Chef charismatique, marxiste, il a mené une lutte de libération exemplaire en Guinée-Bissau avant d’être assassiné le 20 janvier 1973.
Des lunettes aux verres fumés, une barbe en collier taillée de près, un bonnet de laine sur le chef... C’est l’image que ses contemporains ont gardée d’Amilcar Cabral, l’une des figures politiques les plus marquantes de l’Afrique des années 60 et 70. Certains l’ont comparé à Ernesto « Che » Guevara, à Kwame Nkrumah ou encore à Patrice Lumumba. Une chose est certaine : il avait réussi, mieux que quiconque sur le continent, à se servir du marxisme comme base pour une analyse politique de sa terre colonisée et la mobilisation des masses paysannes.
Amilcar Cabral est né à Bafata, en Guinée-Bissau, le 12 septembre 1924. Son père, Juvenal, originaire du Cap-Vert, est instituteur. C’est à Praia, capitale du Cap-Vert, où ses parents sont revenus en 1932, que l’enfant découvre l’école. Un an avant la Seconde Guerre mondiale, il achève ses études au lycée Infante Dom Henrique de Mindelo, dans l’île de Sao Vicente et se retrouve aspirant à l’Imprimerie nationale, à Praia. Il s’ennuie. Entre deux poèmes - les muses le visitent régulièrement - il glisse un rêve : trouver une bourse d’études et gagner la métropole.
« Réafricaniser » les esprits
Fin 1945, le jeune homme débarque à Lisbonne et s’inscrit à l’Institut supérieur d’agronomie où il est le seul Noir. Nullement intimidé, il se met au travail. Les enseignants découvrent alors « un étudiant à l’intelligence solide, appliqué, consciencieux et honnête, intéressé par les sports ». Mais le Portugal reste avant tout pour lui une terre d’exil. Sa conscience est déchirée, son cœur ne bat que pour son île lointaine. Sa vision du monde s’élargit par ailleurs. Désormais, le jeune Cabral pense à bien plus grand : l’Afrique. Ce n’est pas un hasard : Lisbonne lui a permis de rencontrer d’autres étudiants venus du Mozambique, d’Angola, de Sao Tomé e Principe. Assimilados comme lui, ils sont en rupture avec les cultures africaines. Leurs noms : Agostinho Neto, Marcelino dos Santos, Mario de Andrade, Eduardo Mondlane, Viriato da Cruz... Une nouvelle quête les mobilise : la « réafricanisation des esprits ». Ils sympathisent avec les communistes portugais bâillonnés par la dictature de Salazar.
C’est dans ce moule qu’Amilcar Cabral forge sa personnalité, acquiert une conscience politique. La lecture d’Orphée noir, l’anthologie que Léopold Sédar Senghor publie en 1948, le marque : « Ce livre m’apporte beaucoup et, parmi tant de choses, la certitude que le Noir est en train de s’éveiller dans le monde entier. Et il ne s’agit pas d’un réveil égoïste, comme tant d’autres dont parle l’Histoire. Non. Un réveil universel, les bras ouverts à tous les hommes de bonne volonté. Sans haine, mais, avec amour, un amour comme seul l’esclavage peut bâtir dans l’âme d’un être humain.
Soulever le peuple contre les Portugais
En 1952, Amilcar Cabral, jeune ingénieur agronome de l’érosion des sols, est recruté dans l’administration des services et forêts, à Bissau. Mais, il a déjà une ambition : « L’idée de faire quelque chose, d’apporter sa contribution pour soulever le peuple, pour lutter contre les Portugais ». Celui qu’on appelle « l’Ingénieur » sait que toute la lutte est impossible à partir du Cap-Vert. Si son projet de créer un mouvement nationaliste ne séduit pas grand-monde, quelques curieux assistent aux réunions clandestines qu’il organise. Mais, peu après, les autorités, devenues méfiantes, lui interdisent de séjourner de manière prolongée en Guinée-Bissau.
Amilcar Cabral gagne l’Angola et joue un rôle important dans la naissance des mouvements anticolonialistes. Il voyage aussi au Portugal. Mais en Guinée-Bissau, où il revient clandestinement, ses amis n’ont pas croisé les bras. Ils infiltrent quelques associations et cherchent à se doter d’un instrument politique. Dans la nuit du 19 septembre 1956, réunis au numéro 9c de la rue Guerra-Junqueiro, six hommes - Amilcar Cabral, son frère Luis, Aristides Pereira, Julio de Almeida, Fernando Fortes et Elisée Turpin - fondent le Partido africano da independência-Uniao dos povos da Guiné e Cabo Verde (Parti africain de l’indépendance - Union des peuples de Guinée et du Cap-Vert). Le PAI sera rebaptisé PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert) en 1960.
