Stéphane Hessel, le 8 février 2011, à son domicile parisien.
Stéphane Hessel, mort ? On peine à le croire. Il semblait qu'il fût devenu éternel, ce grand et beau vieillard. On l'aurait juré sorti du siècle avec lequel il avait "dansé" pour entrer directement dans l'histoire, avec la panoplie complète : une voix tout droit sortie de la TSF, une politesse surannée, une élégance d'un autre âge. Et puis, lorsqu'à 95 ans on court le monde et les plateaux de télévision, lorsqu'on écrit des best-sellers, lorsqu'on baptise un mouvement de mobilisation international, est-ce que l'on meurt encore ?
L'indigné le plus célèbre de France s'est pourtant éteint mercredi. Le 15 avril 2012, il avait été rapatrié d'Italie, où il séjournait, pour être hospitalisé quelques jours. Rien de bien grave : une grosse fatigue. "Il ne sait pas dire non, il ne sait pas se ménager", déplorait alors son épouse, Christiane Hessel Chabry, sa cadette de dix ans. Il n'y avait pas moyen de le faire tenir en place, pas plus à l'approche de ses 100 ans qu'à 20 ans. Depuis, le grand homme avait eu toutes les peines du monde à retrouver sa légendaire énergie. Il avait pourtant accepté de promouvoir à la télévision et à la radio À nous de jouer, sous-titré "Appel aux indignés de cette terre", un livre qui devait sortir le 13 mars prochain. Mais la vie, ou plutôt la mort, en a décidé autrement.
Jules et Jim
Stéphane Hessel, c'est vrai, avait de qui tenir. La vie de ses parents valait comme la sienne une page d'histoire. Ou un scénario : François Truffaut en a directement tiré le cultissime Jules et Jim. Sa "Kathe" est inspirée d'Helen Hessel, flamboyante Berlinoise née dans la bonne bourgeoisie antisémite, qui épousa Franz Hessel, un écrivain juif, traducteur de Proust. Avec lui et son meilleur ami, Pierre-Henri Roché, elle noua une relation à trois passionnée, tumultueuse. Polyglotte, humaniste, impertinente, elle appela les femmes allemandes à l'insoumission, tira son mari des camps et traduisit en allemand l'impudique Nabokov...
La bougeotte et la fronde comme traditions familiales. La poésie, aussi. Tout jeune, Stéphane apprend des pages entières de poésie allemande et française : Hölderlin, Baudelaire, Goethe, Rimbaud, Apollinaire. En France, où il s'est installé avec sa mère en 1927, il étudie à l'École alsacienne et fréquente Marcel Duchamp, Man Ray, Philippe Soupault, André Breton. Il obtient son baccalauréat en 1933, puis intègre l'École normale supérieure, où il étudie la philosophie auprès de Merleau-Ponty. En 1937, il obtient la nationalité française et, à l'automne 1939, se trouve mobilisé. Deux ans et une drôle de guerre plus tard, il rejoint Londres et la Résistance.
Résistance
La suite ? Un combat pour la France libre digne, lui aussi, des grands écrans : débarqué en France en 1944 avec d'autres combattants, il est arrêté par les Allemands, torturé, puis déporté à Buchenwald, où il échappe à la pendaison en prenant l'identité d'un camarade prisonnier mort du typhus. Il rate une tentative d'évasion, est transféré à plusieurs reprises d'un camp à un autre et parvient finalement à s'échapper du train qui l'emmène à Bergen-Belsen. Le 8 mai 1945, il arrive à Paris.
Après la guerre, Stéphane Hessel passe le concours du quai d'Orsay et devient diplomate. Nommé au secrétariat général de la toute jeune Organisation des Nations unies, il participe aux côtés de René Cassin à la rédaction de la Charte universelle des droits de l'homme. Ce seront ensuite l'Afrique noire, l'Asie et une préoccupation constante pour les questions de solidarité internationale, avant que, à l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, il soit nommé ambassadeur de France. Cette histoire, qui traverse les grandes dates de son époque, Stéphane Hessel la raconte en 1997 dans son autobiographie, Danse avec le siècle (Seuil).
