« Le travail nécessaire à une prose de qualité comporte trois phases : une phase musicale, où elle est composée, une phase architectonique, où elle est construite, enfin une phase textile, où elle est tissée », Walter Benjamin, Sens unique, Paris, PBP, 2013, p. 91.
Prenons, la prose dont parle Walter Benjamin comme la formalisation à laquelle une langue aspire pour devenir le socle du développement et du devenir du peuple qui la produit. Nos langues ont dépassé les phases musicale et architectonique. Elles doivent maintenant entrer, de manière définitive et irréversible, dans la phase textile pour tisser ensemble nos différences et nous permettre de peser dans le monde où, le combat des langages produit aujourd’hui une langue incompréhensible et donc inintelligible.
Les langues dites nationales, celles dont l’avenir est scellé par la Constitution, méritent d’être revalorisées afin que leur dynamisme historique, incontestable, puisse servir dans la construction de nos futures Nations. Nous pouvons développer leur génie par le biais du renforcement de leur enseignement et la diversification des canons de leurs supports de diffusion. Je suis surpris, aujourd’hui, à penser que nos langues doivent prendre d’assaut nos écoles, nos lycées et toutes nos universités. Cette réalité s’impose et mérite les débats dans les 20 ou 30 années à venir si le pessimisme gagne sur mes convictions les plus profondes.
Le long, difficile et incroyable chemin de la traduction est un chantier que nous devons ouvrir pour les générations futures. Il n’est jamais trop tard. Les philosophies et tactiques économiques et sécuritaires du monde doivent être enseignées dans nos langues dites nationales ! Quel scandale ! Que lui arrive-t-il, à cet enseignant francophone et arabophone en perdition, pour qu’il se fende de cette vérité « immonde » ? Cette vérité est profondément ancrée en chacun d’entre nous, mais nous avons la lassitude nécessaire pour nous en détourner. Alors que nous devons vite trancher afin de tracer les jalons de l’avenir des héritiers de nos héritiers. Je suis aujourd’hui convaincu que c’est ma génération qui gouverne presque dans la majorité des pays intelligents d’Afrique. Et donc, elle doit assumer une responsabilité historique à un tournant mondial sans appel que Mandela vient de fermer en apothéose, et la plus mystique possible d’entre toutes. L’Afrique du Sud (l’Afrique), ce 10 décembre 2013 à Johannesburg, a démontré qu’elle avait un message à partager avec le monde par le biais du mythique Madiba. Paix à son âme ! Avons-nous compris ?
Je suis né juste après les indépendances et donc j’ai gouté à tous les types de régimes politiques et à tous les systèmes scolaires qui ont plus desservi les Africains que leur faire bénéficier des délices philosophiques de leur existence telle qu’ils la pensent dans leur langue et culture respectives. Moi qui suis formé en arabe et en français, parlant trois langues nationales partagées entre deux à trois ou plusieurs autres pays et obligé que je suis, aujourd’hui, de réapprendre l’anglais ou me mettre à sa version globish pour que ma recherche ait tout son sens, je rêve en affirmant tout cela avec une certaine aisance qui peut être soupçonnée de légèreté !
Mais un petit constat pour lever ne serait-ce qu’une seule de nos équivoques possibles : les langues dites nationales n’ont de sens qu’enseignées ! Elles sont dans la Constitution ! Quelle est la pertinence de cette Loi qui les scelle sans leur donner le moyen de concurrencer la langue qui tient lieu d’Officielle alors qu’elle n’a aucune racine nationale ? Je ne suis ni raciste ni afro-biceps, mais je me pose toujours cette question invalidante, pour la masse du peuple, comment officialiser une « langue élitiste » que nos bureaucrates, conscients de la prégnance des langues nationales, n’ont jamais utilisé et n’utilisent que pour produire du document écrit (sic !) en français ou en arabe ? Ils trahissent en traduisant, donc nos documents d’archives sont peut être tous des faux depuis nos indépendances ! Les langues dites nationales sont si envahissantes ? Elles ont le mérite et l’élégance d’être toujours là sinon beaucoup de chose se seraient perdues.
