Réémergence et montée en puissance du particularisme (1978-1988).
Un nouveau contexte socio-économique…
Pour comprendre pourquoi le particularisme tant arabe que négro-africain va refaire surface et connaître un développement considérable de la fin des années 70 à celle des années 80, il importe de revenir sur certains aspects du développement politique, économique et social que le pays a connu au milieu des années 70, à l’époque la plus « faste » du régime civil, au point de vue de sa consolidation et de son hégémonie politique.
En effet, comme vu précédemment, cette période est la plus calme qu’ait connu le pays sur le front identitaire. Elle correspond à celle où l’essentiel des forces politiques de l’opposition démocratique et progressiste se retrouvaient au sein d’un vaste courant de contestation du régime, sous la direction des Kadihines. C’est, entre autres, l’époque où les bases de solution des questions liées à la coexistence entre les différentes communautés faisaient l’objet d’un véritable consensus au sein de l’opinion « éclairée », représentée par les différents segments de intelligentsia urbaine : les élèves, les étudiants et les cadres de tous niveaux au sein de l’administration publique et privée.
Les autres couches sociales ne s’en préoccupent encore que de manière lointaine (classe ouvrière en plein essor, paysannerie en déroute à la campagne en raison de la sécheresse et des entraves du système social traditionnel oppressif) ou instrumentale, politicienne (grande bourgeoisie bureaucratico-compradore et féodalité en pleine décomposition). Un consensus sans précédent s’opère au sein de ceux là même qui, en 1966, avaient mené le pays au bord de la guerre civile …
Les « parties intéressées » admettaient désormais l’existence de quatre nationalités distinctes dont les langues devaient faire l’objet du même traitement par l’Etat à travers leur reconnaissance, leur officialisation et leur enseignement, en tenant compte de leur niveau de développement scientifique et technique respectif, notamment l’état de leur transcription et leurs acquis historiques.
Tous admettaient que le français, langue étrangère ne devait pas être un frein à l’épanouissement des langues nationales et, en particulier, ne devait pas être mise en concurrence, forcément déloyale, avec l’arabe et encore moins avec les autres langues négro-africaines qui devraient faire l’objet d’une attention et d’un soutien particuliers de la part de l’Etat pour les hisser de manière rationnelle et programmée au même niveau d’insertion dans le système éducatif et, à terme, donner lieu aux mêmes débouchés que la langue majoritaire.
Que celle-ci était l’arabe et non le Hassaniya qui n’en était qu’un dialecte local. Que le français, comme fait de l’histoire devait être considéré comme une langue d’ouverture dont les locuteurs dans le pays ne devaient en aucun cas faire l’objet de discrimination ou d’ostracisme par rapport aux arabisants. Tous admettaient, enfin, comme gage absolu de l’égalité entre nos ethnies, le droit de chacune d’entre elle de vivre pleinement sa vie « nationale » en toute liberté, sans autres entraves que celles découlant de la vie commune et consciemment acceptées. Pour cela, le droit de se séparer devait être à chacune d’elle reconnu (droit à l’autodétermination) pour que toutes se sentent aussi libres et à l’aise, les unes que les autres dans leur pays commun.
Sur la base de ces principes consensuels, la politique culturelle du régime civil faisait donc l’objet des plus vives critiques de la part des Kadihines qui la qualifiaient de « chauvinisme officieux » puisqu’aux antipodes de ces principes tant dans son contenu que dans son expression formelle, comme nous le relevions dans notre précédente livraison, à propos des constitutions de l’époque, de la reforme de l’enseignement de 1973 et de l’option d’ « indépendance culturelle »-synonyme d’arabisation improvisée, exclusive et à outrance du système éducatif prônée par le Congrès du PPM de 1974.
