Le Calame : Une algarade ayant opposé un jeune commerçant et une vieille dame a dégénéré en émeutes à Kaédi. A votre avis, comment cet incident, après tant d’autres, il est vrai, a-t-il pu ainsi tourner ?
- Ibrahima Moctar Sarr : Nous avons largement développé notre position, dans la déclaration que nous avons publiée le 11 du mois courant. Si je dois y revenir, puisque la répétition est pédagogique, je rappellerais ce que nous n’avons cessé de clamer, à savoir que le système de domination et d’exclusion qui caractérise notre pays est arrivé à terme et, jusqu'à sa destruction, nous assisterons, fréquemment, à des manifestations revêtant ce caractère de conflit interethnique.
Après les événements de 1989, les populations négro-africaines qui ont subi le martyr ont prouvé trois choses essentielles. En un, leur esprit patriotique. Les déportations et les massacres, les humiliations de toutes sortes et, même, l’exclusion renforcée ne les ont pas amenées à renoncer à la Mauritanie. Ceux qui n’avaient pas quitté le pays sont restés, pour résister, et ceux qui avaient été déportés sont revenus, dès que les conditions se sont présentées, après vingt ans d’exil.
En deux, leur sens du pardon. A aucun moment, l’on a vu des actes de vengeance de leur part, alors que la discrimination s’est accentuée. Malgré des exactions de toutes sortes, ils ont toujours prôné la réconciliation nationale, dans le cadre d’un règlement global de la question de la cohabitation, avec son corollaire, le règlement définitif du passif humanitaire. Mon parti en a fait son programme. Moi-même, pendant les deux campagnes électorales auxquelles j’ai participé, en 2007et 2009, j’ai fait de la réconciliation nationale mon credo.
En trois, les Négro-africains, principalement les jeunes, montrent, chaque jour, leur impatience à voir l’Etat prendre en charge leurs préoccupations. Ils semblent de plus en plus désespérés de celui-ci et n’acceptent plus de subir, passivement, les exactions, d’où qu’elles viennent. Depuis l’enrôlement, beaucoup d’événements se sont produits, revêtant ce caractère racial ou ethnique. La position de l’AJD/MR a été de sonner l’alarme, afin que les Mauritaniens de bonne volonté se recherchent et établissent un pacte national de bonne cohabitation, pour une refondation du pays, sur des bases égalitaires. Il est possible de faire l’économie des drames comme ceux que nous avons déjà connus, si le régime en place fait acte de courage politique, comme les blancs d’Afrique du Sud l’ont fait. Mais il faut que la classe politique, dans son ensemble, et la société civile le veuillent car le régime, à lui seul, ne peut pas régler, fondamentalement, le problème du système. Quand nous sommes allés à la majorité, c’était pour travailler en ce sens. Les premières mesures qu’ils avaient annoncées nous avaient alléchés, malheureusement, nous avons dû reconnaître que le Président et ses amis de l’armée ne sont pas prêts à ce changement.
- Chaque fois qu’un incident se produit dans la vallée, les forces de l’ordre répriment, arrêtent et emprisonnent les manifestants. Ne pensez-vous pas que l’administration porte quelque part, une lourde responsabilité, dans ce genre d’événements ?
- Dans le cas de Kaédi, il est tout à fait naturel que les forces de l’ordre s’interposent, pour éviter le drame. Le problème est que les forces de l’ordre revêtent, elles-mêmes, un caractère ethnique et n’agissent pas dans la stricte neutralité civique. Dès lors, elles apparaissent, aux yeux des Négro-africains, comme des forces de répression partisanes. Les événements de 1989-1991 l’ont largement prouvé.
- Qu’est-ce qui peut justifier, à votre avis, le refus des différents pouvoirs de nommer, le long de la vallée, des gouverneurs, des hakems, des commissaires de police, des commandants de compagnies et des chefs de brigade de la gendarmerie négro-mauritaniens, s’il en reste encore ?