Bannières
Il semblait donc, à l'horizon des années 2000, que le chapitre Hessel fût clos, à peu de choses près, et que le vénérable vieillard dût prendre une retraite méritée. C'était compter sans un petit livre gris, pas plus gros qu'une brochure, au titre en forme d'injonction. Par un phénomène curieux, conjonction d'un marketing réussi (le format, le prix, une disposition toute trouvée près des caisses des librairies) et d'une captation de l'air du temps (au moment où le livre paraissait, Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu en Tunisie), Indignez-vous ! devient dès sa parution un véritable phénomène. Le livre est vendu à des millions d'exemplaires, traduit dans des dizaines de langues, et le mot "indigné" devient l'emblème de l'année 2011.
Ce succès, Stéphane Hessel en a toutefois payé le prix. D'abord, parce que, non sans raison, il semblait outré au regard du livre lui-même : quelques dizaines de pages prônant la non-violence et l'exigence d'un monde plus juste. Ensuite, en raison de la cause privilégiée par Hessel : la Palestine, ce qui lui a valu certaines volées de bois vert, comme les critiques véhémentes de Pierre-André Taguieff ou de Gilles-William Goldnadel. Il en aurait fallu davantage, cependant, pour déboulonner l'ancien ambassadeur. En décembre 2010, le titre du documentaire que lui consacrait le magazine Empreintes, sur France 5, était tiré de la fameuse phrase de Camus, "il faut imaginer Sisyphe heureux". De fait, Hessel n'aurait sans doute pas renié l'idée d'une lutte toujours à recommencer et toujours neuve, capable, comme l'écrivait le philosophe, de "remplir un coeur d'homme".
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Dans un autre webdocumentaire récent de la chaîne franco-allemande sur les "Indignés", l'auteur d'Indignez-vous explique pourquoi et comment s'engager face "à ce qui paraît inacceptable" en restant dans la non-violence.
L'indigné le plus célèbre de France s'est pourtant éteint mercredi. Le 15 avril 2012, il avait été rapatrié d'Italie, où il séjournait, pour être hospitalisé quelques jours. Rien de bien grave : une grosse fatigue. "Il ne sait pas dire non, il ne sait pas se ménager", déplorait alors son épouse, Christiane Hessel Chabry, sa cadette de dix ans. Il n'y avait pas moyen de le faire tenir en place, pas plus à l'approche de ses 100 ans qu'à 20 ans. Depuis, le grand homme avait eu toutes les peines du monde à retrouver sa légendaire énergie. Il avait pourtant accepté de promouvoir à la télévision et à la radio À nous de jouer, sous-titré "Appel aux indignés de cette terre", un livre qui devait sortir le 13 mars prochain. Mais la vie, ou plutôt la mort, en a décidé autrement.
Jules et Jim
Stéphane Hessel, c'est vrai, avait de qui tenir. La vie de ses parents valait comme la sienne une page d'histoire. Ou un scénario : François Truffaut en a directement tiré le cultissime Jules et Jim. Sa "Kathe" est inspirée d'Helen Hessel, flamboyante Berlinoise née dans la bonne bourgeoisie antisémite, qui épousa Franz Hessel, un écrivain juif, traducteur de Proust. Avec lui et son meilleur ami, Pierre-Henri Roché, elle noua une relation à trois passionnée, tumultueuse. Polyglotte, humaniste, impertinente, elle appela les femmes allemandes à l'insoumission, tira son mari des camps et traduisit en allemand l'impudique Nabokov...