A côté de cette véritable « théorie de la question nationale » sera développée une pratique concomitante qui emportera plus que tout, l’adhésion de la majeure partie de l’intelligentsia négro-africaine à la ligne d’unité nationale suivie par les révolutionnaires. En effet, dès le début des années 70, les militants du MND à côté d’autres personnalités indépendantes soucieuses de l’épanouissement des communautés négro-africaines ( par exemple à travers « Bamtaare Pulaar ») seront à l’avant-garde des activités de renaissance culturelle de ces communautés, notamment par un formidable mouvement de vulgarisation de la transcription et d’alphabétisation du pulaar, wolof et soninké, absolument sans précédent dans le pays et exemplaire dans toute la sous région soudano-sahélienne. Mourtodo Diop, Amadou Oumar Dia, Ibrahima Sarr, Ba Boubakar Moussa, Dijiby Mbodj, Kane Saïdou… pour ne citer que ceux là chez les Hal Pulaar’en par exemple, furent de l’aventure et ouvrirent la voie à cette réelle revitalisation culturelle unitaire, anti-impérialiste et anti-féodale des communautés négro-africaines dans le cadre des aspirations démocratiques de l’ensemble de notre peuple multinational.
Rien depuis lors n’a été fait plus et mieux que ce que ces « pionniers aux mains nues » ont pu réaliser en la matière. C’est de cette époque que date l’adoption « officielle » par le mouvement des caractères latins pour la transcription des langues négro-africaines, en opposition aux vues du Président Mocktar et, surtout à celle des courants nationalistes arabes baathistes et nasséristes ainsi que des « Frères Musulmans » (« Khoinjiyye ») farouchement hostiles à ce choix et exclusivement favorables aux caractères arabes. Nous reviendrons ultérieurement sur les termes de ce débat qui fit tant couler d’encre à l’époque…
A ces considérations liées aux conditions de la lutte politique de l’opposition de l’époque, s’ajoute pour expliquer le recul du particularisme au sein de la petite bourgeoisie urbaine, une autre, tout aussi déterminante : l’attitude même du régime vis-à-vis de la question et sa « gestion » globale des questions liées à la coexistence entre nos communautés.
Comme observé dans les précédentes livraisons, le régime de Moktar, dès l’origine, était fondé à la fois sur une unité stratégique et une rivalité non moins réelle des groupes sociaux dominants au sein des quatre communautés avec un avantage évident en faveur de la composante arabe.
Issue de l’école coloniale en matière d’administration publique et largement soumise à l’influence néocoloniale française garante d’un certain équilibre entre ces composantes en vue de la stabilité du système politique et économique, l’élite dirigeante s’attachera en permanence à négocier en son sein un « compromis ethnique » dans le cadre d’un « Etat providence » qui tient relativement compte des intérêts respectifs des groupes dominants en question et de ceux des communautés dont elles sont issues. Des lignes rouges, des seuils et des quotas officieux seront ainsi tracées ou définis dans ce cadre et de manière tout à fait informelle pour maintenir les inégalités existantes en matière linguistique (« bilinguisme »), administrative et politique (partage des postes de responsabilité), économique (distribution des marchés publics par exemple) dans des limites quelque peu acceptables pour la sauvegarde de l’unité nationale... et le maintien du système néocolonial.
C’était cela le contenu général du « chauvinisme officieux » du régime ( chauvinisme mou) qui, tout en n’excluant ni crises ni tensions, loin s’en faut, comme on l’a vu en 1966, permettait cependant de maintenir ces dernières dans des limites tolérables pour ce système.
Pourtant, comme nous l’avons déjà indiqué, ce système néocolonial va connaître une profonde crise vers la fin des années 70 qui va graduellement le transformer et entraîner une série de ruptures dans l’équilibre des rapports entre d’une part, le régime et le reste de la société mauritanienne et, d’autre part, entre les composantes internes de ce régime, ses différentes fractions, en particulier ethniques, ruptures dont la réalité profonde ne s’imposera à l’analyse que bien plus tard.