Aucun pays, aucune nation au monde ne se sont développés en dehors/hors/dans le décor de leur langue, véhicule indispensable de leur philosophie de la vie. Toute la philosophie de la vie et l’attention qu’un peuple porte à autrui n’ont de sens que sues, lues, écrites et enseignées dans la langue qui les a vu naître et croître de manière indissociable. Toutes les sociétés du monde traduisent dans leurs langues pour mieux saisir la philosophie des autres cultures. Ce chantier aurait dû être ouvert dès les indépendances pour permettre à notre monde et à nos civilisations de rester encore debout face au reste du monde qui ne cesse de se rapprocher sans pour autant limiter les dangers et les risques que l’humanité redoute.
Penser dans une autre langue et en écrire une autre, et devoir en appliquer les subtilités s’avèrent comme des opérations très difficiles à concilier. Nous, Africains, avons plusieurs langues. Nous formons, avec de rares autres peuples, le peuple qui utilise tous les rudiments de toutes les langues dites officielles dans le monde, mais nos langues restent dans des territoires rétrécies alors que leur philosophie nous commande de manière globale voire envahissante. C’est ce paradoxe inouï qui me fait, aujourd’hui penser plus que jamais, qu’il nous faut mettre nos langues au travail tel qu’elles n’ont jamais cessé de le faire depuis qu’elles ont franchi le stade de leur test musical. Elles ont besoin de reprendre leur place, c’est-à-dire devenir nos langues d’enseignement et de notre projection dans le monde qui commence. J’en suis maintenant convaincu, car nous sommes tous des analphabètes arrimés à d’autres langues, d’autres philosophies en désaccord avec les nôtres. Nous le vivons dans les déchirements académiques toujours dramatiques. Les révisions des constitutions et autres filouteries syntaxiquement politiques tirent leurs ressources destructives dans ces tiraillements sémantiques et d’écoles qui ne répondent à aucune philosophie organisationnelle de notre propre monde.
Nos perceptions de la vie et de ce qui nous entoure sont différentes car fondées sur des philosophies, des cosmogonies voire des futilités de racines différentes. Cela ne signifie point un rejet des autres, mais bien mieux que ça, leur reconnaissance comme différents mais toujours complémentaires. Leurs langues nous servent de lieux de jonction et d’échanges fondements et essence de toute fidèle traduction de nos relations sociales. C’est dans leurs langues unifiées donc officielles que nous pénétrons leur philosophie ; et donc ce qui signifie que nous opérons des tamis permanents, par le biais de notre langue et de notre culture, pour disséquer leurs idées.
Les langues dites nationales ont le chemin si grand ouvert, car nos peuples ne s’intéressent plus qu’à l’efficacité pratique des langues. Tous nos bureaux grouillent d’autres langues que celle décrétée Officielle. Du matin au soir et jusque dans les amphithéâtres de nos Universités, les langues nationales s’échangent et les bureaux se métamorphosent, car la langue Officielle disparaît parce que devenue inefficace. Elle est couchée et d’ailleurs très souvent mal couchée sur un bout de papier. Je parle de son usage grammatical et de sa syntaxe.
Elle est muette chez le médecin et l’infirmière. Les langues nationales dominent l’espace jusqu’au plus intime d’entre eux. La langue dite officielle n’a plus de sens logique dans notre chambre nuptiale. À la poste, à la banque comme à la station d’essence, les langues nationales s’affichent joyeuses et riantes. Même les panneaux publicitaires de nos villes arborent le drapeau des langues nationales. Eh bien, les télés, les radios la diffusent dans le territoire national comme international. Des portails Internet font défiler leurs alphabets et leurs différents caractères. Les langues dites nationales dominent notre quotidien, c’est pourquoi au marché ou chez le vendeur de charbon elles culminent. Sans elles aucun waxaale (négociation en wolof, mais je jure que cette négociation est épuisante, ici, au Sénégal d’où je vous écris ce texte) ne serait possible.
