Entretien avec Walfadjiri
Wal Fadjri : Mme Sall, comment se porte les Flam depuis l’arrivée au pouvoir de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi et comment avez-vous vécu les dissensions dans votre mouvement ?
Mme Habsa Sall : Pour ce qui est des dissensions, cela nous a fait très mal. Pourquoi ? Parce qu’elles ne devaient pas avoir lieu. Quand on va dans un congrès pour poser le problème du retour des gens et qu’on dit que le mouvement, lui-même, ne peut pas rentrer parce que le régime d'Ely Ould Mohamed Vall avait dit qu’il ne s’occupait pas des problèmes centraux posés par les Flam, il ne doit pas y avoir de dissensions. Nous posons les problèmes de cohabitation dont les conséquences sont la déportation, le passif humanitaire qui sont les préalables à régler avant toute discussion avec le régime. Ce qu’a refusé le régime d’Ely Ould Vall. A partir de ce moment-là, au congrès, nous avons dit que les Flam ne devaient pas rentrer dans ces conditions. Mais des éléments dans notre mouvement voulaient rentrer. Nous leur avons dit qu’ils peuvent rentrer d’autant plus qu’il existe des mouvements qui reprennent les revendications des Flam à l'intérieur du pays. Et sur place, ils pourront renforcer ce discours de revendication, mais que le mouvement ne peut pas rentrer sans régler les préalables dont on a parlé tantôt. On est reparti de ce congrès en étant d’accord sur ce point-là. La majorité a adopté les résolutions. Deux mois après, une aile a annoncé sa volonté de rentrer en Mauritanie parce qu’il n’y a plus de répression. Mais quand ils sont rentrés, ils se sont rendu compte que rien n’est réglé. Et certains d’entre eux ont réclamé le partage du pouvoir. Donc, nous avions raison de dire que c'était prématuré de rentrer. Après, Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi a rencontré le président des Flam aux Etats-Unis lors de sa visite dans ce pays. Cette audience a été bénéfique pour tout le monde. Certes, elle nous a donné une certaine visibilité, une certaine reconnaissance, mais cela peut permettre aussi au président de la République de dire qu’il n’a plus d’opposition puisque même les Flam ont accepté de le rencontrer parce que cette rencontre a été montrée à la télévision et commentée à la radio en Mauritanie. Donc des deux côtés, il y a eu des bénéfices. C’est pourquoi nous disons que le fait que certains d’entre nous aient choisi de rentrer à l'époque du régime d'Ould Vall, était prématuré parce que cela pouvait lui donnait une certaine légitimité. Alors que tout le monde sait que Ely Ould Vall était le directeur de la sûreté au moment de la répression et de la déportation des années 1980 et 1990. Donc il ne pouvait pas ne pas être au courant de tout cela. C’est pourquoi nous avions dit à nos camarades que ce n’était pas le moment.
Wal Fadjri : Pour vous ce moment c’est quand?
Mme Habsa Sall : Cela peut être maintenant. Nous en avons discuté. Nous attendons que le Conseil national se réunisse. Vu tout ce qui se passe ; vu que tous les comités de base ont discuté sur la nécessité de voir si ce qui passe en Mauritanie nécessite que l’on soit sur place, sur le terrain, il y a eu tout un débat au sein du mouvement. Nous sommes dans une situation où nous allons savoir ce qu’il faut faire. Mais il reviendra à nos instances supérieures de décider de la suite à donner.
Wal Fadjri : Et la santé des Flam aujourd’hui après la dissidence ?
Mme Habsa Sall : Les Forces de libération africaines de Mauritanie (Flam) se portent bien. Tous les membres des Flam parlent d’une même voix. C’est ce qui est notre force. Nous sommes un mouvement clandestin et en exil. Jusqu’ici, aucune autorité mauritanienne n’a accepté de rencontrer les Flam sauf Sidi (Mohamed) Ould Abdallahi qui a rencontré (aux Etats-Unis) notre président et a discuté avec lui. Il y a eu des divergences sur quelques points, mais au moins, ils en ont discuté. Donc je pense que cela montre que nous ne sommes pas isolés. Si nous étions isolés, si nous ne comptions pas, le Chef de l’Etat n’aurait pas rencontré notre président (Samba Thiam).
Wal Fadjri : Donc peut-on dire que le dialogue est noué entre les Flam et le gouvernement mauritanien ?
Mme Habsa Sall : Le dialogue est noué. Nous pouvons discuter avec le gouvernement. Nous avons des divergences, comme je l’ai déjà dit. Nous ne voyons, peut-être, pas les choses de la même façon, mais nous discutons pour essayer de trouver des solutions aux problèmes que nous vivons en Mauritanie.
Wal Fadjri : Quels sont les points de désaccord ?
Mme Habsa Sall : Il s’agit de la question nationale. Pour les Flam, les déportés et le passif humanitaire ne sont que les conséquences d’une politique de discrimination menée par l’Etat mauritanien. Nous pensons que la Mauritanie a un régime raciste et qu’il existe des problèmes entre la communauté noire et la communauté arabo-berbère alors que les autorités mauritaniennes disent qu’il n’y a pas de problèmes entre les deux communautés et que le retour des déportés devrait régler ces problèmes. Pour nous, les causes de la déportation et du passif humanitaire ne sont pas abordées. Nous pensons qu’il faut un débat national sur ces questions et qu’il y ait un partage du pouvoir entre les communautés mauritaniennes.