En vérité, cette crise était mondiale. Elle affectait l’ensemble des relations internationales de l’époque, singulièrement celles entre les pays développés et ceux du Tiers monde. Maintenant l’on sait que ce qui était à l’œuvre c’était une brusque accélération du phénomène de mondialisation (terme non utilisé à l’époque) dont les deux étapes majeures au XXème siècle furent la dislocation graduelle puis la disparition du colonialisme classique d’une part, puis la déstabilisation et la dissolution graduelle des zones d’influence néocoloniales et des rapports de domination exclusive qui en résultent, d’autre part. En Afrique, particulièrement en Mauritanie, cette crise se traduira à partir de 1972, par la politique des reformes engagée par le régime (révision des accords de « coopération » avec la France, adoption de la monnaie nationale, nationalisation de la MIFERMA, etc.).
Cette crise du néocolonialisme –dont on est pas tout à fait sorti à ce jour, va très profondément bouleverser la vie politique, économique et sociale du pays et à terme, changer en grande partie la nature même de l’Etat dans sa fonction globale ( d’un Etat « néo-colonial » à un Etat « national » plus ouvert au marché mondial et moins dépendant d’une puissance unique ), dans sa base sociale (de la bourgeoisie bureaucratique et compradore et ses alliés féodaux à une nouvelle bourgeoisie « nationale »d’affaires, plus libre de ses engagements avec l’ancienne puissance coloniale) et dans ses orientations idéologiques et politiques ( renforcement des options arabistes voir panarabistes et du chauvinisme d’Etat ).
Du point de vue qui nous occupe ici, il est important de mesurer l’impact de toutes ces évolutions socio-économiques du pays sur les rapports entre les principales composantes ethniques (on pourrait faire la même chose en ce qui concerne les référents tribaux et régionaux) de l’élite dirigeante puisque ce sont ces rapports qui déterminent sur une longue période, l’évolution de la question identitaire, la « question nationale ». On verra alors que les thèses classiques sur un « complot des maures » ou des « beydhanes » en tant que tels, pour écarter les « noirs » ou les dominer, également en tant que tels, que ces thèses ne reposent sur rien, sur aucune analyse scientifique et est, tout au plus, un pis aller théorique ou une clause de style polémique facile.
Que dit l’histoire économique et sociale du pays en effet ?
Elle enseigne que, bien qu’unies dans leur domination du reste de la société mauritanienne, la classe dirigeante était divisée, suivant notamment leur origine ethnique et leur formation, leur place et leur rôle dans le système productif et de redistribution des richesses du pays. Le groupe négro-africain avait ses racines agricoles bien établies et ses apanages administratifs hérités du colonialisme. La terre nourrissant de moins en moins son homme, ce groupe social se retranchera essentiellement dans ses bastions au sein de l’administration publique (au sens large) où elle constituera la frange « noire » de la bourgeoisie bureaucratique.
Son efficacité et son sens de l’Etat hérités des traditions coloniales lui assureront, à elle et à sa progéniture, pendant un certain temps, une sorte de garantie d’emploi au sein du système néocolonial qu’elle sert à merveille. Elle se plaît beaucoup plus dans cette fonction bourgeoise bureaucratique que dans la représentation commerciale compradore par exemple, et ce par atavisme agricole lié à son histoire et à celle de la région. Mais elle a historiquement raté le coach, notamment en ayant manqué sa transformation en bourgeoisie d’affaires agricole et en se laissant piéger par les mirages de la facilité de carrière politique et administrative….
Quant à la frange arabe de l’élite dominante, bien qu’affectée par la crise des campagnes et la décimation des têtes de bétail constitutives d’une partie non négligeable de son capital « social », elle va non seulement renforcer ses assises bureaucratiques comme sa consoeur négro-africaine mais proliférer au plan commercial et bientôt bancaire, en tissant une toile de plus en plus complexe et ingénieuse de relations qui relient les circuits administratifs qu’elle maîtrise désormais à des activités commerciales qui gagnent en ampleur du fait notamment de sa compradorisation, de la manipulation des fonctions économiques de l’Etat (marchés publics, distributions foncières etc.) et de son ouverture dans le reste du monde ( par exemple les espagnols en matière de pêche), surtout le monde arabe (capitaux saoudiens et du Golfe).