Donnons, donc, à ces langues dites nationales la chance de devenir notre vrai outil pour manipuler les concepts venus d’ailleurs et qui tentent de gérer notre quotidien. Voilà un de leur concept « gérer » de sa vraie version anglaise « manager ». Mais on ne gère/manage pas un peuple, on le gouverne dans sa langue et la philosophie qu’elle véhicule. Je crois d’ailleurs, sans risque de me tromper, que notre place dans la géopolitique mondiale dépendra de la philosophie que véhiculent nos langues et non celles dites Officielles dans plusieurs de nos pays. Sinon nous aurons les mêmes vues et attitudes réflexives que notre ancienne métropole. Et cela arrive que les dirigeants de nos pays se rangent, selon cette triste réalité dans les conférences internationales, à côté de leurs « mentors » occidentaux pour être tranquilles avec/dans leurs consciences. Eh bien, ne vous trompez pas, même les chercheurs et les plus indépendants d’entre aux agissent de la même manière. Loin de moi toute forme de disculpation inutile ; sinon je ne serai jamais logique avec ma démarche.
Je disais plus haut que tous les pays qui se sont développés se sont développés à travers leur langue. Même ceux qui ont emprunté la « modernité » dite occidentale ont traduit la philosophie des pays qui forment cet espace historique pour mieux maîtriser les éléments qui cadrent et/ou qui complètent leurs propres intuitions. Mais arrivé à nous, le concept d’assimilation advint avec un contenant politiquement déshumanisant.
Nous, Africains, nous nous sommes égarés dans la maîtrise sophistiquée des autres langues oubliant la part d’aliénation (à longue durée) qu’elle engendre dans tous les domaines de la vie pratique comme philosophique. Toutes les incongruités que nous relevons, dans nos comportements quotidiens, sont liées à ce phénomène qui nous échappe toujours. Nous avons voulu plaquer les principes de l’occidentalisation comme une recette finie et nos comportements antérieurs comme des objets égarés qui méritent leur place au Musée du Quai Branly ! Mais « chassé au naturel il revient au galop », c’est une philosophie occidentale dont l’applicabilité chez nous ne mérite aucune démonstration. Voilà notre faute et la plus fatale.
D’autres bien plus musclés, que moi intellectuellement, ont démontré la pertinence de nos langues. Quelle évidence ! Si nos écoles sont ce qu’elles sont ; c’est bien lié à tout cela. Nous nous mentons toujours à nous-mêmes comme des enfants auxquels on vient d’offrir un nouveau jouet. Ne jouons pas avec nos langues dites nationales.
Revenons un pas en arrière. Un historien qui demande un recul n’est pas condamnable, le condamnable est celui qui se refuse de voir la massivité de nos langues nationales dans tout ce que nous produisons et reproduisons. Il faut donc être conséquent et se dire que si l’université, enfin l’école d’aujourd’hui piétine c’est bien que nos langues nationales affrontent les langues dites du Savoir (depuis longtemps d’ailleurs) dans cet espace qui encourage la diversité.
Aidez-moi à vous convaincre que je ne cherche point un retour irréfléchi et inconséquent vers le lit sentimental de mon africanité. Je suis historien, je me projette dans l’avenir sur la base de notre passé et du présent que nous vivons. Je crois qu’il faut redonner plus de sérieux à nos langues. Elles sont utilisées pour transmettre la connaissance même à l’université. Moi le haalpulaar, j’utilise les mots wolofs les plus à même de faire comprendre mes étudiants quand mon français, la langue Officielle, m’échappe et/ou si elle se complique pour mon auditoire. Les langues dites nationales doivent revivre dès le primaire, chaque région du pays doit faire choisir dès l’entrée une langue nationale du pays comme deuxième langue obligatoire jusqu’à la fin du cursus universitaire. Ah oui, c’est bien possible, car une jolie Loi, ou un sympathique décret présidentiel peuvent l’instaurer dans la mesure où des lois, de jour de vacances chômés et payés, existent sans perturber nos consciences !
Donc donnons plus de poids à nos langues pour que les projets que nous développons aujourd’hui puissent servir demain et devenir la base essentielle de la fierté des héritiers.
Je disais aussi que notre insertion dans la géopolitique mondiale dépend de notre recours judicieux à nos langues, traditions, cultures pour mieux apporter nos contributions dans la marche du monde. Je reste convaincu que si nous n’agissons pas de cette manière les « guerres dites contre les terroristes » nous feront toujours souffrir. D’autres réalités « purement » occidentales viendront, au nom de la mondialisation des malheurs, taper à nos portes. Cette situation nous connecte directement aux conséquences les plus dramatiques de la modernité que nous vivons par simple procuration.