Wal Fadjri : Mais, les journées de concertation organisées récemment ne remplacent-elles pas le débat national que vous préconisez ?
Mme Habsa Sall : Non parce que ce n’était pas un débat national sur les problèmes essentiels de la Mauritanie. C’était un débat sur des problèmes ponctuels que sont le retour des déportés et le passif humanitaire. Vous savez bien que durant ces journées de concertation, le passif humanitaire n’a pas été abordé. C’est le retour des déportés qui l’a été et l’on sait que le président avait déjà donné son aval sur cela. Mais le problème, ce sont les conditions du retour. Comment ce retour va-t-il être organisé ? A mon avis, c’est cela le véritable problème car l’on parle de retour alors qu’on sait que les déportés, une fois retournés, doivent retrouver leurs villages, leurs biens, leurs terres. Et ces terres et ces villages sont, actuellement, occupés. Donc, on ne peut pas parler de retour des déportés sans régler ce problème en amont. Et nous savons que toutes les autorités qui sont à l’origine de ces déportations sont encore en place. Cela peut poser, psychologiquement, des problèmes pour des déportés qui rentrent dans ces conditions. Jusqu’à présent, nous ne constatons pas de volonté politique pour nous débarrasser de ces gens qui ont organisé ces déportations.
Wal Fadjri : La participation du Hcr dans le processus du retour des réfugiés ne vous rassure-t-elle pas quant à la récupération des biens par les déportés ?
Mme Habsa Sall : Non parce que le Hcr est un peu sous tutelle. Je dis qu’il est sous tutelle parce que le Hcr avait ramené des réfugiés en 1996-1997. Ces réfugiés sont bien retournés en Mauritanie, mais ils n’ont pas retrouvé leurs biens ni leurs villages encore moins leur travail. Ils sont toujours des réfugiés dans leur propre pays. Donc le Hcr, c’est le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Et une fois que les réfugiés ont traversé les frontières pour entrer dans leur pays, ils ne sont plus des réfugiés. Donc ils ne sont plus sous la tutelle du Hcr et il revient au gouvernement mauritanien de faire de telle sorte que, une fois que les réfugiés rentrent, ils retrouvent leur citoyenneté. Et ce n’est pas au Hcr de régler ce problème-là. C’est un problème national qui doit être réglé par les autorités nationales. Le Hcr ne peut qu’aider à ce que les gens se retrouvent de l’autre côté de la frontière. La preuve, qu’est-ce que le Hcr dit ? Il dit : ‘J’ai mis des camions à leur disposition, j’ai mis des pirogues à leur disposition et je vais mettre des tentes à leur disposition’. Donc ces gens vont quitter le Sénégal où ils sont depuis 18 ans - il y en a ceux qui y ont commencé à se réinsérer - pour être ramenés en Mauritanie et, pour être mis sous des tentes. C’est comme si on les ramenait 18 ans en arrière, c’est-à-dire en 1989 au moment où ils arrivaient au Sénégal pour être mis sous des tentes. Et le Hcr ne peut pas faire plus que cela. Le reste revient au gouvernement mauritanien, c’est-à-dire les mettre dans les conditions d’avant 1989 : les ramener dans leurs villages, dans leurs terres, leurs permettre de retrouver leurs biens et les mettre dans les conditions de pleine citoyenneté.
Wal Fadjri : N’a-t-il pas donné de garanties pour cela ?
Mme Habsa Sall : Les garanties, c’est la bonne parole à laquelle il faut croire. La bonne parole, c’est les journées de concertation, des résolutions qui ont été prises. Mais jusqu’à présent, dans la pratique, il n’y a rien eu.
Wal Fadjri : Ne faut-il pas croire à cette parole ? D’autant plus que le président mauritanien a montré sa volonté de réconciliation dès qu’il a pris les rênes du pouvoir, ce que ses prédécesseurs n’ont pas fait.
Mme Habsa Sall : Justement c’est là où les Flam disent que président Abdallah n’est pas comme Maouyia Ould Sidi Ahmed Taya qui est responsable des déportations et du passif humanitaire. Ely Mohamed Vall, lui, a dit qu’il ne règle pas le problème parce qu’il n’existe pas. Quant à Sidi Cheikh Abdallah, il a reconnu que c’est l’Etat mauritanien qui est responsable des déportations et a proclamé sa volonté de les ramener au pays. Donc il y a un pas qui est fait et on ne peut pas l’ignorer. C’est pourquoi, aux Flam, nous avons salué cette volonté du nouveau président de la République. C’est à cause de cela que nous avons trouvé normal de rencontrer Sidi Cheikh Abdallahi et avons refusé de rencontrer Ould Taya. Maintenant, il faut faire un chemin pour régler ce problème. Si je dis ‘faire un chemin’, c’est parce qu’il y a encore, en Mauritanie, des forces qui sont à l’origine des déportations et qui sont encore très fortes. Nous sommes obligés de conjuguer nos efforts pour qu’avec Sidi Cheikh Abdallah, nous puissions régler tous ces problèmes.
Wal Fadjri : Vous êtes responsables des relations extérieures des Flam. Qu’avez-vous fait en matière de lobbying pour amener les autorités mauritaniennes à régler le passif humanitaire ?
