Vincent Bisson, analyste à l'Observatoire des pays arabes (Paris), commente les développements politiques de ce pays qui, à la charnière des mondes arabe et africain, en subissait d'habitude toutes les crises.
Qui aurait cru que des militaires arabes ayant pris le pouvoir par la force le restitueraient aux civils à l'issue d'un processus électoral exemplaire? Ce «miracle» est arrivé dans l'un des pays arabes les plus pauvres, la Mauritanie. Le 3 août 2005, un coup d'Etat mené par le colonel Ould Mohamed Vall, directeur général de la Sûreté nationale, mettait un terme à plus de deux décennies de pouvoir du président mauritanien, le colonel Ould Taya. Réunis pour la circonstance au sein d'un Conseil militaire pour la justice et la démocratie (CMJD), Mohamed Vall et ses collègues promettaient un retour rapide à l'ordre constitutionnel et une démocratisation des institutions nationales. C'est chose faite.
Après un référendum constitutionnel visant à garantir l'alternance politique au sommet de l'Etat et à rétablir les libertés fondamentales, après la création d'une commission électorale indépendante et la reconnaissance de pas moins de 35 partis politiques, puis l'organisation d'élections municipales et législatives en novembre 2006, sénatoriales en janvier 2007, la transition militaire vient de s'achever avec l'élection présidentielle et la passation de pouvoir, fin avril.
Sidi Ould Cheikh Abdellahi a ainsi été élu président de la République avec 52,85% des voix, au terme d'un scrutin transparent et démocratique, et dont l'issue n'était pas jouée d'avance. L'événement est d'autant plus remarquable que le candidat élu n'était pas un président sortant, que la campagne a été calme et respectueuse et qu'elle a été marquée par un «face-à-face» télévisé, du jamais vu dans cette partie du monde [...]
Si les capitales occidentales ont félicité le nouveau président, l'élection mauritanienne a fait l'effet d'une douche froide auprès des dirigeants arabes, experts en verrouillage institutionnel et présidences à vie. Tandis que les dirigeants africains étaient venus nombreux assister à l'investiture présidentielle, leurs homologues arabes ont brillé par leur absence, préférant dépêcher des responsables de second rang. Il faut y voir l'indifférence ordinairement affichée par les régimes arabes à l'égard d'un pays pauvre, qui compte peu au sein de l'Umma, mais aussi toute la gêne ressentie à l'égard d'un «Etat bédouin» subitement érigé en donneur de leçons démocratiques.
Sur la scène intérieure, l'élection présidentielle ne fait l'objet d'aucune contestation mais près d'un Mauritanien sur deux pense néanmoins que la victoire de Abdellahi signe le retour de l'ancien régime. L'élu a en effet bénéficié de la bienveillance des militaires et du soutien de l'ancienne majorité présidentielle, reconstituée pour l'occasion.
Or très vite Abdellahi a surpris par ses choix politiques, à contre-courant des pratiques antérieures. Il a nommé son premier ministre, Zein Ould Zeidane, un Maure «blanc», ancien gouverneur de la Banque centrale, arrivé en 3e position au premier tour de l'élection présidentielle.
Avec l'élection de Messaoud Ould Boulkheir à la présidence de l'Assemblée nationale, c'est une figure forte de l'ancienne opposition à Ould Taya qui accède au perchoir, mais aussi celui dont le ralliement au nouveau président entre les deux tours de la présidentielle a été le plus décisif. C'est surtout une première symbolique: jamais l'Assemblée nationale n'avait eu à sa tête un Maure «noir», descendant d'esclave affranchi. Il s'agit d'un signe fort adressé à une communauté défavorisée, qui représente près du tiers de la population.
Si l'on y ajoute l'élection, le même jour, du Noir africain Bâ Mbaré à la tête du Sénat, c'est finalement une Mauritanie pluriethnique et multipartisane qui se trouve représentée au sommet de l'Etat. Là encore, il s'agit d'une situation inédite pour un Etat charnière, divisé entre monde arabe et Afrique noire, qui a toujours été en proie à une construction nationale difficile.
Quelques jours plus tard, c'est un gouvernement de rupture qui était proclamé. Il est constitué de technocrates peu ou pas connus des Mauritaniens, où ne figure aucun grand cacique de l'ancien régime, ni même d'élus. Officiellement, il s'agissait de valoriser le rôle du parlement et d'inciter les représentants du peuple à s'investir pleinement dans la fonction qu'ils avaient choisie. Mais, en réalité, il s'agit d'éviter que les élus ne (re) deviennent le relais d'une base tribale avide des ressources de l'Etat.
