A Monsieur Moctar Ould Daddah, Président de la République Islamique de Mauritanie, Monsieur le Président,
N’ayant pu ni obtenir l’asile politique momentané en Mauritanie, ni être autorisé à poursuivre mon chemin vers l’autres pays, j’ai été ramené à Dakar. Comme il fallait s’y attendre, après ce retour, j’ai été envoyé dans un camp pénal et mis en cellule. Et en plus de mes deux ans, j’ai sur le dos un délit d’évasion pour lequel le code sénégalais prévoit une peine minimum de six mois. Mais ce n’est pas pour cela que je vous écris. Car, d’une part, en décidant de m’évader, j’avais accepté d’avance toutes les conséquences bonnes ou néfastes
D’autre part, je suis sûr qu’avec l’aide de Dieu, tout cela se terminera beaucoup plus vite que prévu. Et bientôt, ce ne sera plus qu’un souvenir lointain qu’on évoquera avec le sourire. Je vous écris pour deux raisons :
1) ma position vis-à-vis de la Mauritanie .
2) la situation intérieure de ce pays.
Pendant que j’étais gardé à vue à Nouakchott, on m’a rapporté des propos selon lesquels vous auriez dit que vous avez toujours voulu vous assurer ma collaboration et que c’est moi qui n’ai pas accepté. Vous n’êtes probablement pas le seul à avoir tenu de tels propos. Mais je pense, Monsieur le Président avoir fait tout ce que je pouvais pour aller en Mauritanie et pour y rester. Parce que si officiellement, on m’a déclaré né à Dakar, le 11 Juillet 1931, en fait, je suis né un Vendredi matin, 10 Juillet 1931 à Dounguel-Réwo, subdivision de Boghé, sur le sol mauritanien, de parents qui se sont ré-installés en Mauritanie, car la Mauritanie et l’Afrique du Nord ont été habitées par nos ancêtres longtemps avant l’arrivée des Berbères d’une part et des Arabes d’autre part. D’ailleurs, l’Arabie elle-même… mais fermons pour l’instant cette parenthèse).
Déjà quant j’étais en France, j’avais refusé d’adhérer à l’Association des étudiants Sénégalais, malgré quelques sollicitations. Finalement, je vous ai suggéré à vous et aux autres compatriotes qui se trouvaient avec nous, la création d’une association Mauritanienne. Vous avez accepté.
En 1957, un ana avant la fin de mes études, la délégation du gouvernement général de l’A.O.F. à Paris m’a proposé de devenir fonctionnaire international à Bruxelles (poste que Mamadou Touré devait occuper plus tard). J’ai refusé. Après ma nomination comme administrateur en 1958, on m’a offert de travailler au Sénégal, au Togo et au Niger, j’ai encore refusé. Vers la même époque, le Président Modibo Keita m’a dit que le jour où je voudrai venir travailler au Soudan, je trouverai les portes largement ouvertes. Je n’ai pas donné suite.
Par contre, je suis allé jusqu’à St-Louis vous relancer pour obtenir mon affectation en Mauritanie. Mais de Novembre 1958 à Juin 1959, j’a i été payé pour ne rien faire dans notre pays qui ne regorgeait pourtant pas de cadres. J’ai écrit au Conseil de Gouvernement pour attirer son attention. Il ne m’a même pas répondu. Il m’a fallu menacer d’aller au Sénégal pour me voir proposer un poste de Chef de subdivision. Finalement, j’ai été chargé de créer le service de la statistique, jusqu’en Avril 1960 date à laquelle je suis allé suivre un stage de planification en France. A mon retour en Août 1960, j’ai été envoyé à Nouakchott, alors que mon service se trouvait toujours à St-Louis. Pendant des mois, je me suis tourné les pouces. Pour me rendre utile, j’ai organisé un mouvement de jeunesse, je me suis transformé en examinateur d’Anglais au B.E.P.C., puis en professeur de Français, histoire et géographie au Lycée de Nouakchott.
En fin de compte, je me suis plaint auprès de vous, Monsieur le Président. Vous m’avez fait nommer Directeur de Cabinet du Ministre de l’Education. Mais ce dernier était fermement décidé à ne me laisser que le titre pour confier la réalité des fonctions à son inspecteur primaire qui avait été dans le bon vieux temps son supérieur hiérarchique. Lorsque j’ai mis les points sur les i, mon Ministre m’a promis que désormais nous travaillons en équipe. Mais je ne devais pas tarder à découvrir qu’il convoquait son Inspecteur au Ministère de l’Intérieur qu’il cumulait avec celui de l’Education. Et là-bas, ils réglaient les problèmes essentiels pour ne me faire connaître que les mêmes détails. J’ai alors compris que je perdais mon temps dans l’administration Mauritanienne. Cette fois, je n’ai rien dit à personne : j’ai pris mon congé en tant que fonctionnaire de l’assistance technique française et je suis parti.
Cependant, mes efforts pour rester en Mauritanie, ne se sont pas arrêtés là. Après ces difficultés dans la fonction publique, j’ai pensé que je pourrai faire quelque chose dans le privé. J’ai poussé l’entreprise Gassama à créer en Mauritanie une succursale dont je devais être responsable. Nous avons été parmi les premières à nous inscrire pour un terrain dans la zone commerciale. Parallèlement à cela, je suis venu prendre des contacts pour la création d’une société d’importation de thé. A cette occasion, j’ai même obtenu votre audience. Ces deux initiatives n’ont pas abouti à cause de mon arrestation en 1962, ans laquelle la Mauritanie a malheureusement joué un rôle déterminant.