Mme Habsa Sall : Si aujourd’hui, on parle de retour des déportés, de régler le passif humanitaire, c’est parce qu’il y a eu, justement, un travail qui a été fait depuis 1989. Si ce travail n’avait pas continué au niveau de l’extérieur par les Flam et toutes les autres organisations, on n’en serait pas là. Parce que ceux qui sont en Mauritanie ont beaucoup de difficultés pour s’adonner à ce travail de réseautage, de lobbying et d’action. C’est tout cela qui fait qu’aujourd’hui, on parle de journées de concertation, de retour des déportés (…). Si Sidi Abdallahi a cette volonté de régler ce problème, c’est parce qu’il y a une pression internationale. Toutes les organisations de droits de l’homme et de la société civile nationale et internationale ont pesé de tout leur poids pour que ces problèmes soient réglés selon notre entendement. Après, c’est un rapport de forces qui va faire le reste parce que les autorités mauritaniennes essayeront également de les régler à leur manière. Mais c’est un travail de longue haleine. D’ailleurs, c’est maintenant que nous sommes dans la phase de transition en Mauritanie et non pendant le règne d’Ely Ould Vall. Il faut rester toujours vigilant pour que tous les problèmes se règlent normalement et ne pas les laisser bâcler.
Wal Fadjri : Quelles relations entretenez-vous avec les organisations internationales des droits de l’homme ?
Mme Habsa Sall : Dans les années 1989, 1990,1991, 1992, nous avons beaucoup travaillé avec ces organisations. Mais je dois dire aujourd’hui que le gouvernement mauritanien, sur le plan international, donne un visage d’un pays démocratique, le visage d’un pays qui règle ses problèmes. Donc, quand on pose le problème aux organisations internationales, elles nous disent que c’est dans un pays démocratique que les problèmes se règlent. C’est vrai, les problèmes sont en train de se régler. Mais nous connaissons notre pays. Les problèmes pourraient se régler, mais il faut que la pression soit forte.
Wal Fadjri : Cela veut-il dire que ces organisations vous soutiennent moins qu’auparavant ?
Mme Habsa Sall : Ce n’est plus le même poids qu’aujourd’hui. Auparavant, le soutien était systématique, mais actuellement, à partir du moment où le gouvernement mauritanien reconnaît l’existence des problèmes et tente de les régler, le soutien n’est plus automatique. Il y a eu la loi contre l’esclavage, mais l’on sait qu’une loi ne règle pas ces genres de choses. Ce sont des pratiques qui demandent un accompagnement délicat. Le fait de criminaliser l’esclavage, le fait de dire qu’on va ramener les déportés, régler le passif humanitaire fait que les organisations internationales des droits humains se disent que les problèmes sont en voie de règlement. Mais encore faudrait-il rester vigilant pour que cela ne soit pas simplement un effet d’annonce.
Wal Fadjri : Et l’Etat français ? Reconnaît-il votre mouvement ?
Mme Habsa Sall : Il nous tolère, mais il ne nous reconnaît pas parce que nous ne sommes pas une association de la loi de 1901 puisque nous sommes un mouvement politique. Mais il nous tolère parce que quand on demande une autorisation de manifester, la France nous l’accorde. Nous ne sommes pas inquiétés aussi. Mais nous savons pertinemment que le gouvernement français est du côté du gouvernement mauritanien parce que la Mauritanie est considérée par la France comme un pays arabe alors que nous disons qu’il est multiculturel (arabo-berbère, Peul, Soninké, Wolof, Haratine, etc.). Donc c’est une prise de position des autorités françaises qui est claire.
Wal Fadjri : Et les Etat-Unis où vous avez des militants -, l’Union européenne et l’Union africaine ?
Mme Habsa Sall : Nous savons comment cela se passe dans ces organisations. Même si nous avons des contacts avec eux, elles privilégient plus les rapports avec les Etats qu’avec des organisations qui luttent, selon eux, contre un régime. Donc il y a la question de la géopolitique qui interfère. Ce ne sont pas des organisations qui prennent, ouvertement, position pour nous. Sauf quand elles se rendent compte que ce que nous dénonçons est réel sur le terrain. C’est le cas, par exemple, des déportés avec l’Union européenne.
Wal Fadjri : Est-ce que ce n’est aussi lié au fait que votre mouvement n’exclut pas de prendre les armes contre le régime mauritanien que ces Etats et ces organisations internationales se méfient de vous ?
Mme Habsa Sall : Nous ne pouvons pas exclure de prendre les armes. Mais pour nous, l’utilisation des armes est le dernier recours. C’est le dialogue que nous avons réclamé dans notre manifeste publié à l’époque. Ces journées de concertation auxquelles a appelé le président de la République, nous les avons posées en 1986 dans notre ‘Manifeste’. Nous avons demandé au régime de l’époque qu’il organise un débat national pour qu’on règle ce problème de cohabitation entre les différentes communautés mauritaniennes. Si les gens sont arrivés à dire qu’ils n’excluent plus de prendre des armes, c’est parce que le régime a torturé, a déporté, a tué, a massacré. Face à cette situation, on est obligé de se défendre. Donc, nous sommes dans une position de défense ; on n’a jamais été dans une position d’attaque.
Wal Fadjri : D’après certaines informations, votre mouvement est en relation avec des mouvements de rébellion en Afrique comme au Tchad. En tant que chargée des relations extérieures des Flam, qu’en est-il exactement ?