Mise en perspective du discours d’Amilcar Cabral, leader du PAIGC (Guinée Bissau et Cap Vert) prononcé à Conakry lors des funérailles du ... Tout » leader panafricaniste N’Krumah, dont le PAIGC se sentait proche. Il s’agit d’un document daté d’avant janvier 1973 car depuis, Amilcar Cabral a été assassiné à Conakry où il était exilé, par la police politique portugaise sur les ordres du général Spinola, chef de l’armée d’Afrique. On est quelques mois après la révolution des oeillets au Portugal alors que se mènent des négociations entre la junte militaire au pouvoir et les leaders indépendantistes de l’Afrique lusophone. Le thème du discours de Cabral est la trahison dans les rangs des mouvements indépendantistes africains. - Discours de Cabral durant les obsèques de N’Krumah à Conakry : le discours alterne avec des plans de coupe de l’assistance (INA)
Un rassembleur d’hommes
Désormais, Amilcar Cabral vit dangereusement. Agronome travaillant pour le colonisateur, il est surtout l’organisateur de la lutte de libération en gestation et le dirigeant du parti chargé de mobiliser les masses. Il met en place une stratégie : transformer le prolétariat urbain en fer de lance de la lutte de libération. Mais cette stratégie sera abandonnée en 1959 après la répression sanglante, le 3 août, d’une grève au port de Pidjiguiti. Il y a une cinquantaine de morts. En outre, la Pide, la redoutable police politique portugaise, réussit à démanteler certains réseaux du mouvement nationaliste. La situation est préoccupante. Cabral regagne Bissau et réunit ses amis le 19 septembre. Ils comprennent que les revendications et les manifestations de masse sont inefficaces et dangereuses dans les milieux urbains, et décident de s’appuyer dorénavant sur la paysannerie. Ils s’engagent surtout à déclencher la lutte armée, seul moyen, pour eux, de chasser les Portugais. C’est dans ce but qu’Amilcar Cabral s’installe, à partir de 1960, à Conakry, en Guinée d’Ahmed Sékou Touré. Pour échapper aux services portugais, il se déguise et voyage sous un faux nom : Abel Djassi. Convaincu que la lutte armée doit être précédée par une préparation politique, il ouvre une école des cadres du PAIGC à Conakry. Ceux-ci sont ensuite envoyés secrètement en Guinée-Bissau afin de former, à leur tour, les paysans. Le rôle de Cabral est primordial : il est l’idéologue, le rassembleur d’hommes, pour reprendre l’expression de Mario de Andrade. Malgré des rapports parfois difficiles avec les autorités de Conakry, le leader du PAIGC tisse patiemment sa toile.
Le 23 janvier 1963, Amilcar Cabral déclenche la lutte armée en Guinée-Bissau. Les Forces armées révolutionnaires du peuple gagnent rapidement du terrain. Au bout d’un an, Amilcar Cabral peut se permettre d’organiser le premier congrès du PAIGC en zone libérée, dans le sud de la Guinée-Bissau. A partir de là, il met en place, dans chaque zone arrachée au colonisateur, une organisation politico-administrative de type marxiste. Sa guerre de libération, comparée à celles menées dans d’autres colonies portugaises, devient exemplaire. Elles est efficace au point qu’ en janvier 1968, le PAIGC contrôle les deux tiers de la Guinée-Bissau. Son chef acquiert une stature internationale. En 1972, Amilcar Cabral organise des élections dans les régions passées sous son contrôle. Cela après le passage d’une mission de l’Onu chargée de vérifier les faits. Doté d’une Assemblée populaire, le PAIGC se prépare à proclamer l’indépendance de la Guinée-Bissau. Cabral a déjà son idée de l’indépendance : « L’indépendance, ce n’est pas seulement chasser les Portugais, avoir, un drapeau et un hymne. Le peuple doit être sûr que son travail, personne ne va le lui voler. Que la richesse du pays n’ira pas dans la poche de quelqu’un ». Mais le leader du PAIGC ne goûtera pas aux fruits de sa victoire : le 20 janvier 1973, il est assassiné à Conakry, sous les yeux de sa femme. Les meurtriers sont des proches passées du côté de l’ennemi. Les Portugais, eux, imputent le crime à Sékou Touré. Mort, Amilcar Cabral devient un martyr, un héros.