Il est vrai que récemment, M. Elimane KANE à qui vous aviez l’intention de confier un portefeuille ministériel, s’est rendu à Dakar et m’a demandé, avec semble-t-il, votre accord, de venir travailler avec lui. Mais il m’a trouvé quelque peu enchanté et malgré toute mon amitié pour lui, je n’ai pas pu accepter. Avec lui, cependant, j’étais sûr de n’avoir aucun problème. Mais la suite des évènements n’a pas tardé à manifester une vérité première : en Mauritanie comme ailleurs, les ministres et les gouvernements eux-mêmes ne sont pas inamovibles. Et qu’est-ce qui me garantit que je n’aurais pas recommencé mon cycle de chômage payé après le départ de M. Kane du gouvernement ?
Le P.A.I. dans lequel je militais à l’époque où j’étais en Mauritanie, avait des sections dans plusieurs Etats Africains. Mais malgré l’impatience de certains Mauritaniens progressistes, la direction de notre parti s’était toujours opposée à la création d’une section mauritanienne, estimant que les conditions politiques, économiques et sociales ne l’exigeaient pas. Notre presse à travers l’Afrique et en Europe n’était pas très tendre à l’égard des gouvernements issus de la Loi-cadre. Mais mis à part un ou deux articles de second ordre parus dans un journal régional à Saint-Louis, à ma connaissance, à aucun moment le PAI n’a attaqué le gouvernement mauritanien ou sa politique. Mieux, après la création du Parti du Peuple Mauritanien, nous avons demandé à tous nos amis et sympathisants de militer sincèrement dans ce mouvement.
Mais malgré cette neutralité bienveillante vis-à-vis de la Mauritanie, dans le domaine politique non plus, je n’ai pas été gâté par la R.I.M.
En 1959, j’ai été éloigné de St-Louis et contraint par la Mauritanie à faire une tournée dans le Nord-Ouest parce que le Sénégal ne voulait pas que je sois à St-Louis pendant la réunion du Conseil Exécutif de la Communauté. En Août 1960, j’ai été exilé à Nouakchott et pratiquement mis en quarantaine à la demande du Sénégal, après les incidents électoraux de St-Louis qui avaient pourtant eu lieu en mon absence. Vous-même, Monsieur le Président, vous m’avez dit à ce moment-là que vous permettriez d’aller n’importe où sauf au Sénégal. En 1962, des informations fantaisistes d’un administrateur mauritanien et de votre ministère de l’intérieur ont été transmises au gouvernement du Sénégal et ont entraîné mon arrestation à St-Louis et mon transfert à Dakar où j’ai été emprisonné pendant trois mois, puis mis en résidence surveillée pendant cinq mois.
Il y a une dizaine de jours enfin, j’ai pu m’évader de la prison civile, disparaître de Dakar, me rendre à St-Louis, puis à Rosso. Arrivé à Nouakchott le 18 avril au soir, je comptais tout juste y passer la nuit pour continuer le lendemain matin par avion vers un autre pays. J’avais mon billet et ma place était retenue ferme. Si en fin de compte mon évasion n’a pas réussi, si ma famille se trouve en difficulté, et je moisis actuellement dans une cellule de camp pénal au lieu de vivre librement dans un autre Etat africain, c’est uniquement parce que la Mauritanie n’a pas voulu m’accorder, je ne dis même pas un asile politique, mais un simple droit de passage. Elle a préféré me remettre à la Sûreté sénégalaise. Pourtant, lundi dans la nuit et vendredi à 13h, je pouvais m’évader du commissariat. Mais j’ai préféré compter sur vous.
Je sais que la situation de Nouakchott ne m’était pas favorable et que les raisons d’Etat sont parfois implacables. D’ailleurs, maintenant, comme les autres fois, je n’en veux à personne. Car je pense qu’il faut se battre jusqu’au bout avant « l’évènement ». Mais une fois qu’il a eu lieu, il ne sert à rien de pleurnicher. Le fatalisme est alors plus réaliste. Il faut se dire : « C’était écrit ! » et se tourner vers résolument vers l’avenir.
Si j’ai rappelé tous ces faits, ce n’est donc pas par rancune mais parce que j’estime qu’après tout cela, il n’est pas du tout juste que l’on me reproche à moi de n’avoir pas voulu travailler en Mauritanie. Car je ne suis venu au Sénégal que contraint et forcé. Cependant, malgré toutes les arrestations que j’ai subies de ce côté-ci du fleuve, je pense que je n’ai pas eu tort de venir.
Notre parti en a fait voir de toutes les couleurs au gouvernement contre nous. En outre, je constate que malgré cela, chaque fois que j’ai demandé du travail au gouvernement du Sénégal, il m’a permis de mettre la main à la pâte. En 1963, j’ai été affecté au Ministère du Commerce, puis nommé par le Conseil des Ministres, Directeur de l’Institut de Technologie Alimentaire. Et chaque fois, ce n’était pas pour la forme.
Si vous le permettez, maintenant, Monsieur le Président, je vais revenir sur la situation intérieure actuelle de la Mauritanie. Ce que j’ai dit dans ma dernière lettre n’était pas dicté par les circonstances. Je le pense effectivement.