La bougeotte et la fronde comme traditions familiales. La poésie, aussi. Tout jeune, Stéphane apprend des pages entières de poésie allemande et française : Hölderlin, Baudelaire, Goethe, Rimbaud, Apollinaire. En France, où il s'est installé avec sa mère en 1927, il étudie à l'École alsacienne et fréquente Marcel Duchamp, Man Ray, Philippe Soupault, André Breton. Il obtient son baccalauréat en 1933, puis intègre l'École normale supérieure, où il étudie la philosophie auprès de Merleau-Ponty. En 1937, il obtient la nationalité française et, à l'automne 1939, se trouve mobilisé. Deux ans et une drôle de guerre plus tard, il rejoint Londres et la Résistance.
Résistance
La suite ? Un combat pour la France libre digne, lui aussi, des grands écrans : débarqué en France en 1944 avec d'autres combattants, il est arrêté par les Allemands, torturé, puis déporté à Buchenwald, où il échappe à la pendaison en prenant l'identité d'un camarade prisonnier mort du typhus. Il rate une tentative d'évasion, est transféré à plusieurs reprises d'un camp à un autre et parvient finalement à s'échapper du train qui l'emmène à Bergen-Belsen. Le 8 mai 1945, il arrive à Paris.
Après la guerre, Stéphane Hessel passe le concours du quai d'Orsay et devient diplomate. Nommé au secrétariat général de la toute jeune Organisation des Nations unies, il participe aux côtés de René Cassin à la rédaction de la Charte universelle des droits de l'homme. Ce seront ensuite l'Afrique noire, l'Asie et une préoccupation constante pour les questions de solidarité internationale, avant que, à l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, il soit nommé ambassadeur de France. Cette histoire, qui traverse les grandes dates de son époque, Stéphane Hessel la raconte en 1997 dans son autobiographie, Danse avec le siècle (Seuil).
Bannières
Il semblait donc, à l'horizon des années 2000, que le chapitre Hessel fût clos, à peu de choses près, et que le vénérable vieillard dût prendre une retraite méritée. C'était compter sans un petit livre gris, pas plus gros qu'une brochure, au titre en forme d'injonction. Par un phénomène curieux, conjonction d'un marketing réussi (le format, le prix, une disposition toute trouvée près des caisses des librairies) et d'une captation de l'air du temps (au moment où le livre paraissait, Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu en Tunisie), Indignez-vous ! devient dès sa parution un véritable phénomène. Le livre est vendu à des millions d'exemplaires, traduit dans des dizaines de langues, et le mot "indigné" devient l'emblème de l'année 2011.
Ce succès, Stéphane Hessel en a toutefois payé le prix. D'abord, parce que, non sans raison, il semblait outré au regard du livre lui-même : quelques dizaines de pages prônant la non-violence et l'exigence d'un monde plus juste. Ensuite, en raison de la cause privilégiée par Hessel : la Palestine, ce qui lui a valu certaines volées de bois vert, comme les critiques véhémentes de Pierre-André Taguieff ou de Gilles-William Goldnadel. Il en aurait fallu davantage, cependant, pour déboulonner l'ancien ambassadeur. En décembre 2010, le titre du documentaire que lui consacrait le magazine Empreintes, sur France 5, était tiré de la fameuse phrase de Camus, "il faut imaginer Sisyphe heureux". De fait, Hessel n'aurait sans doute pas renié l'idée d'une lutte toujours à recommencer et toujours neuve, capable, comme l'écrivait le philosophe, de "remplir un coeur d'homme".
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Dans un autre webdocumentaire récent de la chaîne franco-allemande sur les "Indignés", l'auteur d'Indignez-vous explique pourquoi et comment s'engager face "à ce qui paraît inacceptable" en restant dans la non-violence.
A 93 ans, Stéphane Hessel signe un best-seller qui résume sa pensée politique : Indignez-vous ! (éditions Indigène), sorti en octobre 2010. Les tirages dépassent aujourd'hui allègrement les 4 millions d'exemplaires dans 35 pays