Les paradigmes venant de l’autre côté doivent passer par le filtre épais de nos philosophies pour qu’ils puissent prospérer et devenir pertinents en toute circonstance et en tout lieu. Tel n’a jamais été le cas et ne sera peut-être jamais le cas. Beaucoup de projets de développement tirent leur échec de ce manque de prise en compte de nos réalités philosophiques, celles qui nous lie à notre environnement et donc à nos besoins les plus immédiats. Je ne suis pas antimoderne (en fait anti-postmoderne !), mais la « modernité » d’aujourd’hui est problématique. Elle est presque antiphilosophique et cela révulse tout esprit. Car sans philosophie discutée, le monde n’aura aucun sens. Et nous avons tendance à ne plus discuter les nouvelles philosophies occidentales en émergence. Elles ont rompu avec la colonisation physique de nos territoires, maintenant celle de nos mentalités. Enfin elles reviennent par la porte des paradigmes et des universaux justement, comme la « sécurité humaine », « post-conflit », « réconciliation », « reconstruction », « éradication », « défense nationale » par exemple. Nous sommes comme embourbés dedans : Mali, RCA et un peu partout en Afrique, jusqu’en RDC. Suite logique d’un long et coercitif enslavement mental ?
La folie marchande du monde occidental, elle aussi, nous emprisonne dans des concepts philosophiques, économiques, théoriques qui ne nous concernent que parce que nous ne prenons pas le temps de regarder nos réalités. Je ne défends point l’autarcie en le déclarant de manière si péremptoire. Mais j’évoque notre incapacité (enfin refus, de notre part, en réalité) à philosopher sur leur nouvelle philosophie économique et stratégique avant tout accord et toute application. Nous prenons tout ce qui vient de l’Occident comme une thérapie du mal qu’ils nous font et que nous nous faisons nous-mêmes à vouloir suivre le rythme de leur « propre modernité ».
Aujourd’hui plus qu’hier, l’Occident se déverse sur nous et nous devons le lire selon les livres que produisent ses nouveaux « chercheurs spécialisés sur nous » et non plus par l’interface que constituent leurs anciens livres, ceux qu’ils nous ont laissés en héritage. Ils sont dépassés. Ils le savent et font tout pour nous empêcher de mieux siéger. Notre apparition à leur côté doit toujours sentir le parfum de nos terroirs.
L’enracinement et l’ouverture de Senghor, le Grand Littéraire, prend tout son sens, aujourd’hui, dans notre monde. Cette sentence profonde mérite une vraie relecture. Parce que, je crois que depuis Senghor, nous sommes restés trop ouverts ; au point de sembler être en véritable lévitation au-dessus de notre propre socle. Nos racines sont à l’air libre, et aucun agronome ne nous demandera de dénuder nos arbres de cette façon. Remettons nos troncs au fond de nos terres et réfléchissons sur les possibilités de mettre en chantier un vaste chantier de création d’une société nouvelle pour le devenir de cette partie de notre planète sur la base de l’enseignement de nos langues et des cultures qu’elles portent.
Nous sommes déjà si ouverts au monde et participons de son histoire de manière importante au point que l’avenir du monde semble se déplacer vers nous. Et donc, nous devons renforcer nos propres philosophies de la vie pour que ceux qui reviennent, encore une fois, comprennent que nous avons assimilés toutes nos leçons d’histoire. L’enjeu est de taille, car nos langues doivent dominer le commerce de demain pour que nous puissions bénéficier des retombées, par exemple, de ces multiples conventions minières que nous signons pour l’extraction de nos richesses. Elles nous causent aujourd’hui plus de problèmes que de solutions. Nous avons suivi l’injonction littérale des mots (« rentabilité ») nés dans d’autres philosophies et d’autres réalités environnementales.
Toutes les sociétés humaines du monde sont en transition dans leur propre langue et propre philosophie ; nous sommes les seuls à vouloir nous entêter à amorcer cette transition mondiale dans les langues et les philosophies des autres.
À vos langues dites et décrétées nationales !