Je maintiens que je ne peux comprendre que les Noirs de Mauritanie puissent accepter d’apprendre le Français à l’école et rejeter l’arabe qui est considéré comme langue Sainte par l’écrasante majorité de leurs parents. En ce qui me concerne, malgré les incommodités de la vie en cellule et les pertes de temps (il n’y a pas de lumière pour travailler la nuit), j’espère terminer bientôt le tome I de la « Méthode d’Arabe littéral » de Lecomte et Ghédira. Au fur et à mesure que j’avance, je dresse la liste des mots Poular empruntés à l’arabe. Je constate déjà que leur nombre sera effarant. D’autre part, selon une tradition très vivace chez nous, « Fouta Toro » vient des mots arabes signifiant « émigrés du Thor ». Or, le mot Thor, vous le savez, se trouve dans la péninsule arabique, plus exactement dans le Sinaï. Dans le temps, j’étais très sceptique. Mais les quelques notions d’archéologie que je commence à acquérir, m’amènent à me convaincre de plus en plus que c’est vrai. Mieux, j’en arrive même à être d’accord avec ceux qui estiment que les Arabes comme les Juifs sont le produit d’un lointain métissage de noirs et d’aryens. Il fut un temps où les Dieux eux-mêmes étaient noirs et tout le monde était fier d’avoir du sang noir dans les veines. Actuellement, les choses ont quelque peu changé. Mais la situation actuelle elle-même changera. Car ainsi va le monde.
Sur le plan linguistique, je pense qu’entre l’arabe et les langues dites africaines, il y a eu double inter-action. Au début, l’arabe a été influencé par ces langues. On retrouve encore dans son vocabulaire des vestiges de l’Egyptien ancien parlé par des noirs. Par contre, avec la naissance et le développement de l’Islam, l’Arabe a profondément marqué certaines langues africaines comme le Poular.
Il n’y a donc objectivement aucune raison pour que les mauritaniens noirs refusent d’apprendre l’Arabe en tant que langue. Je redis que c’est un faux problème qu’il faut éviter à tout prix d’ancrer dans la vie du pays. La cause véritable de l’agitation de nos parents est ailleurs. Et le décret rendant l’enseignement de l’Arabe obligatoire n’a été que le prétexte qui a permis à un mécontentement longtemps comprimé d’éclater, tout comme le congrès de Nouakchott en son temps.
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Certains penseurs conseillent de regarder la vérité en face, même si l’on doit en mourir. Pour la Mauritanie, regarder les choses en face, loin de faire mourir, aura, je pense, un effet très salutaire.
Les noirs du sud se veulent mauritaniens. Mais il ne leur a été permis jusqu’ici de se sentir vraiment chez eux en Mauritanie. Seuls parmi eux des arrivistes capables de fermer les yeux de se boucher les oreilles et de tout encaisser, peuvent se sentir à l’aise. Par moment, il m’arrive de comparer la situation des noirs mauritaniens à celle des Arabes en Algérie entre 1945 et 1954. Sous certains aspects, la situation de nos parents est encore plus déplorable. Au fond, presque tous nos parents vivent avec une intensité plus ou moins grande, la même aventure que j’ai moi-même vécue. Les seules différences étant que je me considère avant tout comme un citoyen africain et que je peux me faire une place au soleil dans d’autres Etats Africains, alors que la plupart d’entre eux ne le peuvent pas. Qui parmi eux ne s’est pas vu dire qu’il est un étranger et qu’il n’a pris des papiers mauritaniens, que pour trouver du travail ? Les idées esclavagistes sont encore très vivaces dans le pays. Et pour beaucoup de Mauritaniens même instruits, un noir parce que noir est un esclave, un être inférieur.
Cet état d’esprit ambiant se retrouve jusque dans la vie politique. On en vient par exemple à considérer comme tout à fait normal qu’un noir ne puisse pas occuper certains postes ministériels ou diriger certains services nationaux. Un autre exemple ? Prenons le problème du pourcentage des noirs et des maures dans le pays. Du temps des Français, il était admis qu’il y avait deux tiers de maures pour un tiers de noirs. Peu de temps après la Loi-Cadre, c’est-à-dire la mise en place d’une Assemblée et d’un Gouvernement à majorité de maures, on est passé à trois quarts, un quart. A l’heure actuelle, ce pourcentage sur lequel on se base plus ou moins pour répartir entre les deux ethnies les députés, les ministres, les stages et les emplois, est de quatre cinquième pour les Maures et un cinquième pour les Noirs.
On dira, certes, que les estimations françaises ne reposaient sur rien de sérieux. Mais elles avaient au moins le mérite de l’impartialité , tandis que les chiffres actuels qui sont au moins aussi contestables, semblent être le produit d’une volonté bien arrêtée de limiter les prérogatives d’une ethnie au profit de l’autre. C’est d’autant plus inquiétant que certains maures trouvent le dernier pourcentage encore trop favorable aux noirs. Si l’on n’y met pas un frein, de pareilles idées risquent de devenir dangereuses et de mener très loin.