Les déséquilibres résultant de ces évolutions des rapports entre ces fractions ethniques au sein de l’Etat néocolonial(dont le contrôle plus ou moins exclusif est au centre de leurs activités politiques réelles dans leurs communautés respectives mais qui ne dépendait pas seulement d’elles puisque cet Etat dépendait aussi de l’ancienne puissance coloniale) expliquent en grande partie le développement spécifique, concomitant du chauvinisme (et sa nature officieuse et bien plus « acceptable » qu’il le deviendra ultérieurement) et du nationalisme étroit négro-africain des milieux dirigeants…
En résumé, au début des années 70, la société mauritanienne est en « plein travail » au plan économique et social, les assauts politiques des forces révolutionnaires jouant au fond, inconsciemment, le rôle d’accoucheur d’un « nouvel Etat » en gestation, par sa critique radicale du néocolonialisme. Mais ce « nouvel Etat » en gestation est celui d’une nouvelle bourgeoisie d’affaires issue des rangs de l’ancienne bourgeoisie, transmutée par l’apport d’une petite bourgeoisie en rupture idéologique et politique plus ou moins prononcée avec le néocolonialisme français et avec les forces traditionnelles, conservatrices.
La transmutation de l’Etat fut, entre autres, le résultat de cette confluence entre cette nouvelle bourgeoisie incarnée par les fameux « techno » d’une part, et les petits bourgeois ex-révolutionnaires que symbolisaient les anciens Kadihines ralliés au PPM, d’autre part, sans parler de toutes les nuances de nationalisme identitaire ou « islamique » infiltrées au sein des différents rouages de l’administration publique et des instances politiques dirigeantes.
Pour cette nouvelle bourgeoisie, bientôt, le mot d’ordre sera : « S’enrichir par tous les moyens, coûte que coûte et au plus vite! » et sa tendance nécessaire, instinctive, l’exclusivisme et l’égoïsme national, tribal, régional etc.
La politique des reformes de Mocktar ne fera que cristalliser et renforcer la prise de pouvoir économique de cette nouvelle force sociale et sa fulgurante ascension politique. Le Président Mokhtar, qui ne tient pas dans son cœur ces « nouveaux riches » en raison de l’hostilité de la plupart d’entre eux à ce qu’il appelle les « options socialistes du PPM », soulignera leur ingratitude à l’égard de ces options puisque, dira-t-il, « …pourtant, c’est grâce à ces options, grâce à la création de l’ouguiya, grâce aux diverses mesures prises par le Gouvernement pour permettre aux nationaux de prendre en mains tous les leviers de commande du secteur économique, grâce à tout cela que plusieurs de nos hommes d’affaires se sont rapidement enrichis. » ( extrait de ses « mémoires »).
On comprend aisément que cette nouvelle bourgeoisie soit pour l’essentiel d’origine arabe, non par décision politique ou volonté délibérée du pouvoir ou a fortiori des « maures » comme le pensent en toute bonne foi nombre de négro-africains dépassés et dépités par l’ampleur désastreuse du fossé qui se creuse dangereusement entre les communautés au plan économique, mais du fait de la transmutation évoquée précédemment comme « fait objectif » et des racines historiques principalement commerciales du capitalisme national en gestation. Le caractère marginal des courants panarabistes radicaux à l’époque souligne ce fait.
Tel me semble être le fondement du patriotisme économique et politique de l’Etat au début des années 70 et, en même temps, la clé qui explique au moins en partie comme nous le verrons, la poussée du chauvinisme arabe et son « étatisation » graduelle ...