Abdarahmane NGAIDE (Bassel),
Enseignant-Chercheur au Dpt d’Histoire/UCAD, Chercheur résident à l’IEA de Nantes (France).
Dakar 05/01/2014
avomm.com
Prenons, la prose dont parle Walter Benjamin comme la formalisation à laquelle une langue aspire pour devenir le socle du développement et du devenir du peuple qui la produit. Nos langues ont dépassé les phases musicale et architectonique. Elles doivent maintenant entrer, de manière définitive et irréversible, dans la phase textile pour tisser ensemble nos différences et nous permettre de peser dans le monde où, le combat des langages produit aujourd’hui une langue incompréhensible et donc inintelligible.
Les langues dites nationales, celles dont l’avenir est scellé par la Constitution, méritent d’être revalorisées afin que leur dynamisme historique, incontestable, puisse servir dans la construction de nos futures Nations. Nous pouvons développer leur génie par le biais du renforcement de leur enseignement et la diversification des canons de leurs supports de diffusion. Je suis surpris, aujourd’hui, à penser que nos langues doivent prendre d’assaut nos écoles, nos lycées et toutes nos universités. Cette réalité s’impose et mérite les débats dans les 20 ou 30 années à venir si le pessimisme gagne sur mes convictions les plus profondes.
Le long, difficile et incroyable chemin de la traduction est un chantier que nous devons ouvrir pour les générations futures. Il n’est jamais trop tard. Les philosophies et tactiques économiques et sécuritaires du monde doivent être enseignées dans nos langues dites nationales ! Quel scandale ! Que lui arrive-t-il, à cet enseignant francophone et arabophone en perdition, pour qu’il se fende de cette vérité « immonde » ? Cette vérité est profondément ancrée en chacun d’entre nous, mais nous avons la lassitude nécessaire pour nous en détourner. Alors que nous devons vite trancher afin de tracer les jalons de l’avenir des héritiers de nos héritiers. Je suis aujourd’hui convaincu que c’est ma génération qui gouverne presque dans la majorité des pays intelligents d’Afrique. Et donc, elle doit assumer une responsabilité historique à un tournant mondial sans appel que Mandela vient de fermer en apothéose, et la plus mystique possible d’entre toutes. L’Afrique du Sud (l’Afrique), ce 10 décembre 2013 à Johannesburg, a démontré qu’elle avait un message à partager avec le monde par le biais du mythique Madiba. Paix à son âme ! Avons-nous compris ?
Je suis né juste après les indépendances et donc j’ai gouté à tous les types de régimes politiques et à tous les systèmes scolaires qui ont plus desservi les Africains que leur faire bénéficier des délices philosophiques de leur existence telle qu’ils la pensent dans leur langue et culture respectives. Moi qui suis formé en arabe et en français, parlant trois langues nationales partagées entre deux à trois ou plusieurs autres pays et obligé que je suis, aujourd’hui, de réapprendre l’anglais ou me mettre à sa version globish pour que ma recherche ait tout son sens, je rêve en affirmant tout cela avec une certaine aisance qui peut être soupçonnée de légèreté !
Mais un petit constat pour lever ne serait-ce qu’une seule de nos équivoques possibles : les langues dites nationales n’ont de sens qu’enseignées ! Elles sont dans la Constitution ! Quelle est la pertinence de cette Loi qui les scelle sans leur donner le moyen de concurrencer la langue qui tient lieu d’Officielle alors qu’elle n’a aucune racine nationale ? Je ne suis ni raciste ni afro-biceps, mais je me pose toujours cette question invalidante, pour la masse du peuple, comment officialiser une « langue élitiste » que nos bureaucrates, conscients de la prégnance des langues nationales, n’ont jamais utilisé et n’utilisent que pour produire du document écrit (sic !) en français ou en arabe ? Ils trahissent en traduisant, donc nos documents d’archives sont peut être tous des faux depuis nos indépendances ! Les langues dites nationales sont si envahissantes ? Elles ont le mérite et l’élégance d’être toujours là sinon beaucoup de chose se seraient perdues.