Cependant, il ne suffit pas d’apposer une signature au bas d’un texte réglementaire et de décréter qu’il ne peut plus être question d’ethnie en Mauritanie pour que le problème soit réglé. On dit que les Etats socialistes sont totalitaires et dictatoriaux. Je leur reconnais au moins le mérite suivant : avant de s’attaquer à un problème d’une certaine importance, ils préparent systématiquement le terrain en suscitant des discussions et des explications dans le Parti, les mouvements de masse, les journaux, la radio, la télévision etc… pour faire comprendre et accepter la nouveauté. A mon avis, le gouvernement le plus autoritaire qui ait jamais existé, a été le gouvernement national socialiste. Pendant des années, la volonté de Hitler a été la seule Loi en Allemagne. Il a conduit tout son pays dans des aventures extravagantes. Mais lui-même et Goebble, son ministre de l’information, veillaient soigneusement à présenter aux Allemands, les moindres actions du gouvernement sous un jour acceptable. Il y a là quelque chose à méditer.
Je pense que le problème intérieur mauritanien n’est pas encore devenu insolite : c’est en laissant pourrir la situation qu’on l’amènera à ce stade. Car, au-delà d’un certain seuil tout mouvement humain devient irréversible et toute maladie, incurable.
Ce qu’il faut en Mauritanie, c’est d’abord, une patiente éducation des deux ethnies qui les amènera à comprendre qu’elles sont beaucoup plus proches l’une de l’autre qu’on ne le croit généralement des deux côtés. Car, qu’ils le veuillent ou non, les Mauritaniens Maures et Noirs sont des demi-frères sur le plan social et cohabitent sur le même sol.
En même temps que cette éducation, il faut des réformes appropriées permettant à la minorité noire elle aussi de se sentir chez elle en Mauritanie. Car en fait, elle ne demande que cela.
Entrés en Mauritanie dans la Fédération du Mali, garanties constitutionnelleme nt, gouvernement fédéral, scissions parmi les étudiants, refus de l’arabisation de l’enseignement etc… qu’est-ce que tout cela, si ce n’est des manifestations partielles et parfois maladroites de ce besoin ? Si les noirs appréhendent un rapprochement Mauritanie-Maghreb, c’est essentiellement parce qu’ils se disent que leur situation déjà mauvaise risque de devenir catastrophique. L’hostilité de l’Arabe traduit donc une certaine forme de résistance à l’oppression et rien d’autre.
Pour ce qui est des réformes elles-mêmes, je pense que l’importance numérique des deux ethnies et les possibilités financières du pays ne justifient pas la création d’un gouvernement fédéral. Ce qu’il faut avant tout c’est assuré l’égalité devant l’emploi dans les secteurs public et privé.
En second lieu, je pense qu’il faut revenir au pourcentage deux tiers, un tiers pour l’Assemblée Nationale et le Gouvernement.
Vous aviez suggéré qu’il ait un Président de la République et un Vice Président ne pouvant pas être tous les deux de la même ethnie. L’idée est à reprendre. Si elle n’a pas été retenue par l’Assemblée en 1961, c’était parce que vous n’aviez ni assisté aux débats ni beaucoup insisté pour l’adoption. Il y a de fortes chances pour que le plus souvent le Président soit un Maure. Il n’y a aucun mal en cela, à condition bien entendu que le Vice Président ne soit pas un simple béni-oui-oui, mais une personnalité incontestée, démocratiquement choisie et ayant des attributions réelles.
On peut ajouter que le Président de l’Assemblée Nationale sera choisi alternativement dans l’une et l’autre ethnie.
Je profite de l’occasion pour suggérer une dernière réforme qui, elle n’a rien à voir avec le problème ethnique. Elle concerne la démission en blanc. C’est une mesure vraiment rétrograde qui dépare la politique mauritanienne. C’est par la formation politique qu’un militant doit être amené à adhérer totalement à la ligne et aux décisions du Parti. Lorsqu’un divorce se produit l’intéressé doit avoir, de lui-même, l’honnêteté de démissionner de toute les fonctions qu’il occupe grâce au Parti. S’il ne le fait pas, il suffit d’un peu de patience pour l’attendre au tournant inévitable des réélections.
Je suis sûr, Monsieur le Président, que les quelques réformes suggérées plus haut (égalité devant l’emploi ; deux tiers, un tiers ; Vice Présidence de la République ; Présidence alternée de l’Assemblée), si elles sont réalisées pendant qu’il en est encore temps, apaiseront les noirs et leur donneront enfin la certitude qu’on veut effectivement bâtir avec eux la Patrie Mauritanienne.
Certes, parmi les Maures, il y a des ultras qui ne voudront rien comprendre. Mais avec beaucoup de bonne volonté, la raison finira par triompher.
Ce qui m’a le plus frappé dans la politique intérieure mauritanienne, a été la réalisation de l’unité politique et la création du Parti du Peuple. Pour qui connaît l’énormité des appétits en présence et la sournoiserie des calculs dans la jungle politique de l’époque, c’était un véritable tour de force.
Puisque vous l’avez réussi, je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne réussiriez pas à réconcilier ces demi-frères que sont les Mauritaniens maures et noirs.
Personnellement, je vous souhaite déjà : bonne chance
PS : Je vous serais très reconnaissant d’autoriser la publication de cette lettre dans la presse mauritanienne, « in-extenso » pour éviter tout malentendu. Vous me permettrez, d’autre part d’en diffuser quelques copies. Car les deux problèmes qui sont soulevés me touchent au plus haut point. D’avance, Merci.