Mme Habsa Sall : Je ne sais pas ce que vous appelez ‘relation’. A partir du moment où nous luttons pour nos droits humains et que nous avons des organisations qui luttent également pour les leurs, c’est normal qu’il y ait une jonction et que l’on partage, discute.
Wal Fadjri : Est-ce que c'est le cas avec la rébellion tchadienne ?
Mme Habsa Sall : Avec le Tchad ? Je ne peux pas vous le confirmer.
Wal Fadjri : Parlons de vous. Vous avez été déportée ? Etiez-vous déportée au Sénégal ou au Mali ?
Mme Habsa Sall : J’ai été déportée sur la Vallée du fleuve Sénégal. Je suis inspecteur des Douanes. J’ai fait cette formation à l’Ecole d’administration et de magistrature (Enam) de Dakar. C’est le ministère des Affaires étrangères mauritanien qui m’a inscrite à l’Enam en tant que mauritanienne. J’ai travaillé pendant dix ans à l’inspection des Douanes. J’ai été déportée au moment où mon mari était en prison. Mes enfants ont été gardés en otage parce que le ministère de l’Intérieur ne voulait pas les laisser partir. Il a fallu l’aide de la Croix-Rouge internationale pour que je les récupère à Dakar.
Wal Fadjri : Comment avez-vous vécu cette déportation ?
Mme Habsa Sall : Je l’ai vécu très mal. J’étais avec des collègues arabo-berbères avec lesquels je travaillais. A chaque fois que la police est venue me chercher, c’était ces collègues qui appelaient la police pour lui indiquer l’endroit où je me trouvais. Quand je suis arrivée à la frontière, j’ai été dépouillée par mes collègues qui étaient sous mes ordres, à l'époque, parce que c’étaient des préposés au contrôle des Douanes. Ils m’ont dépouillée de tout, en disant : ‘rentre chez toi !’. Alors que c’étaient mes subordonnées pendant dix ans. Depuis lors, je suis en France. Je ne mettrai les pieds en Mauritanie que lorsque mon mari, avec qui je vis ici en France, jugera nécessaire de rentrer ou pas.
Wal Fadjri : Avez-vous vécu tout cela sous la tente dans la vallée du Fleuve en tant qu’inspectrice des Douanes ?
Mme Habsa Sall : Je n’ai pas vécu sous une tente. J’avais de la famille à Dakar. Quand j’ai été déportée, ceux qui l’avaient été n’étaient plus à Ouakam, mais à Thiès. Donc j’ai été à Thiès où je suis restée pendant une semaine avant de rejoindre ma famille à Dakar.
Wal Fadjri : Comment avez-vous supporté l’emprisonnement de votre mari ?
Mme Habsa Sall : C’était vraiment dur à supporter parce qu’en 1986, nous étions les premiers à être arrêtés. Il y a eu cette répression qui s’était abattue sur les gens. Non seulement, il y a eu cette répression, mais il y avait cette chape de terreur. En 1986, on était abandonné de tout le monde contrairement à ceux qui ont subi la répression dans les années 1990 parce qu’ils avaient l’appui des organisations des droits de l’homme qui mettaient à leur disposition des avocats. Tout le monde fuyait - même nos familles - parce qu’il y avait devant chaque domicile un véhicule de police. Quand on rencontrait les gens dans les rues, ils vous disaient : ‘Nous voulons venir chez vous, mais il y a une voiture de police devant la maison. Nous avons peur que les policiers prennent notre numéro d’immatriculation’. Donc tout le monde nous fuyait. Ce qui a fait qu’on s’est regroupé en tant que femmes des détenus. On se battait pour aller voir nos maris. On se battait pour amener le repas à nos maris. Il fallait se battre également pour qu’on nous donne leurs habits à laver. Il fallait se battre pour les voir parce qu’on est resté pendant un an sans les voir.
Wal Fadjri : Comment êtes-vous venue en France ?
Mme Habsa Sall : Dans le cadre de mon travail, je venais de temps en temps en France. J’étais également en rapport avec Amnesty International au Sénégal parce que mon mari avait été emprisonné pendant quatre ans. Donc Amnesty international suivait le dossier de mon mari. Il y avait des groupes d’Amnesty international qui le parrainaient. J’étais en contact avec tous ces groupes. Malgré tout, j’avais des eu difficultés parce que quand j’ai demandé le visa, on me l’avait refusé. Il a fallu faire recours à des pistons qui m’ont aidée à en trouver.
Wal Fadjri : Si vous devez re-dérouler le film de votre déportation, de l’emprisonnement de votre mari accusé d’être l’idéologue des accusés de la tentative du coup d’Etat de 1986 contre Ould Taya, qu’est-ce que vous vous dites ?
Mme Habsa Sall : Je me dis que c’est dommage parce que rien ne devait nous amener à cette situation-là. On est dans un pays qui est énorme, riche, où tout le monde peut vivre harmonieusement. Et je pense que c’est une richesse que d’avoir un pays multiculturel. Chaque communauté peut apprendre auprès de l’autre. De toutes les façons, c’est une perte de temps que de penser que dans ce pays les négro-mauritaniens peuvent vivre sans leurs concitoyens arabo-berbères et que les arabo-berbères peuvent vivre sans leurs concitoyens noirs. On est condamné à vivre ensemble. Ce qui me fait dire qu’on a perdu énormément de temps et sacrifié énormément de personnes pendant ces 20 ans alors qu’on aurait pu vivre dans l’harmonie.