Voilà également, en creux, l’explication de la rage avec laquelle, à la suite de ce qui reste de la grande bourgeoisie traditionnelle négro-africaine, va se développer concomitamment, un nouveau particularisme de l’intelligentsia négro-africaine- double négatif de l’intelligentsia arabe en grande partie gagnée par le chauvinisme, l’une et l’autre rendues littéralement folles par ces évolutions incompréhensibles pour elles et immaîtrisables, et développant des tendances politiques suicidaires, comme on le verra.
Partant de ce fil conducteur historique que constituent les relations de plus en plus chaotiques entre fractions dominantes au sein d’un l’Etat en pleine transformation, les principaux évènements qui se déroulent dans le pays depuis plus d’une trentaine d’années deviennent moins absurdes ou incohérentes qu’il n’y paraît.
Les impacts de la guerre du Sahara
Alors que les « nouvelles orientations » du Régime suscitaient à partir de 1973-74 dans l’opinion un vaste courant d’adhésion et déstabilisait au plus haut point les forces progressistes incarnées par le MND, la décision brusque, inattendue du Président Mocktar de participer au plan de partage du Sahara occidental que lui propose en guise de « compromis » le Roi Hassan II va entraîner le pays vers la fin 1975 dans l’une des aventures les plus insensées et les plus dangereuses de son histoire.
En dépit d’un appui direct notamment aérien (« Jaguars ») de la France -dont les assurances de protection contre l’Algérie données à Mocktar par le Président V. Giscard d’Estaing, avant le déclenchement du conflit ont sûrement été déterminantes dans sa prise de décision-, le pays est très rapidement mis à genoux par les coups de boutoir d’un Front Polisario supérieur en combativité et en détermination et fortement soutenu par l’Algérie et ses alliés internationaux.
Malgré les tentatives du régime de mobiliser les populations sur des bases étroitement nationalistes antisahraoui voire anti nordiste à travers des structures spéciales de propagande comme le « Service civique », le « Comité de solidarité avec les Victimes et leurs Familles », la situation se dégrade au point qu’en 1978, l’impasse est totale au plan militaire alors que nombre des acquis économiques, sociaux et culturels des reformes étaient liquidés ou compromis par l’engrenage de la guerre.
Celle-ci bien vite, réveille les peurs et entretient dans la société les pires réflexes d’ostracisme, les atavismes haineux les plus divers et tous les conservatismes sociaux que le réformisme des années précédentes avait semblé juguler ou éloigner de la scène publique. La machine économique, essentiellement alimentée par les exportations du fer, malgré l’apport des premiers capitaux arabes dans le sillage des reformes, se détraque du fait des attaques de plus en plus audacieuses du Front devenu expert en coups de main guerriers sur la quasi-totalité du nord et du centre du territoire national.
Bref, en une ou deux années, la régression du pays est générale tandis qu’un retour du néocolonialisme français à travers l’axe « Paris –Rabat-Nouakchott –Dakar » remet en cause, de fait, le discours « anti-impérialiste » et le nationalisme culturel arabe de plus en plus engagé du régime.
Cependant, comme en témoigne le Président Mokhtar dans ses Mémoires, « il y’avait certes, en 1978, des opposants irréductibles (à ses orientations et à sa politique de guerre) chez les jeunes, dans les syndicats : les Kadihines. Mais ces opposants étaient réellement minoritaires dans leurs mouvements respectifs ».
Il est vrai qu’en dépit des coups particulièrement sévères qu’ils avaient subi du fait de la dislocation des structures clandestines des organisations révolutionnaires existantes et du ralliement de leurs leaders les plus en vue aux nouvelles orientations du régime, ces Kadihines minoritaires seront les tous premiers et même pendant deux interminables années, les seuls à se dresser contre cette guerre injuste et à oser l’exprimer publiquement, comme ils le firent lors du « Séminaire des cadres de la Jeunesse » en 1976, lors du « Congrès de la Jeunesse » d’août 1977 et, surtout, lors de la préparation du Congrès des étudiants prévu pour 1977 mais auquel le régime dut renoncer de peur de voir sa politique de guerre plus massivement encore dénoncée par des militants d’un MND en pleine reconstruction.