Amadou GAYE, Administrateur en Cellule au Camp Pénal de Dakar
Dakar, le 29 Avril 1966
TAHALIL-HEBDO via flamnet
N’ayant pu ni obtenir l’asile politique momentané en Mauritanie, ni être autorisé à poursuivre mon chemin vers l’autres pays, j’ai été ramené à Dakar. Comme il fallait s’y attendre, après ce retour, j’ai été envoyé dans un camp pénal et mis en cellule. Et en plus de mes deux ans, j’ai sur le dos un délit d’évasion pour lequel le code sénégalais prévoit une peine minimum de six mois. Mais ce n’est pas pour cela que je vous écris. Car, d’une part, en décidant de m’évader, j’avais accepté d’avance toutes les conséquences bonnes ou néfastes
D’autre part, je suis sûr qu’avec l’aide de Dieu, tout cela se terminera beaucoup plus vite que prévu. Et bientôt, ce ne sera plus qu’un souvenir lointain qu’on évoquera avec le sourire. Je vous écris pour deux raisons :
1) ma position vis-à-vis de la Mauritanie .
2) la situation intérieure de ce pays.
Pendant que j’étais gardé à vue à Nouakchott, on m’a rapporté des propos selon lesquels vous auriez dit que vous avez toujours voulu vous assurer ma collaboration et que c’est moi qui n’ai pas accepté. Vous n’êtes probablement pas le seul à avoir tenu de tels propos. Mais je pense, Monsieur le Président avoir fait tout ce que je pouvais pour aller en Mauritanie et pour y rester. Parce que si officiellement, on m’a déclaré né à Dakar, le 11 Juillet 1931, en fait, je suis né un Vendredi matin, 10 Juillet 1931 à Dounguel-Réwo, subdivision de Boghé, sur le sol mauritanien, de parents qui se sont ré-installés en Mauritanie, car la Mauritanie et l’Afrique du Nord ont été habitées par nos ancêtres longtemps avant l’arrivée des Berbères d’une part et des Arabes d’autre part. D’ailleurs, l’Arabie elle-même… mais fermons pour l’instant cette parenthèse).
Déjà quant j’étais en France, j’avais refusé d’adhérer à l’Association des étudiants Sénégalais, malgré quelques sollicitations. Finalement, je vous ai suggéré à vous et aux autres compatriotes qui se trouvaient avec nous, la création d’une association Mauritanienne. Vous avez accepté.
En 1957, un ana avant la fin de mes études, la délégation du gouvernement général de l’A.O.F. à Paris m’a proposé de devenir fonctionnaire international à Bruxelles (poste que Mamadou Touré devait occuper plus tard). J’ai refusé. Après ma nomination comme administrateur en 1958, on m’a offert de travailler au Sénégal, au Togo et au Niger, j’ai encore refusé. Vers la même époque, le Président Modibo Keita m’a dit que le jour où je voudrai venir travailler au Soudan, je trouverai les portes largement ouvertes. Je n’ai pas donné suite.
Par contre, je suis allé jusqu’à St-Louis vous relancer pour obtenir mon affectation en Mauritanie. Mais de Novembre 1958 à Juin 1959, j’a i été payé pour ne rien faire dans notre pays qui ne regorgeait pourtant pas de cadres. J’ai écrit au Conseil de Gouvernement pour attirer son attention. Il ne m’a même pas répondu. Il m’a fallu menacer d’aller au Sénégal pour me voir proposer un poste de Chef de subdivision. Finalement, j’ai été chargé de créer le service de la statistique, jusqu’en Avril 1960 date à laquelle je suis allé suivre un stage de planification en France. A mon retour en Août 1960, j’ai été envoyé à Nouakchott, alors que mon service se trouvait toujours à St-Louis. Pendant des mois, je me suis tourné les pouces. Pour me rendre utile, j’ai organisé un mouvement de jeunesse, je me suis transformé en examinateur d’Anglais au B.E.P.C., puis en professeur de Français, histoire et géographie au Lycée de Nouakchott.
En fin de compte, je me suis plaint auprès de vous, Monsieur le Président. Vous m’avez fait nommer Directeur de Cabinet du Ministre de l’Education. Mais ce dernier était fermement décidé à ne me laisser que le titre pour confier la réalité des fonctions à son inspecteur primaire qui avait été dans le bon vieux temps son supérieur hiérarchique. Lorsque j’ai mis les points sur les i, mon Ministre m’a promis que désormais nous travaillons en équipe. Mais je ne devais pas tarder à découvrir qu’il convoquait son Inspecteur au Ministère de l’Intérieur qu’il cumulait avec celui de l’Education. Et là-bas, ils réglaient les problèmes essentiels pour ne me faire connaître que les mêmes détails. J’ai alors compris que je perdais mon temps dans l’administration Mauritanienne. Cette fois, je n’ai rien dit à personne : j’ai pris mon congé en tant que fonctionnaire de l’assistance technique française et je suis parti.
Cependant, mes efforts pour rester en Mauritanie, ne se sont pas arrêtés là. Après ces difficultés dans la fonction publique, j’ai pensé que je pourrai faire quelque chose dans le privé. J’ai poussé l’entreprise Gassama à créer en Mauritanie une succursale dont je devais être responsable. Nous avons été parmi les premières à nous inscrire pour un terrain dans la zone commerciale. Parallèlement à cela, je suis venu prendre des contacts pour la création d’une société d’importation de thé. A cette occasion, j’ai même obtenu votre audience. Ces deux initiatives n’ont pas abouti à cause de mon arrestation en 1962, ans laquelle la Mauritanie a malheureusement joué un rôle déterminant.