Propos recueillis à Paris par Moustapha BARRY
Wal Fadjri : Mme Sall, comment se porte les Flam depuis l’arrivée au pouvoir de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi et comment avez-vous vécu les dissensions dans votre mouvement ?
Mme Habsa Sall : Pour ce qui est des dissensions, cela nous a fait très mal. Pourquoi ? Parce qu’elles ne devaient pas avoir lieu. Quand on va dans un congrès pour poser le problème du retour des gens et qu’on dit que le mouvement, lui-même, ne peut pas rentrer parce que le régime d'Ely Ould Mohamed Vall avait dit qu’il ne s’occupait pas des problèmes centraux posés par les Flam, il ne doit pas y avoir de dissensions. Nous posons les problèmes de cohabitation dont les conséquences sont la déportation, le passif humanitaire qui sont les préalables à régler avant toute discussion avec le régime. Ce qu’a refusé le régime d’Ely Ould Vall. A partir de ce moment-là, au congrès, nous avons dit que les Flam ne devaient pas rentrer dans ces conditions. Mais des éléments dans notre mouvement voulaient rentrer. Nous leur avons dit qu’ils peuvent rentrer d’autant plus qu’il existe des mouvements qui reprennent les revendications des Flam à l'intérieur du pays. Et sur place, ils pourront renforcer ce discours de revendication, mais que le mouvement ne peut pas rentrer sans régler les préalables dont on a parlé tantôt. On est reparti de ce congrès en étant d’accord sur ce point-là. La majorité a adopté les résolutions. Deux mois après, une aile a annoncé sa volonté de rentrer en Mauritanie parce qu’il n’y a plus de répression. Mais quand ils sont rentrés, ils se sont rendu compte que rien n’est réglé. Et certains d’entre eux ont réclamé le partage du pouvoir. Donc, nous avions raison de dire que c'était prématuré de rentrer. Après, Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi a rencontré le président des Flam aux Etats-Unis lors de sa visite dans ce pays. Cette audience a été bénéfique pour tout le monde. Certes, elle nous a donné une certaine visibilité, une certaine reconnaissance, mais cela peut permettre aussi au président de la République de dire qu’il n’a plus d’opposition puisque même les Flam ont accepté de le rencontrer parce que cette rencontre a été montrée à la télévision et commentée à la radio en Mauritanie. Donc des deux côtés, il y a eu des bénéfices. C’est pourquoi nous disons que le fait que certains d’entre nous aient choisi de rentrer à l'époque du régime d'Ould Vall, était prématuré parce que cela pouvait lui donnait une certaine légitimité. Alors que tout le monde sait que Ely Ould Vall était le directeur de la sûreté au moment de la répression et de la déportation des années 1980 et 1990. Donc il ne pouvait pas ne pas être au courant de tout cela. C’est pourquoi nous avions dit à nos camarades que ce n’était pas le moment.
Wal Fadjri : Pour vous ce moment c’est quand?
Mme Habsa Sall : Cela peut être maintenant. Nous en avons discuté. Nous attendons que le Conseil national se réunisse. Vu tout ce qui se passe ; vu que tous les comités de base ont discuté sur la nécessité de voir si ce qui passe en Mauritanie nécessite que l’on soit sur place, sur le terrain, il y a eu tout un débat au sein du mouvement. Nous sommes dans une situation où nous allons savoir ce qu’il faut faire. Mais il reviendra à nos instances supérieures de décider de la suite à donner.
Wal Fadjri : Et la santé des Flam aujourd’hui après la dissidence ?
Mme Habsa Sall : Les Forces de libération africaines de Mauritanie (Flam) se portent bien. Tous les membres des Flam parlent d’une même voix. C’est ce qui est notre force. Nous sommes un mouvement clandestin et en exil. Jusqu’ici, aucune autorité mauritanienne n’a accepté de rencontrer les Flam sauf Sidi (Mohamed) Ould Abdallahi qui a rencontré (aux Etats-Unis) notre président et a discuté avec lui. Il y a eu des divergences sur quelques points, mais au moins, ils en ont discuté. Donc je pense que cela montre que nous ne sommes pas isolés. Si nous étions isolés, si nous ne comptions pas, le Chef de l’Etat n’aurait pas rencontré notre président (Samba Thiam).
Wal Fadjri : Donc peut-on dire que le dialogue est noué entre les Flam et le gouvernement mauritanien ?
Mme Habsa Sall : Le dialogue est noué. Nous pouvons discuter avec le gouvernement. Nous avons des divergences, comme je l’ai déjà dit. Nous ne voyons, peut-être, pas les choses de la même façon, mais nous discutons pour essayer de trouver des solutions aux problèmes que nous vivons en Mauritanie.
Wal Fadjri : Quels sont les points de désaccord ?
Mme Habsa Sall : Il s’agit de la question nationale. Pour les Flam, les déportés et le passif humanitaire ne sont que les conséquences d’une politique de discrimination menée par l’Etat mauritanien. Nous pensons que la Mauritanie a un régime raciste et qu’il existe des problèmes entre la communauté noire et la communauté arabo-berbère alors que les autorités mauritaniennes disent qu’il n’y a pas de problèmes entre les deux communautés et que le retour des déportés devrait régler ces problèmes. Pour nous, les causes de la déportation et du passif humanitaire ne sont pas abordées. Nous pensons qu’il faut un débat national sur ces questions et qu’il y ait un partage du pouvoir entre les communautés mauritaniennes.