Mieux encore, si le président a veillé à la présence de femmes et à la représentativité de toutes les catégories ethniques nationales, aucun quota n'a été appliqué. Encore une première dans l'histoire du pays, puisque, jusque-là, les équipes gouvernementales étaient formées sur la base de dosages tribaux, ethniques et régionaux, ce qui conduisait souvent à coopter des médiocres.
Les changements, imposés avec autorité et célérité, sont-ils de nature à modifier les fondamentaux d'un pays dont l'histoire récente est jalonnée de conflits ethniques, de rivalités tribales, de relents esclavagistes, de coups d'Etat récurrents, de corruption avérée, de clientélisme affairiste et de pauvreté endémique, prémices au développement d'un islam politique jusqu'à présent contenu?
Depuis l'annonce du gouvernement, la majorité présidentielle est en ébullition. Si l'on ne parle pas encore de divorce, le déclenchement des hostilités est suspendu à l'attribution de «lots de consolation»: des directions de ministères ou d'organismes publics. Si ces demandes n'étaient pas satisfaites, il faudrait s'attendre à une forte instabilité parlementaire et, pourquoi pas, à la chute du gouvernement, puisque désormais les élus ne sont plus automatiquement à la botte du président. Tel est le premier paradoxe de la nouvelle transition qui commence: un président soutenu par un camp qui ne partage pas entièrement sa conception du pouvoir, tandis que ses adversaires politiques l'approuvent.
En attendant, les militaires tentent de s'assurer une tutelle sur les nouvelles autorités. Le Ministère de la défense a échu au cousin de l'actuel directeur de la Sûreté nationale et membre de l'ex-CMJD. Nul doute qu'avec lui les militaires sortants garderont un droit de regard sur la politique du gouvernement, en particulier sur les promesses présidentielles de réforme de l'armée et de règlement du «passif humanitaire», les événements raciaux de 1989-1991 qui ont impliqué les forces de sécurité. Un Conseil militaire «garant des institutions et de l'unité nationale», inspiré du modèle turc, pourrait également voir le jour dans les prochains mois.
La nouvelle ère est incertaine. Si les avancées sont réelles et l'expérience unique dans le monde arabe, la démocratie ne se décrète pas, elle prend lentement racine dans la culture locale. Dans son discours d'investiture, le nouveau président ne s'y est pas trompé: «Vous devez prendre conscience de la nécessité d'un changement radical dans vos mentalités et vos comportements», a-t-il lancé à une assistance médusée.
Vincent Bisson
Lundi 25 juin 2007
Source: letemps.ch
(M)
Qui aurait cru que des militaires arabes ayant pris le pouvoir par la force le restitueraient aux civils à l'issue d'un processus électoral exemplaire? Ce «miracle» est arrivé dans l'un des pays arabes les plus pauvres, la Mauritanie. Le 3 août 2005, un coup d'Etat mené par le colonel Ould Mohamed Vall, directeur général de la Sûreté nationale, mettait un terme à plus de deux décennies de pouvoir du président mauritanien, le colonel Ould Taya. Réunis pour la circonstance au sein d'un Conseil militaire pour la justice et la démocratie (CMJD), Mohamed Vall et ses collègues promettaient un retour rapide à l'ordre constitutionnel et une démocratisation des institutions nationales. C'est chose faite.
Après un référendum constitutionnel visant à garantir l'alternance politique au sommet de l'Etat et à rétablir les libertés fondamentales, après la création d'une commission électorale indépendante et la reconnaissance de pas moins de 35 partis politiques, puis l'organisation d'élections municipales et législatives en novembre 2006, sénatoriales en janvier 2007, la transition militaire vient de s'achever avec l'élection présidentielle et la passation de pouvoir, fin avril.
Sidi Ould Cheikh Abdellahi a ainsi été élu président de la République avec 52,85% des voix, au terme d'un scrutin transparent et démocratique, et dont l'issue n'était pas jouée d'avance. L'événement est d'autant plus remarquable que le candidat élu n'était pas un président sortant, que la campagne a été calme et respectueuse et qu'elle a été marquée par un «face-à-face» télévisé, du jamais vu dans cette partie du monde [...]
Si les capitales occidentales ont félicité le nouveau président, l'élection mauritanienne a fait l'effet d'une douche froide auprès des dirigeants arabes, experts en verrouillage institutionnel et présidences à vie. Tandis que les dirigeants africains étaient venus nombreux assister à l'investiture présidentielle, leurs homologues arabes ont brillé par leur absence, préférant dépêcher des responsables de second rang. Il faut y voir l'indifférence ordinairement affichée par les régimes arabes à l'égard d'un pays pauvre, qui compte peu au sein de l'Umma, mais aussi toute la gêne ressentie à l'égard d'un «Etat bédouin» subitement érigé en donneur de leçons démocratiques.