Il est vrai que récemment, M. Elimane KANE à qui vous aviez l’intention de confier un portefeuille ministériel, s’est rendu à Dakar et m’a demandé, avec semble-t-il, votre accord, de venir travailler avec lui. Mais il m’a trouvé quelque peu enchanté et malgré toute mon amitié pour lui, je n’ai pas pu accepter. Avec lui, cependant, j’étais sûr de n’avoir aucun problème. Mais la suite des évènements n’a pas tardé à manifester une vérité première : en Mauritanie comme ailleurs, les ministres et les gouvernements eux-mêmes ne sont pas inamovibles. Et qu’est-ce qui me garantit que je n’aurais pas recommencé mon cycle de chômage payé après le départ de M. Kane du gouvernement ?
Le P.A.I. dans lequel je militais à l’époque où j’étais en Mauritanie, avait des sections dans plusieurs Etats Africains. Mais malgré l’impatience de certains Mauritaniens progressistes, la direction de notre parti s’était toujours opposée à la création d’une section mauritanienne, estimant que les conditions politiques, économiques et sociales ne l’exigeaient pas. Notre presse à travers l’Afrique et en Europe n’était pas très tendre à l’égard des gouvernements issus de la Loi-cadre. Mais mis à part un ou deux articles de second ordre parus dans un journal régional à Saint-Louis, à ma connaissance, à aucun moment le PAI n’a attaqué le gouvernement mauritanien ou sa politique. Mieux, après la création du Parti du Peuple Mauritanien, nous avons demandé à tous nos amis et sympathisants de militer sincèrement dans ce mouvement.
Mais malgré cette neutralité bienveillante vis-à-vis de la Mauritanie, dans le domaine politique non plus, je n’ai pas été gâté par la R.I.M.
En 1959, j’ai été éloigné de St-Louis et contraint par la Mauritanie à faire une tournée dans le Nord-Ouest parce que le Sénégal ne voulait pas que je sois à St-Louis pendant la réunion du Conseil Exécutif de la Communauté. En Août 1960, j’ai été exilé à Nouakchott et pratiquement mis en quarantaine à la demande du Sénégal, après les incidents électoraux de St-Louis qui avaient pourtant eu lieu en mon absence. Vous-même, Monsieur le Président, vous m’avez dit à ce moment-là que vous permettriez d’aller n’importe où sauf au Sénégal. En 1962, des informations fantaisistes d’un administrateur mauritanien et de votre ministère de l’intérieur ont été transmises au gouvernement du Sénégal et ont entraîné mon arrestation à St-Louis et mon transfert à Dakar où j’ai été emprisonné pendant trois mois, puis mis en résidence surveillée pendant cinq mois.
Il y a une dizaine de jours enfin, j’ai pu m’évader de la prison civile, disparaître de Dakar, me rendre à St-Louis, puis à Rosso. Arrivé à Nouakchott le 18 avril au soir, je comptais tout juste y passer la nuit pour continuer le lendemain matin par avion vers un autre pays. J’avais mon billet et ma place était retenue ferme. Si en fin de compte mon évasion n’a pas réussi, si ma famille se trouve en difficulté, et je moisis actuellement dans une cellule de camp pénal au lieu de vivre librement dans un autre Etat africain, c’est uniquement parce que la Mauritanie n’a pas voulu m’accorder, je ne dis même pas un asile politique, mais un simple droit de passage. Elle a préféré me remettre à la Sûreté sénégalaise. Pourtant, lundi dans la nuit et vendredi à 13h, je pouvais m’évader du commissariat. Mais j’ai préféré compter sur vous.
Je sais que la situation de Nouakchott ne m’était pas favorable et que les raisons d’Etat sont parfois implacables. D’ailleurs, maintenant, comme les autres fois, je n’en veux à personne. Car je pense qu’il faut se battre jusqu’au bout avant « l’évènement ». Mais une fois qu’il a eu lieu, il ne sert à rien de pleurnicher. Le fatalisme est alors plus réaliste. Il faut se dire : « C’était écrit ! » et se tourner vers résolument vers l’avenir.
Si j’ai rappelé tous ces faits, ce n’est donc pas par rancune mais parce que j’estime qu’après tout cela, il n’est pas du tout juste que l’on me reproche à moi de n’avoir pas voulu travailler en Mauritanie. Car je ne suis venu au Sénégal que contraint et forcé. Cependant, malgré toutes les arrestations que j’ai subies de ce côté-ci du fleuve, je pense que je n’ai pas eu tort de venir.
Notre parti en a fait voir de toutes les couleurs au gouvernement contre nous. En outre, je constate que malgré cela, chaque fois que j’ai demandé du travail au gouvernement du Sénégal, il m’a permis de mettre la main à la pâte. En 1963, j’ai été affecté au Ministère du Commerce, puis nommé par le Conseil des Ministres, Directeur de l’Institut de Technologie Alimentaire. Et chaque fois, ce n’était pas pour la forme.
Si vous le permettez, maintenant, Monsieur le Président, je vais revenir sur la situation intérieure actuelle de la Mauritanie. Ce que j’ai dit dans ma dernière lettre n’était pas dicté par les circonstances. Je le pense effectivement.