Wal Fadjri : Mais, les journées de concertation organisées récemment ne remplacent-elles pas le débat national que vous préconisez ?
Mme Habsa Sall : Non parce que ce n’était pas un débat national sur les problèmes essentiels de la Mauritanie. C’était un débat sur des problèmes ponctuels que sont le retour des déportés et le passif humanitaire. Vous savez bien que durant ces journées de concertation, le passif humanitaire n’a pas été abordé. C’est le retour des déportés qui l’a été et l’on sait que le président avait déjà donné son aval sur cela. Mais le problème, ce sont les conditions du retour. Comment ce retour va-t-il être organisé ? A mon avis, c’est cela le véritable problème car l’on parle de retour alors qu’on sait que les déportés, une fois retournés, doivent retrouver leurs villages, leurs biens, leurs terres. Et ces terres et ces villages sont, actuellement, occupés. Donc, on ne peut pas parler de retour des déportés sans régler ce problème en amont. Et nous savons que toutes les autorités qui sont à l’origine de ces déportations sont encore en place. Cela peut poser, psychologiquement, des problèmes pour des déportés qui rentrent dans ces conditions. Jusqu’à présent, nous ne constatons pas de volonté politique pour nous débarrasser de ces gens qui ont organisé ces déportations.
Wal Fadjri : La participation du Hcr dans le processus du retour des réfugiés ne vous rassure-t-elle pas quant à la récupération des biens par les déportés ?
Mme Habsa Sall : Non parce que le Hcr est un peu sous tutelle. Je dis qu’il est sous tutelle parce que le Hcr avait ramené des réfugiés en 1996-1997. Ces réfugiés sont bien retournés en Mauritanie, mais ils n’ont pas retrouvé leurs biens ni leurs villages encore moins leur travail. Ils sont toujours des réfugiés dans leur propre pays. Donc le Hcr, c’est le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Et une fois que les réfugiés ont traversé les frontières pour entrer dans leur pays, ils ne sont plus des réfugiés. Donc ils ne sont plus sous la tutelle du Hcr et il revient au gouvernement mauritanien de faire de telle sorte que, une fois que les réfugiés rentrent, ils retrouvent leur citoyenneté. Et ce n’est pas au Hcr de régler ce problème-là. C’est un problème national qui doit être réglé par les autorités nationales. Le Hcr ne peut qu’aider à ce que les gens se retrouvent de l’autre côté de la frontière. La preuve, qu’est-ce que le Hcr dit ? Il dit : ‘J’ai mis des camions à leur disposition, j’ai mis des pirogues à leur disposition et je vais mettre des tentes à leur disposition’. Donc ces gens vont quitter le Sénégal où ils sont depuis 18 ans - il y en a ceux qui y ont commencé à se réinsérer - pour être ramenés en Mauritanie et, pour être mis sous des tentes. C’est comme si on les ramenait 18 ans en arrière, c’est-à-dire en 1989 au moment où ils arrivaient au Sénégal pour être mis sous des tentes. Et le Hcr ne peut pas faire plus que cela. Le reste revient au gouvernement mauritanien, c’est-à-dire les mettre dans les conditions d’avant 1989 : les ramener dans leurs villages, dans leurs terres, leurs permettre de retrouver leurs biens et les mettre dans les conditions de pleine citoyenneté.
Wal Fadjri : N’a-t-il pas donné de garanties pour cela ?
Mme Habsa Sall : Les garanties, c’est la bonne parole à laquelle il faut croire. La bonne parole, c’est les journées de concertation, des résolutions qui ont été prises. Mais jusqu’à présent, dans la pratique, il n’y a rien eu.
Wal Fadjri : Ne faut-il pas croire à cette parole ? D’autant plus que le président mauritanien a montré sa volonté de réconciliation dès qu’il a pris les rênes du pouvoir, ce que ses prédécesseurs n’ont pas fait.
Mme Habsa Sall : Justement c’est là où les Flam disent que président Abdallah n’est pas comme Maouyia Ould Sidi Ahmed Taya qui est responsable des déportations et du passif humanitaire. Ely Mohamed Vall, lui, a dit qu’il ne règle pas le problème parce qu’il n’existe pas. Quant à Sidi Cheikh Abdallah, il a reconnu que c’est l’Etat mauritanien qui est responsable des déportations et a proclamé sa volonté de les ramener au pays. Donc il y a un pas qui est fait et on ne peut pas l’ignorer. C’est pourquoi, aux Flam, nous avons salué cette volonté du nouveau président de la République. C’est à cause de cela que nous avons trouvé normal de rencontrer Sidi Cheikh Abdallahi et avons refusé de rencontrer Ould Taya. Maintenant, il faut faire un chemin pour régler ce problème. Si je dis ‘faire un chemin’, c’est parce qu’il y a encore, en Mauritanie, des forces qui sont à l’origine des déportations et qui sont encore très fortes. Nous sommes obligés de conjuguer nos efforts pour qu’avec Sidi Cheikh Abdallah, nous puissions régler tous ces problèmes.
Wal Fadjri : Vous êtes responsables des relations extérieures des Flam. Qu’avez-vous fait en matière de lobbying pour amener les autorités mauritaniennes à régler le passif humanitaire ?