Sur la scène intérieure, l'élection présidentielle ne fait l'objet d'aucune contestation mais près d'un Mauritanien sur deux pense néanmoins que la victoire de Abdellahi signe le retour de l'ancien régime. L'élu a en effet bénéficié de la bienveillance des militaires et du soutien de l'ancienne majorité présidentielle, reconstituée pour l'occasion.
Or très vite Abdellahi a surpris par ses choix politiques, à contre-courant des pratiques antérieures. Il a nommé son premier ministre, Zein Ould Zeidane, un Maure «blanc», ancien gouverneur de la Banque centrale, arrivé en 3e position au premier tour de l'élection présidentielle.
Avec l'élection de Messaoud Ould Boulkheir à la présidence de l'Assemblée nationale, c'est une figure forte de l'ancienne opposition à Ould Taya qui accède au perchoir, mais aussi celui dont le ralliement au nouveau président entre les deux tours de la présidentielle a été le plus décisif. C'est surtout une première symbolique: jamais l'Assemblée nationale n'avait eu à sa tête un Maure «noir», descendant d'esclave affranchi. Il s'agit d'un signe fort adressé à une communauté défavorisée, qui représente près du tiers de la population.
Si l'on y ajoute l'élection, le même jour, du Noir africain Bâ Mbaré à la tête du Sénat, c'est finalement une Mauritanie pluriethnique et multipartisane qui se trouve représentée au sommet de l'Etat. Là encore, il s'agit d'une situation inédite pour un Etat charnière, divisé entre monde arabe et Afrique noire, qui a toujours été en proie à une construction nationale difficile.
Quelques jours plus tard, c'est un gouvernement de rupture qui était proclamé. Il est constitué de technocrates peu ou pas connus des Mauritaniens, où ne figure aucun grand cacique de l'ancien régime, ni même d'élus. Officiellement, il s'agissait de valoriser le rôle du parlement et d'inciter les représentants du peuple à s'investir pleinement dans la fonction qu'ils avaient choisie. Mais, en réalité, il s'agit d'éviter que les élus ne (re) deviennent le relais d'une base tribale avide des ressources de l'Etat.
Mieux encore, si le président a veillé à la présence de femmes et à la représentativité de toutes les catégories ethniques nationales, aucun quota n'a été appliqué. Encore une première dans l'histoire du pays, puisque, jusque-là, les équipes gouvernementales étaient formées sur la base de dosages tribaux, ethniques et régionaux, ce qui conduisait souvent à coopter des médiocres.
Les changements, imposés avec autorité et célérité, sont-ils de nature à modifier les fondamentaux d'un pays dont l'histoire récente est jalonnée de conflits ethniques, de rivalités tribales, de relents esclavagistes, de coups d'Etat récurrents, de corruption avérée, de clientélisme affairiste et de pauvreté endémique, prémices au développement d'un islam politique jusqu'à présent contenu?
Depuis l'annonce du gouvernement, la majorité présidentielle est en ébullition. Si l'on ne parle pas encore de divorce, le déclenchement des hostilités est suspendu à l'attribution de «lots de consolation»: des directions de ministères ou d'organismes publics. Si ces demandes n'étaient pas satisfaites, il faudrait s'attendre à une forte instabilité parlementaire et, pourquoi pas, à la chute du gouvernement, puisque désormais les élus ne sont plus automatiquement à la botte du président. Tel est le premier paradoxe de la nouvelle transition qui commence: un président soutenu par un camp qui ne partage pas entièrement sa conception du pouvoir, tandis que ses adversaires politiques l'approuvent.
En attendant, les militaires tentent de s'assurer une tutelle sur les nouvelles autorités. Le Ministère de la défense a échu au cousin de l'actuel directeur de la Sûreté nationale et membre de l'ex-CMJD. Nul doute qu'avec lui les militaires sortants garderont un droit de regard sur la politique du gouvernement, en particulier sur les promesses présidentielles de réforme de l'armée et de règlement du «passif humanitaire», les événements raciaux de 1989-1991 qui ont impliqué les forces de sécurité. Un Conseil militaire «garant des institutions et de l'unité nationale», inspiré du modèle turc, pourrait également voir le jour dans les prochains mois.
La nouvelle ère est incertaine. Si les avancées sont réelles et l'expérience unique dans le monde arabe, la démocratie ne se décrète pas, elle prend lentement racine dans la culture locale. Dans son discours d'investiture, le nouveau président ne s'y est pas trompé: «Vous devez prendre conscience de la nécessité d'un changement radical dans vos mentalités et vos comportements», a-t-il lancé à une assistance médusée.
Vincent Bisson
Lundi 25 juin 2007
Source: letemps.ch
(M)