Marc K. Satchivi ,
Source : L’Autre Afrique n° 5 source :IACD
Des lunettes aux verres fumés, une barbe en collier taillée de près, un bonnet de laine sur le chef... C’est l’image que ses contemporains ont gardée d’Amilcar Cabral, l’une des figures politiques les plus marquantes de l’Afrique des années 60 et 70. Certains l’ont comparé à Ernesto « Che » Guevara, à Kwame Nkrumah ou encore à Patrice Lumumba. Une chose est certaine : il avait réussi, mieux que quiconque sur le continent, à se servir du marxisme comme base pour une analyse politique de sa terre colonisée et la mobilisation des masses paysannes.
Amilcar Cabral est né à Bafata, en Guinée-Bissau, le 12 septembre 1924. Son père, Juvenal, originaire du Cap-Vert, est instituteur. C’est à Praia, capitale du Cap-Vert, où ses parents sont revenus en 1932, que l’enfant découvre l’école. Un an avant la Seconde Guerre mondiale, il achève ses études au lycée Infante Dom Henrique de Mindelo, dans l’île de Sao Vicente et se retrouve aspirant à l’Imprimerie nationale, à Praia. Il s’ennuie. Entre deux poèmes - les muses le visitent régulièrement - il glisse un rêve : trouver une bourse d’études et gagner la métropole.
« Réafricaniser » les esprits
Fin 1945, le jeune homme débarque à Lisbonne et s’inscrit à l’Institut supérieur d’agronomie où il est le seul Noir. Nullement intimidé, il se met au travail. Les enseignants découvrent alors « un étudiant à l’intelligence solide, appliqué, consciencieux et honnête, intéressé par les sports ». Mais le Portugal reste avant tout pour lui une terre d’exil. Sa conscience est déchirée, son cœur ne bat que pour son île lointaine. Sa vision du monde s’élargit par ailleurs. Désormais, le jeune Cabral pense à bien plus grand : l’Afrique. Ce n’est pas un hasard : Lisbonne lui a permis de rencontrer d’autres étudiants venus du Mozambique, d’Angola, de Sao Tomé e Principe. Assimilados comme lui, ils sont en rupture avec les cultures africaines. Leurs noms : Agostinho Neto, Marcelino dos Santos, Mario de Andrade, Eduardo Mondlane, Viriato da Cruz... Une nouvelle quête les mobilise : la « réafricanisation des esprits ». Ils sympathisent avec les communistes portugais bâillonnés par la dictature de Salazar.
C’est dans ce moule qu’Amilcar Cabral forge sa personnalité, acquiert une conscience politique. La lecture d’Orphée noir, l’anthologie que Léopold Sédar Senghor publie en 1948, le marque : « Ce livre m’apporte beaucoup et, parmi tant de choses, la certitude que le Noir est en train de s’éveiller dans le monde entier. Et il ne s’agit pas d’un réveil égoïste, comme tant d’autres dont parle l’Histoire. Non. Un réveil universel, les bras ouverts à tous les hommes de bonne volonté. Sans haine, mais, avec amour, un amour comme seul l’esclavage peut bâtir dans l’âme d’un être humain.
Soulever le peuple contre les Portugais
En 1952, Amilcar Cabral, jeune ingénieur agronome de l’érosion des sols, est recruté dans l’administration des services et forêts, à Bissau. Mais, il a déjà une ambition : « L’idée de faire quelque chose, d’apporter sa contribution pour soulever le peuple, pour lutter contre les Portugais ». Celui qu’on appelle « l’Ingénieur » sait que toute la lutte est impossible à partir du Cap-Vert. Si son projet de créer un mouvement nationaliste ne séduit pas grand-monde, quelques curieux assistent aux réunions clandestines qu’il organise. Mais, peu après, les autorités, devenues méfiantes, lui interdisent de séjourner de manière prolongée en Guinée-Bissau.
Amilcar Cabral gagne l’Angola et joue un rôle important dans la naissance des mouvements anticolonialistes. Il voyage aussi au Portugal. Mais en Guinée-Bissau, où il revient clandestinement, ses amis n’ont pas croisé les bras. Ils infiltrent quelques associations et cherchent à se doter d’un instrument politique. Dans la nuit du 19 septembre 1956, réunis au numéro 9c de la rue Guerra-Junqueiro, six hommes - Amilcar Cabral, son frère Luis, Aristides Pereira, Julio de Almeida, Fernando Fortes et Elisée Turpin - fondent le Partido africano da independência-Uniao dos povos da Guiné e Cabo Verde (Parti africain de l’indépendance - Union des peuples de Guinée et du Cap-Vert). Le PAI sera rebaptisé PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert) en 1960.