Mme Habsa Sall : Si aujourd’hui, on parle de retour des déportés, de régler le passif humanitaire, c’est parce qu’il y a eu, justement, un travail qui a été fait depuis 1989. Si ce travail n’avait pas continué au niveau de l’extérieur par les Flam et toutes les autres organisations, on n’en serait pas là. Parce que ceux qui sont en Mauritanie ont beaucoup de difficultés pour s’adonner à ce travail de réseautage, de lobbying et d’action. C’est tout cela qui fait qu’aujourd’hui, on parle de journées de concertation, de retour des déportés (…). Si Sidi Abdallahi a cette volonté de régler ce problème, c’est parce qu’il y a une pression internationale. Toutes les organisations de droits de l’homme et de la société civile nationale et internationale ont pesé de tout leur poids pour que ces problèmes soient réglés selon notre entendement. Après, c’est un rapport de forces qui va faire le reste parce que les autorités mauritaniennes essayeront également de les régler à leur manière. Mais c’est un travail de longue haleine. D’ailleurs, c’est maintenant que nous sommes dans la phase de transition en Mauritanie et non pendant le règne d’Ely Ould Vall. Il faut rester toujours vigilant pour que tous les problèmes se règlent normalement et ne pas les laisser bâcler.
Wal Fadjri : Quelles relations entretenez-vous avec les organisations internationales des droits de l’homme ?
Mme Habsa Sall : Dans les années 1989, 1990,1991, 1992, nous avons beaucoup travaillé avec ces organisations. Mais je dois dire aujourd’hui que le gouvernement mauritanien, sur le plan international, donne un visage d’un pays démocratique, le visage d’un pays qui règle ses problèmes. Donc, quand on pose le problème aux organisations internationales, elles nous disent que c’est dans un pays démocratique que les problèmes se règlent. C’est vrai, les problèmes sont en train de se régler. Mais nous connaissons notre pays. Les problèmes pourraient se régler, mais il faut que la pression soit forte.
Wal Fadjri : Cela veut-il dire que ces organisations vous soutiennent moins qu’auparavant ?
Mme Habsa Sall : Ce n’est plus le même poids qu’aujourd’hui. Auparavant, le soutien était systématique, mais actuellement, à partir du moment où le gouvernement mauritanien reconnaît l’existence des problèmes et tente de les régler, le soutien n’est plus automatique. Il y a eu la loi contre l’esclavage, mais l’on sait qu’une loi ne règle pas ces genres de choses. Ce sont des pratiques qui demandent un accompagnement délicat. Le fait de criminaliser l’esclavage, le fait de dire qu’on va ramener les déportés, régler le passif humanitaire fait que les organisations internationales des droits humains se disent que les problèmes sont en voie de règlement. Mais encore faudrait-il rester vigilant pour que cela ne soit pas simplement un effet d’annonce.
Wal Fadjri : Et l’Etat français ? Reconnaît-il votre mouvement ?
Mme Habsa Sall : Il nous tolère, mais il ne nous reconnaît pas parce que nous ne sommes pas une association de la loi de 1901 puisque nous sommes un mouvement politique. Mais il nous tolère parce que quand on demande une autorisation de manifester, la France nous l’accorde. Nous ne sommes pas inquiétés aussi. Mais nous savons pertinemment que le gouvernement français est du côté du gouvernement mauritanien parce que la Mauritanie est considérée par la France comme un pays arabe alors que nous disons qu’il est multiculturel (arabo-berbère, Peul, Soninké, Wolof, Haratine, etc.). Donc c’est une prise de position des autorités françaises qui est claire.
Wal Fadjri : Et les Etat-Unis où vous avez des militants -, l’Union européenne et l’Union africaine ?
Mme Habsa Sall : Nous savons comment cela se passe dans ces organisations. Même si nous avons des contacts avec eux, elles privilégient plus les rapports avec les Etats qu’avec des organisations qui luttent, selon eux, contre un régime. Donc il y a la question de la géopolitique qui interfère. Ce ne sont pas des organisations qui prennent, ouvertement, position pour nous. Sauf quand elles se rendent compte que ce que nous dénonçons est réel sur le terrain. C’est le cas, par exemple, des déportés avec l’Union européenne.
Wal Fadjri : Est-ce que ce n’est aussi lié au fait que votre mouvement n’exclut pas de prendre les armes contre le régime mauritanien que ces Etats et ces organisations internationales se méfient de vous ?
Mme Habsa Sall : Nous ne pouvons pas exclure de prendre les armes. Mais pour nous, l’utilisation des armes est le dernier recours. C’est le dialogue que nous avons réclamé dans notre manifeste publié à l’époque. Ces journées de concertation auxquelles a appelé le président de la République, nous les avons posées en 1986 dans notre ‘Manifeste’. Nous avons demandé au régime de l’époque qu’il organise un débat national pour qu’on règle ce problème de cohabitation entre les différentes communautés mauritaniennes. Si les gens sont arrivés à dire qu’ils n’excluent plus de prendre des armes, c’est parce que le régime a torturé, a déporté, a tué, a massacré. Face à cette situation, on est obligé de se défendre. Donc, nous sommes dans une position de défense ; on n’a jamais été dans une position d’attaque.
Wal Fadjri : D’après certaines informations, votre mouvement est en relation avec des mouvements de rébellion en Afrique comme au Tchad. En tant que chargée des relations extérieures des Flam, qu’en est-il exactement ?