Mais l’approfondissement de la crise de l’Etat entraîné par la guerre va provoquer un mécontentement généralisé dans une opinion de plus en plus lasse de ses effets et qui n’en entrevoit aucune perspective de sortie honorable, du fait du jusqu’auboutisme guerrier des cercles dirigeants du pouvoir et de leurs nouveaux alliés qu’un tel climat de nationalisme patriotard arrangeait momentanément.
Aussi, de toutes les perspectives d’évolution possibles, la seule sérieuse pour « sauver les meubles » était le Coup d’Etat. C’est ce que fit l’armée le 10 juillet 1978, mettant fin sans coup férir à 18 ans de régime civil en même temps qu’à la guerre, tout en plongeant le pays dans un tourbillon d’évènements aux conséquences incalculables dans son évolution générale et dans ses différents équilibres internes et extérieurs jusqu’à nos jours. La raison d’un tel retentissement provient non seulement de l’absence de précédent de cette forme de changement de régime dans le pays et des traumatismes institutionnels et sociaux qui en résultent forcément mais surtout des conditions spécifiques de ce putsch, la nature de ses auteurs, leur projet véritable, les contradictions qui en sont inhérentes etc.
Le Coup d’Etat du 10 juillet fut l’œuvre d’un groupe hétéroclite d’officiers et sous officiers de tous horizons même si les nationalistes arabes (en particulier les baathistes ou proches de leur obédience) y jouèrent un rôle décisif, aussi bien dans la conception que sa réalisation. En raison de son opposition farouche à la guerre, le MND en reconstruction fut contacté pour y participer plusieurs mois à l’avance (en octobre 1977) mais déclina l’offre pour des raisons de principe (rejet de la technique même du putsch), tout en promettant de ne pas vendre la mèche et de ne point s’y opposer.
S’étant emparé du pouvoir pratiquement sans direction affirmée et reconnue et sans ligne politique claire concernant la guerre elle-même, le nouveau régime militaire sera soumis à de vives tensions internes entre tendances disparates (pro-saharaouis, pro-marocains, pro-français, nationalistes identitaires, nationalistes patriotes, simples opportunistes avec ou sans envergure etc.), entraînant ainsi le pays dans ses propres turbulences et convulsions. Officiellement, les militaires poursuivaient trois objectifs : -la paix au Sahara ; -le redressement économique ; -les libertés démocratiques. Mais au-delà de ce programme très général, leur seul ciment était le ras-le-bol contre le régime de Moktar, chaque tendance voire chaque officier putschiste ayant son propre « programme concret», espérant tirer quelque bénéfice politique ou personnel de la situation.
Unis seulement pour « vaincre » ils seront donc fatalement divisés par leur victoire…
Le CMRN (Comité militaire de redressement national) puis le CMSN (Comité militaire de salut national) serviront de cadre d’ajustement et de synthèse des multiples contradictions qui déchirent la nouvelle « direction nationale » sur des bases diverses. Néanmoins, la contradiction centrale était bien sûr celle qui opposait les tenants de l’arrêt immédiat de la guerre aux partisans de sa poursuite sous une forme ou une autre avec , entre les deux, les éternels indécis, partisans des tergiversations sans fin et d’une introuvable ligne médiane. Toute la vie politique du pays était en conséquence suspendue au règlement de cette question fondamentale.
Par ailleurs, du fait de la confusion qui régnait sur le plan politique, du resurgissement des « groupuscules politiques » et des risques très graves de déstabilisation plus ou moins inspirée par des puissances étrangères, la question de la démocratie va s’imposer comme une revendication majeure des forces qui aspirent à la sauvegarde de l’indépendance et de l’unité du pays.
