collecte qui l’a conduit, ce matin, à Bokiladji, une localité située à 110 kilomètres de Matam. Muni de sommes d’argent pouvant aller jusqu’à vingt millions de Fcfa, il se rend dans les villages environnants où une forte population émigrée envoie très souvent d’importantes sommes d’argent en euros.
Via des systèmes de transfert d’argent à la limite de l’informel, les émigrés ordonnent à des dépositaires basés à l’étranger, en France principalement, de verser de l’argent à des personnes qu’ils leur indiquent. Ces montants atteignent souvent 100, 200 ou 300 euros, parfois aussi beaucoup moins. En plus de ces transferts, il y a les euros ramenés directement par les émigrés, qui rentrent au pays.
Autant de raisons qui font que l’euro circule dans la région en quantités importantes. Jusqu’au 5 ou 7 du mois, l’euro tient le haut du pavé dans des zones comme Yacine Labé, Dembakani ou encore Bokiladji, assure Samba. Sur les bienfaits de l’émigration dans cette zone, Samba ne tarit pas d’éloges. “ Sans les émigrés, il n’y aurait rien ici. Presque toutes les infrastructures ont été érigées par eux ”, commente-t-il. Les commerçants, qui ne tiennent pas à payer le prélèvement de 2 % que les banques opèrent lorsqu’ils y déposent des montants en euros, jettent leur dévolu sur les échangeurs de la trempe de Samba.
Mais comme dans toute activité de change, les cours ne sont pas toujours fixes. Le taux sur la base duquel travaille Samba est de 656. Mais parfois, lorsque la monnaie européenne se fait rare, les détenteurs font monter les enchères au point de pousser Samba à mettre davantage la main à la poche. “ Ce matin, j’ai été obligé d’acheter des euros à 662 Fcfa auprès d’un commerçant parce que je n’avais pas le choix. Entre rentrer sans rien, après avoir fait autant de kilomètres et consentir une baisse de mon niveau de profit...”, rouspète-t-il.
Évidemment, avec un cours officiel fixé invariablement à 657, 957 Fcfa, le commerçant qui lui a vendu les euros a fait une bonne affaire, en empochant une plus-value confortable au détriment de Samba. Pas tout à fait ! Samba n’entend pas être le dindon de la farce. À l’arrivée, c’est le commerçant mauritanien pour lequel il travaille qui devra débourser plus pour percevoir des euros. Il devra donner au moins 665 Fcfa pour un euro. Les gains de Samba passeront ainsi de 50.000 Fcfa, lorsqu’il achète à 656 Fcfa l’euro, à 40.000 Fcfa.
Une bouffée d’oxygène pour les commerçants mauritaniens
Pas de Mauritaniens, pas de business pour Samba. En effet, ce sont les commerçants maures qui lui remettent souvent l’argent avec lequel il récolte les euros. C’est une relation de confiance qui fonctionne ainsi depuis plus d’une décennie. Pas de reconnaissance de dettes, ni de contrat. Tout juste un simple carnet sur lequel sont portées des écritures.
À partir des coups de fil qu’il reçoit, Samba sait là où se rendre quotidiennement en fonction de l’importance de l’offre de change. “ On rapatrie ainsi le franc Cfa, qui circule en Mauritanie grâce à cette méthode. Pourtant, certains policiers n’en croient pas moins que nous faisons de l’évasion de devises, alors que nous aidons les gens ”. Récemment, un jeune cambiste a été arrêté par la Police en possession de 800.000 Fcfa et de 50 euros avant d’être relâché, raconte-il.
L’ouguiya, la monnaie officielle de la Mauritanie, n’est pas convertible ; l’euro est alors la devise de prédilection des commerçants maures qui font beaucoup d’affaires, parfois liées à la contrebande de marchandises, avec leurs homologues sénégalais qui les paient en Cfa. “ Nous ne gagnons de l’argent que si nous allons vendre les euros en Mauritanie ; le taux de change étant fixe au Sénégal ”, précise Samba.
Ancien émigré, Samba a roulé sa bosse dans onze pays d’Afrique, allant du Maghreb en Afrique centrale. Parce qu’il en avait marre des “ brimades ” qu’il subissait, il a décidé en 1985 d’arrêter de croire en l’Eldorado étranger. “ Quand je suis rentré au pays, j’ai commencé par acheter un cheval et une charrette et je me suis dit qu’en faisant les mêmes efforts, je pourrais réussir chez moi ”.