Je maintiens que je ne peux comprendre que les Noirs de Mauritanie puissent accepter d’apprendre le Français à l’école et rejeter l’arabe qui est considéré comme langue Sainte par l’écrasante majorité de leurs parents. En ce qui me concerne, malgré les incommodités de la vie en cellule et les pertes de temps (il n’y a pas de lumière pour travailler la nuit), j’espère terminer bientôt le tome I de la « Méthode d’Arabe littéral » de Lecomte et Ghédira. Au fur et à mesure que j’avance, je dresse la liste des mots Poular empruntés à l’arabe. Je constate déjà que leur nombre sera effarant. D’autre part, selon une tradition très vivace chez nous, « Fouta Toro » vient des mots arabes signifiant « émigrés du Thor ». Or, le mot Thor, vous le savez, se trouve dans la péninsule arabique, plus exactement dans le Sinaï. Dans le temps, j’étais très sceptique. Mais les quelques notions d’archéologie que je commence à acquérir, m’amènent à me convaincre de plus en plus que c’est vrai. Mieux, j’en arrive même à être d’accord avec ceux qui estiment que les Arabes comme les Juifs sont le produit d’un lointain métissage de noirs et d’aryens. Il fut un temps où les Dieux eux-mêmes étaient noirs et tout le monde était fier d’avoir du sang noir dans les veines. Actuellement, les choses ont quelque peu changé. Mais la situation actuelle elle-même changera. Car ainsi va le monde.
Sur le plan linguistique, je pense qu’entre l’arabe et les langues dites africaines, il y a eu double inter-action. Au début, l’arabe a été influencé par ces langues. On retrouve encore dans son vocabulaire des vestiges de l’Egyptien ancien parlé par des noirs. Par contre, avec la naissance et le développement de l’Islam, l’Arabe a profondément marqué certaines langues africaines comme le Poular.
Il n’y a donc objectivement aucune raison pour que les mauritaniens noirs refusent d’apprendre l’Arabe en tant que langue. Je redis que c’est un faux problème qu’il faut éviter à tout prix d’ancrer dans la vie du pays. La cause véritable de l’agitation de nos parents est ailleurs. Et le décret rendant l’enseignement de l’Arabe obligatoire n’a été que le prétexte qui a permis à un mécontentement longtemps comprimé d’éclater, tout comme le congrès de Nouakchott en son temps.
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Certains penseurs conseillent de regarder la vérité en face, même si l’on doit en mourir. Pour la Mauritanie, regarder les choses en face, loin de faire mourir, aura, je pense, un effet très salutaire.
Les noirs du sud se veulent mauritaniens. Mais il ne leur a été permis jusqu’ici de se sentir vraiment chez eux en Mauritanie. Seuls parmi eux des arrivistes capables de fermer les yeux de se boucher les oreilles et de tout encaisser, peuvent se sentir à l’aise. Par moment, il m’arrive de comparer la situation des noirs mauritaniens à celle des Arabes en Algérie entre 1945 et 1954. Sous certains aspects, la situation de nos parents est encore plus déplorable. Au fond, presque tous nos parents vivent avec une intensité plus ou moins grande, la même aventure que j’ai moi-même vécue. Les seules différences étant que je me considère avant tout comme un citoyen africain et que je peux me faire une place au soleil dans d’autres Etats Africains, alors que la plupart d’entre eux ne le peuvent pas. Qui parmi eux ne s’est pas vu dire qu’il est un étranger et qu’il n’a pris des papiers mauritaniens, que pour trouver du travail ? Les idées esclavagistes sont encore très vivaces dans le pays. Et pour beaucoup de Mauritaniens même instruits, un noir parce que noir est un esclave, un être inférieur.
Cet état d’esprit ambiant se retrouve jusque dans la vie politique. On en vient par exemple à considérer comme tout à fait normal qu’un noir ne puisse pas occuper certains postes ministériels ou diriger certains services nationaux. Un autre exemple ? Prenons le problème du pourcentage des noirs et des maures dans le pays. Du temps des Français, il était admis qu’il y avait deux tiers de maures pour un tiers de noirs. Peu de temps après la Loi-Cadre, c’est-à-dire la mise en place d’une Assemblée et d’un Gouvernement à majorité de maures, on est passé à trois quarts, un quart. A l’heure actuelle, ce pourcentage sur lequel on se base plus ou moins pour répartir entre les deux ethnies les députés, les ministres, les stages et les emplois, est de quatre cinquième pour les Maures et un cinquième pour les Noirs.
On dira, certes, que les estimations françaises ne reposaient sur rien de sérieux. Mais elles avaient au moins le mérite de l’impartialité , tandis que les chiffres actuels qui sont au moins aussi contestables, semblent être le produit d’une volonté bien arrêtée de limiter les prérogatives d’une ethnie au profit de l’autre. C’est d’autant plus inquiétant que certains maures trouvent le dernier pourcentage encore trop favorable aux noirs. Si l’on n’y met pas un frein, de pareilles idées risquent de devenir dangereuses et de mener très loin.