Très vite cependant, le débat national sur ces questions essentielles ( la sortie de la guerre et la démocratisation c’est-à-dire le retour des militaires dans leurs casernes) sera parasité par le retour en force de la question identitaire que rendent possibles les options politiques conservatrices du CMRN, l’aveuglement et l’opportunisme d’une grande partie de la classe politique issue des rangs de l’exPPM, l’extrême faiblesse du mouvement national démocratique réduit à sa plus simple expression au plan organisationnel et la résurgence des courants et des attitudes particularistes tant arabes que négro-africains, le jeu occulte de certaines puissances étrangères etc., le tout sur fond d’une crise économique et sociale profonde résultant de la guerre et des années de sécheresse.
Pour faire face à une situation qui lui échappe et à laquelle il n’était pas préparé, le CMRN prendra l’option classique de faire appel aux notables politiques traditionnels de l’ancien régime considérés comme « représentatifs » de leurs communautés et supposés pouvoir proposer au nom de ces dernières la solution de sortie de crise dans laquelle le pays était englué. C’est l’épisode du fameux Conseil Consultatif. La convocation de ce dernier donna l’occasion aux notables négro-africains d’exprimer les rancoeurs accumulées tout au long du régime civil en contestant et rejetant le quota qui leur était attribué, estimant le nombre de « représentants » négro-africains au sein de cette instance « zéro pouvoir », largement inférieur à ce qu’il devrait être par rapport au poids réel de leurs communautés dans le pays.
Retour donc aux débats qui présidèrent à la constitution du PPM aux premières heures de l’indépendance ! Mais leur boycott de cette instance sans âme fut, au regard de l’histoire, tout au plus un murmure de protestation et, plus cruellement, un ultime baroud d’honneur de la fraction négro-africaine de la grande bourgeoisie classique, avant sa dispersion dans la nature et sa déchéance finale…
Toujours est-il que la ligne de partage au sein de cette improbable instance consultative était essentiellement de caractère ethnique, communautariste. La vielle politique politicienne reprenait le dessus au détriment des intérêts fondamentaux du pays.
Sans précaution, ingénument, en amateurs, les militaires venaient de rouvrir la bouteille d’où surgira à nouveau le mauvais génie du particularisme où ce dernier s’était réfugié depuis des lustres … Cet épisode du Conseil consultatif sera, pour le peuple mauritanien, avec les militaires, le premier pas d’une longue marche vers l’inconnu.
La confusion en tout cas est à son comble. La crise politique née du renvoi sine die des travaux du Conseil Consultatif trouve tout naturellement son prolongement dans les établissements scolaires puis dans les rues. Les élèves sont sensibles à ce qui se dit et, sans doute, se trame dans les beaux salons de Nouakchott… et sensibles aux provocations.
Révoltés par l’adoption par le Ministère de l’enseignement d’une énième circulaire relative à un « recadrage » unilatéral des heures d’enseignement et du coefficient de l’arabe dans le secondaire (fameuse circulaire 02 du Ministère Seck Mame Ndiak) des élèves négro-africains, noyautés par des nationalistes étroits en pleine effervescence, déclenchent des grèves dans le lycée national et dans certains des établissements du secondaire à Nouakchott à la rentrée de 1978. Des actions particularistes dans leur forme puisque, comme en 1966, seuls sont sollicités à agir par les leaders, les élèves d’origine négro-africaine.
Des élèves négro-africains et arabes appartenant au MND, tout en dénonçant l’injustice de la «C 02 » et en en exigeant l’abrogation, s’opposent fermement au particularisme de la grève en prônant l’unité des rangs scolaires face aux manœuvres de ceux qui, derrière les provocations scolaires cherchaient en fait à disloquer les rangs du courant anti-guerre à un moment crucial de l’évolution des rapports de forces entre partisans et adversaires du principe de retrait unilatéral de la guerre et de paix séparée qui s’affrontaient alors dans le pays, singulièrement au sein du CMRN. Le contexte politique était explosif à tous points de vue.