Aujourd’hui, exit l’époque de la charrette et du cheval. Samba est plutôt un commerçant discret mais prospère. Gérant de commerces et de véhicules de transport, le change est une activité supplémentaire dans laquelle il s’est investi depuis 1994. Depuis l’avènement de la monnaie unique européenne, il ne change que les euros, à l’exclusion de toute autre devise, mais c’est avec le franc français qu’il travaillait auparavant. “ Avec le franc français, l’activité était moins rentable. Les commerçants mauritaniens proposaient une récompense selon leurs desiderata quand nous leur échangions le Cfa ”, se souvient-il.
Des profits instables
En moyenne, sur chaque 10.000 euros échangés, Samba gagne 50.000 Fcfa. Mais pour cela, il lui faut réussir à acheter les euros à 656 Fcfa. Le seul point, qui s’ajoute au coût lorsque l’euro est échangé à 657 Fcfa, fait baisser ses gains à 35.000 Fcfa pour la même quantité d’euros échangés. “ En réalité, nos gains ne sont pas fixes, parfois ils passent de 50.000 Fcfa à 25.000 Fcfa pour 10.000 euros échangés ”, tempère-t-il.
En certaines périodes de l’année, l’activité est particulièrement plate. Si août est le mois symbole des vacances, il est celui de la disette pour les cambistes comme Samba. “ C’est un mois durant lequel il y a une surabondance d’euros en raison des émigrés qui viennent en vacances. Impossible d’acheter ou de vendre à un taux profitable ”, se désole-t-il. Alors que son déjeuner l’attend encore, Samba répond par intermittence à des coups de fil. Visiblement, après avoir ratissé la campagne, une autre tournée nocturne l’attend dans Matam ville, cette fois. “ Non, je n’ai pas oublié. Je passerai tout à l’heure ”, répond-il invariablement à ses appelants.
Il se souvient de la période où cette activité était très rentable. C’est le cas au début de l’euro, notamment. “ À l’époque, les gens étaient très peu familiers à la nouvelle monnaie. Nous leur proposions ainsi de leur échanger les euros à raison de 650 Fcfa ; ce qu’ils acceptaient volontiers alors que de l’autre côté, les Mauritaniens proposaient aussi beaucoup plus de francs Cfa en achetant des euros”.
Aujourd’hui, s’ils ne sont que deux personnes à être les plus renommées dans cette activité à Matam, certains s’y adonnent aussi occasionnellement. “ C’est comme tous les métiers. Dès que l’on constate que ça marche, tout le monde veut s’y adonner ”, regrette-t-il. Il y a aussi que, quelquefois, les Mauritaniens traversent la rive directement pour venir à Matam y changer eux-mêmes leurs francs Cfa en euros.
Circuler sur les routes du Fouta avec 15 à 20 millions de Fcfa dans les malles n’est-il pas une activité dangereuse ? “ Il y a très peu d’agressions au Fouta. A une certaine époque, nous avions été inquiétés par les activités de Mama Thiam, un coupeur de route qui opérait à Waoundé. Mais depuis son arrestation, au Mali, nous n’avons plus de raison de nous inquiéter. ” Au point de ne pas avoir d’armes à feu sur lui ? “ On voudrait bien, mais nous ne savons même pas comment en obtenir, tout comme nous ne savons pas si c’est légal de ramener les euros en Mauritanie comme nous le faisons ”, avoue-t-il. Quant aux faux billets, ce n’est pas une source d’inquiétude non plus. “ On n’en rencontre pas vraiment ici ”, se réjouit Samba.
Reportage de Malick M. DIAW, Ibrahima K. NDIAYE et Sarakh DIOP
source : Le Soleil (Sénégal)
À quelques minutes de 20 heures, Samba a son bol de midi devant lui. Une de ses filles vient à peine de le déposer à ses pieds. Il n’a pas encore eu le temps de l’ouvrir. Relisant les opérations répertoriées sur un cahier, les comptes de la longue journée de travail l’occupent encore. À moitié affalé sur un des canapés de son salon aménagé à la mode maure, un cartable est à ses côtés. Il cache, en dessous, des liasses de billets d’euros et quelques autres en Cfa. Il y en a pour près de 10.000 euros, soit plus de 6,5 millions de Fcfa.