Cependant, il ne suffit pas d’apposer une signature au bas d’un texte réglementaire et de décréter qu’il ne peut plus être question d’ethnie en Mauritanie pour que le problème soit réglé. On dit que les Etats socialistes sont totalitaires et dictatoriaux. Je leur reconnais au moins le mérite suivant : avant de s’attaquer à un problème d’une certaine importance, ils préparent systématiquement le terrain en suscitant des discussions et des explications dans le Parti, les mouvements de masse, les journaux, la radio, la télévision etc… pour faire comprendre et accepter la nouveauté. A mon avis, le gouvernement le plus autoritaire qui ait jamais existé, a été le gouvernement national socialiste. Pendant des années, la volonté de Hitler a été la seule Loi en Allemagne. Il a conduit tout son pays dans des aventures extravagantes. Mais lui-même et Goebble, son ministre de l’information, veillaient soigneusement à présenter aux Allemands, les moindres actions du gouvernement sous un jour acceptable. Il y a là quelque chose à méditer.
Je pense que le problème intérieur mauritanien n’est pas encore devenu insolite : c’est en laissant pourrir la situation qu’on l’amènera à ce stade. Car, au-delà d’un certain seuil tout mouvement humain devient irréversible et toute maladie, incurable.
Ce qu’il faut en Mauritanie, c’est d’abord, une patiente éducation des deux ethnies qui les amènera à comprendre qu’elles sont beaucoup plus proches l’une de l’autre qu’on ne le croit généralement des deux côtés. Car, qu’ils le veuillent ou non, les Mauritaniens Maures et Noirs sont des demi-frères sur le plan social et cohabitent sur le même sol.
En même temps que cette éducation, il faut des réformes appropriées permettant à la minorité noire elle aussi de se sentir chez elle en Mauritanie. Car en fait, elle ne demande que cela.
Entrés en Mauritanie dans la Fédération du Mali, garanties constitutionnelleme nt, gouvernement fédéral, scissions parmi les étudiants, refus de l’arabisation de l’enseignement etc… qu’est-ce que tout cela, si ce n’est des manifestations partielles et parfois maladroites de ce besoin ? Si les noirs appréhendent un rapprochement Mauritanie-Maghreb, c’est essentiellement parce qu’ils se disent que leur situation déjà mauvaise risque de devenir catastrophique. L’hostilité de l’Arabe traduit donc une certaine forme de résistance à l’oppression et rien d’autre.
Pour ce qui est des réformes elles-mêmes, je pense que l’importance numérique des deux ethnies et les possibilités financières du pays ne justifient pas la création d’un gouvernement fédéral. Ce qu’il faut avant tout c’est assuré l’égalité devant l’emploi dans les secteurs public et privé.
En second lieu, je pense qu’il faut revenir au pourcentage deux tiers, un tiers pour l’Assemblée Nationale et le Gouvernement.
Vous aviez suggéré qu’il ait un Président de la République et un Vice Président ne pouvant pas être tous les deux de la même ethnie. L’idée est à reprendre. Si elle n’a pas été retenue par l’Assemblée en 1961, c’était parce que vous n’aviez ni assisté aux débats ni beaucoup insisté pour l’adoption. Il y a de fortes chances pour que le plus souvent le Président soit un Maure. Il n’y a aucun mal en cela, à condition bien entendu que le Vice Président ne soit pas un simple béni-oui-oui, mais une personnalité incontestée, démocratiquement choisie et ayant des attributions réelles.
On peut ajouter que le Président de l’Assemblée Nationale sera choisi alternativement dans l’une et l’autre ethnie.
Je profite de l’occasion pour suggérer une dernière réforme qui, elle n’a rien à voir avec le problème ethnique. Elle concerne la démission en blanc. C’est une mesure vraiment rétrograde qui dépare la politique mauritanienne. C’est par la formation politique qu’un militant doit être amené à adhérer totalement à la ligne et aux décisions du Parti. Lorsqu’un divorce se produit l’intéressé doit avoir, de lui-même, l’honnêteté de démissionner de toute les fonctions qu’il occupe grâce au Parti. S’il ne le fait pas, il suffit d’un peu de patience pour l’attendre au tournant inévitable des réélections.
Je suis sûr, Monsieur le Président, que les quelques réformes suggérées plus haut (égalité devant l’emploi ; deux tiers, un tiers ; Vice Présidence de la République ; Présidence alternée de l’Assemblée), si elles sont réalisées pendant qu’il en est encore temps, apaiseront les noirs et leur donneront enfin la certitude qu’on veut effectivement bâtir avec eux la Patrie Mauritanienne.
Certes, parmi les Maures, il y a des ultras qui ne voudront rien comprendre. Mais avec beaucoup de bonne volonté, la raison finira par triompher.
Ce qui m’a le plus frappé dans la politique intérieure mauritanienne, a été la réalisation de l’unité politique et la création du Parti du Peuple. Pour qui connaît l’énormité des appétits en présence et la sournoiserie des calculs dans la jungle politique de l’époque, c’était un véritable tour de force.
Puisque vous l’avez réussi, je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne réussiriez pas à réconcilier ces demi-frères que sont les Mauritaniens maures et noirs.
Personnellement, je vous souhaite déjà : bonne chance
PS : Je vous serais très reconnaissant d’autoriser la publication de cette lettre dans la presse mauritanienne, « in-extenso » pour éviter tout malentendu. Vous me permettrez, d’autre part d’en diffuser quelques copies. Car les deux problèmes qui sont soulevés me touchent au plus haut point. D’avance, Merci.
Amadou GAYE, Administrateur en Cellule au Camp Pénal de Dakar
Dakar, le 29 Avril 1966
TAHALIL-HEBDO via flamnet