Aucun pays, aucune nation au monde ne se sont développés en dehors/hors/dans le décor de leur langue, véhicule indispensable de leur philosophie de la vie. Toute la philosophie de la vie et l’attention qu’un peuple porte à autrui n’ont de sens que sues, lues, écrites et enseignées dans la langue qui les a vu naître et croître de manière indissociable. Toutes les sociétés du monde traduisent dans leurs langues pour mieux saisir la philosophie des autres cultures. Ce chantier aurait dû être ouvert dès les indépendances pour permettre à notre monde et à nos civilisations de rester encore debout face au reste du monde qui ne cesse de se rapprocher sans pour autant limiter les dangers et les risques que l’humanité redoute.
Penser dans une autre langue et en écrire une autre, et devoir en appliquer les subtilités s’avèrent comme des opérations très difficiles à concilier. Nous, Africains, avons plusieurs langues. Nous formons, avec de rares autres peuples, le peuple qui utilise tous les rudiments de toutes les langues dites officielles dans le monde, mais nos langues restent dans des territoires rétrécies alors que leur philosophie nous commande de manière globale voire envahissante. C’est ce paradoxe inouï qui me fait, aujourd’hui penser plus que jamais, qu’il nous faut mettre nos langues au travail tel qu’elles n’ont jamais cessé de le faire depuis qu’elles ont franchi le stade de leur test musical. Elles ont besoin de reprendre leur place, c’est-à-dire devenir nos langues d’enseignement et de notre projection dans le monde qui commence. J’en suis maintenant convaincu, car nous sommes tous des analphabètes arrimés à d’autres langues, d’autres philosophies en désaccord avec les nôtres. Nous le vivons dans les déchirements académiques toujours dramatiques. Les révisions des constitutions et autres filouteries syntaxiquement politiques tirent leurs ressources destructives dans ces tiraillements sémantiques et d’écoles qui ne répondent à aucune philosophie organisationnelle de notre propre monde.
Nos perceptions de la vie et de ce qui nous entoure sont différentes car fondées sur des philosophies, des cosmogonies voire des futilités de racines différentes. Cela ne signifie point un rejet des autres, mais bien mieux que ça, leur reconnaissance comme différents mais toujours complémentaires. Leurs langues nous servent de lieux de jonction et d’échanges fondements et essence de toute fidèle traduction de nos relations sociales. C’est dans leurs langues unifiées donc officielles que nous pénétrons leur philosophie ; et donc ce qui signifie que nous opérons des tamis permanents, par le biais de notre langue et de notre culture, pour disséquer leurs idées.
Les langues dites nationales ont le chemin si grand ouvert, car nos peuples ne s’intéressent plus qu’à l’efficacité pratique des langues. Tous nos bureaux grouillent d’autres langues que celle décrétée Officielle. Du matin au soir et jusque dans les amphithéâtres de nos Universités, les langues nationales s’échangent et les bureaux se métamorphosent, car la langue Officielle disparaît parce que devenue inefficace. Elle est couchée et d’ailleurs très souvent mal couchée sur un bout de papier. Je parle de son usage grammatical et de sa syntaxe.
Elle est muette chez le médecin et l’infirmière. Les langues nationales dominent l’espace jusqu’au plus intime d’entre eux. La langue dite officielle n’a plus de sens logique dans notre chambre nuptiale. À la poste, à la banque comme à la station d’essence, les langues nationales s’affichent joyeuses et riantes. Même les panneaux publicitaires de nos villes arborent le drapeau des langues nationales. Eh bien, les télés, les radios la diffusent dans le territoire national comme international. Des portails Internet font défiler leurs alphabets et leurs différents caractères. Les langues dites nationales dominent notre quotidien, c’est pourquoi au marché ou chez le vendeur de charbon elles culminent. Sans elles aucun waxaale (négociation en wolof, mais je jure que cette négociation est épuisante, ici, au Sénégal d’où je vous écris ce texte) ne serait possible.