Samba, un nom d’emprunt pour garantir son anonymat, est un commerçant d’un genre particulier. Son business consiste à échanger la devise européenne, l’euro. Il rentre de sa tournée de collecte qui l’a conduit, ce matin, à Bokiladji, une localité située à 110 kilomètres de Matam. Muni de sommes d’argent pouvant aller jusqu’à vingt millions de Fcfa, il se rend dans les villages environnants où une forte population émigrée envoie très souvent d’importantes sommes d’argent en euros.
Via des systèmes de transfert d’argent à la limite de l’informel, les émigrés ordonnent à des dépositaires basés à l’étranger, en France principalement, de verser de l’argent à des personnes qu’ils leur indiquent. Ces montants atteignent souvent 100, 200 ou 300 euros, parfois aussi beaucoup moins. En plus de ces transferts, il y a les euros ramenés directement par les émigrés, qui rentrent au pays.
Autant de raisons qui font que l’euro circule dans la région en quantités importantes. Jusqu’au 5 ou 7 du mois, l’euro tient le haut du pavé dans des zones comme Yacine Labé, Dembakani ou encore Bokiladji, assure Samba. Sur les bienfaits de l’émigration dans cette zone, Samba ne tarit pas d’éloges. “ Sans les émigrés, il n’y aurait rien ici. Presque toutes les infrastructures ont été érigées par eux ”, commente-t-il. Les commerçants, qui ne tiennent pas à payer le prélèvement de 2 % que les banques opèrent lorsqu’ils y déposent des montants en euros, jettent leur dévolu sur les échangeurs de la trempe de Samba.
Mais comme dans toute activité de change, les cours ne sont pas toujours fixes. Le taux sur la base duquel travaille Samba est de 656. Mais parfois, lorsque la monnaie européenne se fait rare, les détenteurs font monter les enchères au point de pousser Samba à mettre davantage la main à la poche. “ Ce matin, j’ai été obligé d’acheter des euros à 662 Fcfa auprès d’un commerçant parce que je n’avais pas le choix. Entre rentrer sans rien, après avoir fait autant de kilomètres et consentir une baisse de mon niveau de profit...”, rouspète-t-il.
Évidemment, avec un cours officiel fixé invariablement à 657, 957 Fcfa, le commerçant qui lui a vendu les euros a fait une bonne affaire, en empochant une plus-value confortable au détriment de Samba. Pas tout à fait ! Samba n’entend pas être le dindon de la farce. À l’arrivée, c’est le commerçant mauritanien pour lequel il travaille qui devra débourser plus pour percevoir des euros. Il devra donner au moins 665 Fcfa pour un euro. Les gains de Samba passeront ainsi de 50.000 Fcfa, lorsqu’il achète à 656 Fcfa l’euro, à 40.000 Fcfa.
Une bouffée d’oxygène pour les commerçants mauritaniens
Pas de Mauritaniens, pas de business pour Samba. En effet, ce sont les commerçants maures qui lui remettent souvent l’argent avec lequel il récolte les euros. C’est une relation de confiance qui fonctionne ainsi depuis plus d’une décennie. Pas de reconnaissance de dettes, ni de contrat. Tout juste un simple carnet sur lequel sont portées des écritures.
À partir des coups de fil qu’il reçoit, Samba sait là où se rendre quotidiennement en fonction de l’importance de l’offre de change. “ On rapatrie ainsi le franc Cfa, qui circule en Mauritanie grâce à cette méthode. Pourtant, certains policiers n’en croient pas moins que nous faisons de l’évasion de devises, alors que nous aidons les gens ”. Récemment, un jeune cambiste a été arrêté par la Police en possession de 800.000 Fcfa et de 50 euros avant d’être relâché, raconte-il.
L’ouguiya, la monnaie officielle de la Mauritanie, n’est pas convertible ; l’euro est alors la devise de prédilection des commerçants maures qui font beaucoup d’affaires, parfois liées à la contrebande de marchandises, avec leurs homologues sénégalais qui les paient en Cfa. “ Nous ne gagnons de l’argent que si nous allons vendre les euros en Mauritanie ; le taux de change étant fixe au Sénégal ”, précise Samba.