La rue prend le relais après l’échec des grèves ethniques très minoritaires en définitive. Des bandes de jeunes négro-africains en colère, noyautés et encouragés par certains notables politiques se livrent dans les rues de Nouakchott à des opérations de provocation et de terreur en s’attaquant aveuglément aux « intérêts beydanes » : boutiques, stations d’essence, véhicules privés en circulation ou en stationnement…Un jeune lycéen maure, Mohamed Yeslem Ould Khaled originaire de Tidjikja, sera tué par jets de pierre par l’un de ces groupes fanatisés.
La campagne de « porte à porte » qu’organise le MND auprès des parents et alliés du décédé permet d’éviter le pire : les représailles aveugles, dans un contexte saturé de rumeurs les plus folles visant toutes à provoquer des confrontations ethniques à grande échelle alors même que des armées étrangères continuaient de camper sur le territoire national et que la guerre était loin d’être finie au Nord.
Tel est le point de départ de la longue, très longue histoire de la haine viscérale que vouent la plupart des particularistes négro-africains à l’égard du MND- auquel appartinrent avant la liquidation nombre de leurs dirigeants les plus en vue à l’époque, particulièrement à l’égard des militants négro-africains de ce mouvement, accusés de collaboration (les « Harkis ») avec le CMRN d’abord puis avec tous les régimes « beydhanes » qui vont se succéder dans le pays depuis lors…
En tout cas, toute cette agitation faisait l’affaire des partisans du retour en arrière, du maintien des alliances traditionnelles de la Mauritanie et de la conservation de l’axe Paris-Rabat-Nouakchott-Dakar qui font précisément de la lutte contre les « groupuscules » et contre le « désordre », leurs principaux thèmes de propagande pour fustiger le climat de « ni guerre ni paix » qu’eux-mêmes entretenaient pourtant en refusant le principe même d’un accord de paix séparée avec le F. Polisario. On peut donc se demander quel a été leur rôle exact dans l’adoption de la circulaire provocatrice et dans la manipulation des jeunes émeutiers de Nouakchott …
Le 6 avril 1979, une première restructuration intervint au sein du Comité militaire qui se solde par le départ du Colonel Moustapha Ould Saleck et l’arrivée effective au pouvoir du colonel O. Bouceif, un homme de poigne, connu pour sa compétence certes, mais aussi pour appartenir au second cercle d’officiers hostiles à toute paix séparée avec le Front et partisans au contraire de la « paix globale » incluant nécessairement le Maroc. S’ouvre immédiatement la chasse aux « groupuscules » et aux « agitateurs » qui, comme par hasard sont constitués par les seuls courants politiques clairement hostiles, pour des raisons différentes, à la poursuite de l’aventure saharienne avec ou sans le soutien d’une quelconque puissance étrangère : le MND et les Baathistes.
Traoré Ladji et Sy Mamadou sont arrêtés tandis que O. Bédreddine et d’autres militants connus sont activement recherchés par la police politique, en même temps que Breydeleil et Mehmett notamment pour la direction du Baath mauritanien. Le climat de tension politique est à son comble et tout le monde craint le pire pour la sauvegarde de la paix civile voire de l’existence même de la Mauritanie. Le 9 juin 1979 l’avion de Bouceïf sombre au large de Dakar.
Le rapport des forces entre les tendances au sein du Comité militaire s’inverse. Une nouvelle direction est installée avec à sa tête un autre homme de poigne mais aux vues radicalement opposées à celle de feu Bouceïf : le Colonel Md Khouna Ould Haïdalla, tandis que les partisans de la « paix globale » sont évincés, certains prenant la direction de Rabat…
Un nouveau chapitre dans l’histoire du pays va s’ouvrir dans lequel la « question nationale » occupera une place déterminante.
(à suivre)
source : Abdoul Gourmo Lô