Donnons, donc, à ces langues dites nationales la chance de devenir notre vrai outil pour manipuler les concepts venus d’ailleurs et qui tentent de gérer notre quotidien. Voilà un de leur concept « gérer » de sa vraie version anglaise « manager ». Mais on ne gère/manage pas un peuple, on le gouverne dans sa langue et la philosophie qu’elle véhicule. Je crois d’ailleurs, sans risque de me tromper, que notre place dans la géopolitique mondiale dépendra de la philosophie que véhiculent nos langues et non celles dites Officielles dans plusieurs de nos pays. Sinon nous aurons les mêmes vues et attitudes réflexives que notre ancienne métropole. Et cela arrive que les dirigeants de nos pays se rangent, selon cette triste réalité dans les conférences internationales, à côté de leurs « mentors » occidentaux pour être tranquilles avec/dans leurs consciences. Eh bien, ne vous trompez pas, même les chercheurs et les plus indépendants d’entre aux agissent de la même manière. Loin de moi toute forme de disculpation inutile ; sinon je ne serai jamais logique avec ma démarche.
Je disais plus haut que tous les pays qui se sont développés se sont développés à travers leur langue. Même ceux qui ont emprunté la « modernité » dite occidentale ont traduit la philosophie des pays qui forment cet espace historique pour mieux maîtriser les éléments qui cadrent et/ou qui complètent leurs propres intuitions. Mais arrivé à nous, le concept d’assimilation advint avec un contenant politiquement déshumanisant.
Nous, Africains, nous nous sommes égarés dans la maîtrise sophistiquée des autres langues oubliant la part d’aliénation (à longue durée) qu’elle engendre dans tous les domaines de la vie pratique comme philosophique. Toutes les incongruités que nous relevons, dans nos comportements quotidiens, sont liées à ce phénomène qui nous échappe toujours. Nous avons voulu plaquer les principes de l’occidentalisation comme une recette finie et nos comportements antérieurs comme des objets égarés qui méritent leur place au Musée du Quai Branly ! Mais « chassé au naturel il revient au galop », c’est une philosophie occidentale dont l’applicabilité chez nous ne mérite aucune démonstration. Voilà notre faute et la plus fatale.
D’autres bien plus musclés, que moi intellectuellement, ont démontré la pertinence de nos langues. Quelle évidence ! Si nos écoles sont ce qu’elles sont ; c’est bien lié à tout cela. Nous nous mentons toujours à nous-mêmes comme des enfants auxquels on vient d’offrir un nouveau jouet. Ne jouons pas avec nos langues dites nationales.
Revenons un pas en arrière. Un historien qui demande un recul n’est pas condamnable, le condamnable est celui qui se refuse de voir la massivité de nos langues nationales dans tout ce que nous produisons et reproduisons. Il faut donc être conséquent et se dire que si l’université, enfin l’école d’aujourd’hui piétine c’est bien que nos langues nationales affrontent les langues dites du Savoir (depuis longtemps d’ailleurs) dans cet espace qui encourage la diversité.
Aidez-moi à vous convaincre que je ne cherche point un retour irréfléchi et inconséquent vers le lit sentimental de mon africanité. Je suis historien, je me projette dans l’avenir sur la base de notre passé et du présent que nous vivons. Je crois qu’il faut redonner plus de sérieux à nos langues. Elles sont utilisées pour transmettre la connaissance même à l’université. Moi le haalpulaar, j’utilise les mots wolofs les plus à même de faire comprendre mes étudiants quand mon français, la langue Officielle, m’échappe et/ou si elle se complique pour mon auditoire. Les langues dites nationales doivent revivre dès le primaire, chaque région du pays doit faire choisir dès l’entrée une langue nationale du pays comme deuxième langue obligatoire jusqu’à la fin du cursus universitaire. Ah oui, c’est bien possible, car une jolie Loi, ou un sympathique décret présidentiel peuvent l’instaurer dans la mesure où des lois, de jour de vacances chômés et payés, existent sans perturber nos consciences !
Donc donnons plus de poids à nos langues pour que les projets que nous développons aujourd’hui puissent servir demain et devenir la base essentielle de la fierté des héritiers.
Je disais aussi que notre insertion dans la géopolitique mondiale dépend de notre recours judicieux à nos langues, traditions, cultures pour mieux apporter nos contributions dans la marche du monde. Je reste convaincu que si nous n’agissons pas de cette manière les « guerres dites contre les terroristes » nous feront toujours souffrir. D’autres réalités « purement » occidentales viendront, au nom de la mondialisation des malheurs, taper à nos portes. Cette situation nous connecte directement aux conséquences les plus dramatiques de la modernité que nous vivons par simple procuration.