Mme Habsa Sall : Je ne sais pas ce que vous appelez ‘relation’. A partir du moment où nous luttons pour nos droits humains et que nous avons des organisations qui luttent également pour les leurs, c’est normal qu’il y ait une jonction et que l’on partage, discute.
Wal Fadjri : Est-ce que c'est le cas avec la rébellion tchadienne ?
Mme Habsa Sall : Avec le Tchad ? Je ne peux pas vous le confirmer.
Wal Fadjri : Parlons de vous. Vous avez été déportée ? Etiez-vous déportée au Sénégal ou au Mali ?
Mme Habsa Sall : J’ai été déportée sur la Vallée du fleuve Sénégal. Je suis inspecteur des Douanes. J’ai fait cette formation à l’Ecole d’administration et de magistrature (Enam) de Dakar. C’est le ministère des Affaires étrangères mauritanien qui m’a inscrite à l’Enam en tant que mauritanienne. J’ai travaillé pendant dix ans à l’inspection des Douanes. J’ai été déportée au moment où mon mari était en prison. Mes enfants ont été gardés en otage parce que le ministère de l’Intérieur ne voulait pas les laisser partir. Il a fallu l’aide de la Croix-Rouge internationale pour que je les récupère à Dakar.
Wal Fadjri : Comment avez-vous vécu cette déportation ?
Mme Habsa Sall : Je l’ai vécu très mal. J’étais avec des collègues arabo-berbères avec lesquels je travaillais. A chaque fois que la police est venue me chercher, c’était ces collègues qui appelaient la police pour lui indiquer l’endroit où je me trouvais. Quand je suis arrivée à la frontière, j’ai été dépouillée par mes collègues qui étaient sous mes ordres, à l'époque, parce que c’étaient des préposés au contrôle des Douanes. Ils m’ont dépouillée de tout, en disant : ‘rentre chez toi !’. Alors que c’étaient mes subordonnées pendant dix ans. Depuis lors, je suis en France. Je ne mettrai les pieds en Mauritanie que lorsque mon mari, avec qui je vis ici en France, jugera nécessaire de rentrer ou pas.
Wal Fadjri : Avez-vous vécu tout cela sous la tente dans la vallée du Fleuve en tant qu’inspectrice des Douanes ?
Mme Habsa Sall : Je n’ai pas vécu sous une tente. J’avais de la famille à Dakar. Quand j’ai été déportée, ceux qui l’avaient été n’étaient plus à Ouakam, mais à Thiès. Donc j’ai été à Thiès où je suis restée pendant une semaine avant de rejoindre ma famille à Dakar.
Wal Fadjri : Comment avez-vous supporté l’emprisonnement de votre mari ?
Mme Habsa Sall : C’était vraiment dur à supporter parce qu’en 1986, nous étions les premiers à être arrêtés. Il y a eu cette répression qui s’était abattue sur les gens. Non seulement, il y a eu cette répression, mais il y avait cette chape de terreur. En 1986, on était abandonné de tout le monde contrairement à ceux qui ont subi la répression dans les années 1990 parce qu’ils avaient l’appui des organisations des droits de l’homme qui mettaient à leur disposition des avocats. Tout le monde fuyait - même nos familles - parce qu’il y avait devant chaque domicile un véhicule de police. Quand on rencontrait les gens dans les rues, ils vous disaient : ‘Nous voulons venir chez vous, mais il y a une voiture de police devant la maison. Nous avons peur que les policiers prennent notre numéro d’immatriculation’. Donc tout le monde nous fuyait. Ce qui a fait qu’on s’est regroupé en tant que femmes des détenus. On se battait pour aller voir nos maris. On se battait pour amener le repas à nos maris. Il fallait se battre également pour qu’on nous donne leurs habits à laver. Il fallait se battre pour les voir parce qu’on est resté pendant un an sans les voir.
Wal Fadjri : Comment êtes-vous venue en France ?
Mme Habsa Sall : Dans le cadre de mon travail, je venais de temps en temps en France. J’étais également en rapport avec Amnesty International au Sénégal parce que mon mari avait été emprisonné pendant quatre ans. Donc Amnesty international suivait le dossier de mon mari. Il y avait des groupes d’Amnesty international qui le parrainaient. J’étais en contact avec tous ces groupes. Malgré tout, j’avais des eu difficultés parce que quand j’ai demandé le visa, on me l’avait refusé. Il a fallu faire recours à des pistons qui m’ont aidée à en trouver.
Wal Fadjri : Si vous devez re-dérouler le film de votre déportation, de l’emprisonnement de votre mari accusé d’être l’idéologue des accusés de la tentative du coup d’Etat de 1986 contre Ould Taya, qu’est-ce que vous vous dites ?
Mme Habsa Sall : Je me dis que c’est dommage parce que rien ne devait nous amener à cette situation-là. On est dans un pays qui est énorme, riche, où tout le monde peut vivre harmonieusement. Et je pense que c’est une richesse que d’avoir un pays multiculturel. Chaque communauté peut apprendre auprès de l’autre. De toutes les façons, c’est une perte de temps que de penser que dans ce pays les négro-mauritaniens peuvent vivre sans leurs concitoyens arabo-berbères et que les arabo-berbères peuvent vivre sans leurs concitoyens noirs. On est condamné à vivre ensemble. Ce qui me fait dire qu’on a perdu énormément de temps et sacrifié énormément de personnes pendant ces 20 ans alors qu’on aurait pu vivre dans l’harmonie.
Propos recueillis à Paris par Moustapha BARRY