Ancien émigré, Samba a roulé sa bosse dans onze pays d’Afrique, allant du Maghreb en Afrique centrale. Parce qu’il en avait marre des “ brimades ” qu’il subissait, il a décidé en 1985 d’arrêter de croire en l’Eldorado étranger. “ Quand je suis rentré au pays, j’ai commencé par acheter un cheval et une charrette et je me suis dit qu’en faisant les mêmes efforts, je pourrais réussir chez moi ”.
Aujourd’hui, exit l’époque de la charrette et du cheval. Samba est plutôt un commerçant discret mais prospère. Gérant de commerces et de véhicules de transport, le change est une activité supplémentaire dans laquelle il s’est investi depuis 1994. Depuis l’avènement de la monnaie unique européenne, il ne change que les euros, à l’exclusion de toute autre devise, mais c’est avec le franc français qu’il travaillait auparavant. “ Avec le franc français, l’activité était moins rentable. Les commerçants mauritaniens proposaient une récompense selon leurs desiderata quand nous leur échangions le Cfa ”, se souvient-il.
Des profits instables
En moyenne, sur chaque 10.000 euros échangés, Samba gagne 50.000 Fcfa. Mais pour cela, il lui faut réussir à acheter les euros à 656 Fcfa. Le seul point, qui s’ajoute au coût lorsque l’euro est échangé à 657 Fcfa, fait baisser ses gains à 35.000 Fcfa pour la même quantité d’euros échangés. “ En réalité, nos gains ne sont pas fixes, parfois ils passent de 50.000 Fcfa à 25.000 Fcfa pour 10.000 euros échangés ”, tempère-t-il.
En certaines périodes de l’année, l’activité est particulièrement plate. Si août est le mois symbole des vacances, il est celui de la disette pour les cambistes comme Samba. “ C’est un mois durant lequel il y a une surabondance d’euros en raison des émigrés qui viennent en vacances. Impossible d’acheter ou de vendre à un taux profitable ”, se désole-t-il. Alors que son déjeuner l’attend encore, Samba répond par intermittence à des coups de fil. Visiblement, après avoir ratissé la campagne, une autre tournée nocturne l’attend dans Matam ville, cette fois. “ Non, je n’ai pas oublié. Je passerai tout à l’heure ”, répond-il invariablement à ses appelants.
Il se souvient de la période où cette activité était très rentable. C’est le cas au début de l’euro, notamment. “ À l’époque, les gens étaient très peu familiers à la nouvelle monnaie. Nous leur proposions ainsi de leur échanger les euros à raison de 650 Fcfa ; ce qu’ils acceptaient volontiers alors que de l’autre côté, les Mauritaniens proposaient aussi beaucoup plus de francs Cfa en achetant des euros”.
Aujourd’hui, s’ils ne sont que deux personnes à être les plus renommées dans cette activité à Matam, certains s’y adonnent aussi occasionnellement. “ C’est comme tous les métiers. Dès que l’on constate que ça marche, tout le monde veut s’y adonner ”, regrette-t-il. Il y a aussi que, quelquefois, les Mauritaniens traversent la rive directement pour venir à Matam y changer eux-mêmes leurs francs Cfa en euros.
Circuler sur les routes du Fouta avec 15 à 20 millions de Fcfa dans les malles n’est-il pas une activité dangereuse ? “ Il y a très peu d’agressions au Fouta. A une certaine époque, nous avions été inquiétés par les activités de Mama Thiam, un coupeur de route qui opérait à Waoundé. Mais depuis son arrestation, au Mali, nous n’avons plus de raison de nous inquiéter. ” Au point de ne pas avoir d’armes à feu sur lui ? “ On voudrait bien, mais nous ne savons même pas comment en obtenir, tout comme nous ne savons pas si c’est légal de ramener les euros en Mauritanie comme nous le faisons ”, avoue-t-il. Quant aux faux billets, ce n’est pas une source d’inquiétude non plus. “ On n’en rencontre pas vraiment ici ”, se réjouit Samba.
Reportage de Malick M. DIAW, Ibrahima K. NDIAYE et Sarakh DIOP
source : Le Soleil (Sénégal)