- Depuis la première République et, surtout, après les événements raciaux de 1966, les dirigeants du pays, qui n’avaient pas cherché à régler le problème de cohabitation par la seule façon qui sied, avaient opté pour l’assimilation et l’intégration raciale. Il avait été décidé de ne pas nommer, à des postes de responsabilité en une région, quiconque en fut ressortissant. L’argument était que cela favoriserait le régionalisme, etc. Vous trouverez que le peu d’administrateurs négro-africains qui existent sont, toujours, envoyés en pays maure, loin de la vallée. Dans le cas du Sud, cela s’est traduit par une sorte d’occupation à la coloniale. Exactement comme, je me souviens, à Boghé, vers les années 1955-1960, quand tous les toubabs se retrouvaient le soir, à la lumière des lampes Pétromax, pour traiter des problèmes des indigènes, dans ce qu’on appelait « chez le Commandant ! », l’administrateur de la ville. Aucun notable ne s’y hasardait et les quelques rares mauritaniens qu’on y rencontrait étaient des domestiques, des cuisiniers ou autres boys-serveurs.
- Que préconise votre parti pour corriger ces disfonctionnements ?
- Encore une fois, il ne s’agit pas de régler les problèmes de manière parcellaire. Il y a un problème, global, de cohabitation, qui nécessite un partage du pouvoir politique et une redistribution des richesses nationales, pour permettre aux régions de se prendre en charge, dans le cadre d’une décentralisation très avancée, si l’on ne va pas vers l’autonomie pure et simple. En attendant, il faut, au moins, que les administrateurs soient au fait des réalités culturelles du milieu où ils servent. Qu’ils parlent leurs langues et respectent leurs us et coutumes.
- Dans un récent communiqué, AJD/MR, parlant de l’enrôlement des citoyens dans la vallée, évoque une « épuration biométrique ». Comment se manifeste-t-elle, concrètement, sur le terrain ?
- Si un Mauritanien, reconnu comme tel, légalement, depuis sa naissance, se voit, un jour, refuser d’entrer en possession des papiers qui lui conféraient cette qualité, uniquement par une manipulation des méthodes d’enrôlement, quel sera son sort ? Il n’est pas reconnu comme mauritanien, il est dans la même situation que ceux qui avaient été déportés et dont on a détruit les pièces. Nos compatriotes actuellement en Europe, qui ne peuvent pas justifier de carte de séjour française exigée par les autorités mauritaniennes, ne sont pas considérés comme prétendant à leur mauritanité. Que vont-ils devenir ?
- La surenchère politique continue, entre la majorité présidentielle et la COD. Pensez-vous que, dans un tel climat et compte tenu des préparatifs de la CENI, les Mauritaniens pourraient aller aux urnes, en octobre prochain ?
- Nous travaillons dans le cadre de l’initiative de Messaoud Ould Boullkheïr, pour rapprocher les positions des deux camps. Rien ne dit encore que nous n’allons pas réussir. La CENI et la date arrêtée deviendront des questions secondaires, une fois que le dialogue aboutit à un consensus.
- Maintenez-vous votre position d’aller aux élections, même si le consensus préconisé par l’initiative du président Messaoud n’aboutit pas ?
- Ce que nous avons dit est ceci : notre option est d’aller aux élections. Au cas où il n’y aurait pas d’accord, les mouvements qui composent l’initiative de Messaoud vont analyser, ensemble, la situation et prendre position. Quant à l’AJD/MR, elle se réserve le droit de voir la position à adopter par rapport à cette analyse.
- Où en est votre demande d’abrogation de la loi d’amnistie des auteurs des exactions de 1990/91, déposée au Parlement, en février dernier ?
- Le député Kane Hamidou Baba a repris à sa charge la proposition de loi, pour modifier la loi de 1993. Il l’a soumise à ses pairs de l’Assemblée nationale. Nous ne savons pas encore où il en est, avec la pétition qu’il leur avait présentée.
Propos receuillis par Dalay Lam
Source: Le Calame