Mise en perspective du discours d’Amilcar Cabral, leader du PAIGC (Guinée Bissau et Cap Vert) prononcé à Conakry lors des funérailles du ... Tout » leader panafricaniste N’Krumah, dont le PAIGC se sentait proche. Il s’agit d’un document daté d’avant janvier 1973 car depuis, Amilcar Cabral a été assassiné à Conakry où il était exilé, par la police politique portugaise sur les ordres du général Spinola, chef de l’armée d’Afrique. On est quelques mois après la révolution des oeillets au Portugal alors que se mènent des négociations entre la junte militaire au pouvoir et les leaders indépendantistes de l’Afrique lusophone. Le thème du discours de Cabral est la trahison dans les rangs des mouvements indépendantistes africains. - Discours de Cabral durant les obsèques de N’Krumah à Conakry : le discours alterne avec des plans de coupe de l’assistance (INA)
Un rassembleur d’hommes
Désormais, Amilcar Cabral vit dangereusement. Agronome travaillant pour le colonisateur, il est surtout l’organisateur de la lutte de libération en gestation et le dirigeant du parti chargé de mobiliser les masses. Il met en place une stratégie : transformer le prolétariat urbain en fer de lance de la lutte de libération. Mais cette stratégie sera abandonnée en 1959 après la répression sanglante, le 3 août, d’une grève au port de Pidjiguiti. Il y a une cinquantaine de morts. En outre, la Pide, la redoutable police politique portugaise, réussit à démanteler certains réseaux du mouvement nationaliste. La situation est préoccupante. Cabral regagne Bissau et réunit ses amis le 19 septembre. Ils comprennent que les revendications et les manifestations de masse sont inefficaces et dangereuses dans les milieux urbains, et décident de s’appuyer dorénavant sur la paysannerie. Ils s’engagent surtout à déclencher la lutte armée, seul moyen, pour eux, de chasser les Portugais. C’est dans ce but qu’Amilcar Cabral s’installe, à partir de 1960, à Conakry, en Guinée d’Ahmed Sékou Touré. Pour échapper aux services portugais, il se déguise et voyage sous un faux nom : Abel Djassi. Convaincu que la lutte armée doit être précédée par une préparation politique, il ouvre une école des cadres du PAIGC à Conakry. Ceux-ci sont ensuite envoyés secrètement en Guinée-Bissau afin de former, à leur tour, les paysans. Le rôle de Cabral est primordial : il est l’idéologue, le rassembleur d’hommes, pour reprendre l’expression de Mario de Andrade. Malgré des rapports parfois difficiles avec les autorités de Conakry, le leader du PAIGC tisse patiemment sa toile.
Le 23 janvier 1963, Amilcar Cabral déclenche la lutte armée en Guinée-Bissau. Les Forces armées révolutionnaires du peuple gagnent rapidement du terrain. Au bout d’un an, Amilcar Cabral peut se permettre d’organiser le premier congrès du PAIGC en zone libérée, dans le sud de la Guinée-Bissau. A partir de là, il met en place, dans chaque zone arrachée au colonisateur, une organisation politico-administrative de type marxiste. Sa guerre de libération, comparée à celles menées dans d’autres colonies portugaises, devient exemplaire. Elles est efficace au point qu’ en janvier 1968, le PAIGC contrôle les deux tiers de la Guinée-Bissau. Son chef acquiert une stature internationale. En 1972, Amilcar Cabral organise des élections dans les régions passées sous son contrôle. Cela après le passage d’une mission de l’Onu chargée de vérifier les faits. Doté d’une Assemblée populaire, le PAIGC se prépare à proclamer l’indépendance de la Guinée-Bissau. Cabral a déjà son idée de l’indépendance : « L’indépendance, ce n’est pas seulement chasser les Portugais, avoir, un drapeau et un hymne. Le peuple doit être sûr que son travail, personne ne va le lui voler. Que la richesse du pays n’ira pas dans la poche de quelqu’un ». Mais le leader du PAIGC ne goûtera pas aux fruits de sa victoire : le 20 janvier 1973, il est assassiné à Conakry, sous les yeux de sa femme. Les meurtriers sont des proches passées du côté de l’ennemi. Les Portugais, eux, imputent le crime à Sékou Touré. Mort, Amilcar Cabral devient un martyr, un héros.
Marc K. Satchivi ,
Source : L’Autre Afrique n° 5 source :IACD