Les paradigmes venant de l’autre côté doivent passer par le filtre épais de nos philosophies pour qu’ils puissent prospérer et devenir pertinents en toute circonstance et en tout lieu. Tel n’a jamais été le cas et ne sera peut-être jamais le cas. Beaucoup de projets de développement tirent leur échec de ce manque de prise en compte de nos réalités philosophiques, celles qui nous lie à notre environnement et donc à nos besoins les plus immédiats. Je ne suis pas antimoderne (en fait anti-postmoderne !), mais la « modernité » d’aujourd’hui est problématique. Elle est presque antiphilosophique et cela révulse tout esprit. Car sans philosophie discutée, le monde n’aura aucun sens. Et nous avons tendance à ne plus discuter les nouvelles philosophies occidentales en émergence. Elles ont rompu avec la colonisation physique de nos territoires, maintenant celle de nos mentalités. Enfin elles reviennent par la porte des paradigmes et des universaux justement, comme la « sécurité humaine », « post-conflit », « réconciliation », « reconstruction », « éradication », « défense nationale » par exemple. Nous sommes comme embourbés dedans : Mali, RCA et un peu partout en Afrique, jusqu’en RDC. Suite logique d’un long et coercitif enslavement mental ?
La folie marchande du monde occidental, elle aussi, nous emprisonne dans des concepts philosophiques, économiques, théoriques qui ne nous concernent que parce que nous ne prenons pas le temps de regarder nos réalités. Je ne défends point l’autarcie en le déclarant de manière si péremptoire. Mais j’évoque notre incapacité (enfin refus, de notre part, en réalité) à philosopher sur leur nouvelle philosophie économique et stratégique avant tout accord et toute application. Nous prenons tout ce qui vient de l’Occident comme une thérapie du mal qu’ils nous font et que nous nous faisons nous-mêmes à vouloir suivre le rythme de leur « propre modernité ».
Aujourd’hui plus qu’hier, l’Occident se déverse sur nous et nous devons le lire selon les livres que produisent ses nouveaux « chercheurs spécialisés sur nous » et non plus par l’interface que constituent leurs anciens livres, ceux qu’ils nous ont laissés en héritage. Ils sont dépassés. Ils le savent et font tout pour nous empêcher de mieux siéger. Notre apparition à leur côté doit toujours sentir le parfum de nos terroirs.
L’enracinement et l’ouverture de Senghor, le Grand Littéraire, prend tout son sens, aujourd’hui, dans notre monde. Cette sentence profonde mérite une vraie relecture. Parce que, je crois que depuis Senghor, nous sommes restés trop ouverts ; au point de sembler être en véritable lévitation au-dessus de notre propre socle. Nos racines sont à l’air libre, et aucun agronome ne nous demandera de dénuder nos arbres de cette façon. Remettons nos troncs au fond de nos terres et réfléchissons sur les possibilités de mettre en chantier un vaste chantier de création d’une société nouvelle pour le devenir de cette partie de notre planète sur la base de l’enseignement de nos langues et des cultures qu’elles portent.
Nous sommes déjà si ouverts au monde et participons de son histoire de manière importante au point que l’avenir du monde semble se déplacer vers nous. Et donc, nous devons renforcer nos propres philosophies de la vie pour que ceux qui reviennent, encore une fois, comprennent que nous avons assimilés toutes nos leçons d’histoire. L’enjeu est de taille, car nos langues doivent dominer le commerce de demain pour que nous puissions bénéficier des retombées, par exemple, de ces multiples conventions minières que nous signons pour l’extraction de nos richesses. Elles nous causent aujourd’hui plus de problèmes que de solutions. Nous avons suivi l’injonction littérale des mots (« rentabilité ») nés dans d’autres philosophies et d’autres réalités environnementales.
Toutes les sociétés humaines du monde sont en transition dans leur propre langue et propre philosophie ; nous sommes les seuls à vouloir nous entêter à amorcer cette transition mondiale dans les langues et les philosophies des autres.
À vos langues dites et décrétées nationales !
Abdarahmane NGAIDE (Bassel),
Enseignant-Chercheur au Dpt d’Histoire/UCAD, Chercheur résident à l’IEA de Nantes (France).
Dakar 05/01/2014
avomm.com