Je ne peux pas ne pas réagir à la sortie de mes deux aînés sociaux et intellectuels : Ciré Bâ et Boubacar Diagana. Fracassante !
J’ai assisté il y a quelques mois à une émission animée par des Boghéens de la diaspora. C’était génial, car je ne les connaissais pas tous malgré notre appartenance au vaste et complexe territoire dit des Halaaybe, d’ailleurs une désignation de plus en plus désuète car répondant à des critères qui ne fonctionnent que difficilement aujourd’hui. Mais nous appartenons aussi, malgré les liens de sang avérés qui nous unissent, à des micro-territorialités villageoises qui ont façonné notre univers mental et construit nos trajectoires personnelles jusqu’à ne plus pouvoir nous voir, mais communiquer à travers la magie de la technologie moderne.
L’émission tournait autour de cette question énigmatique : Pourquoi Boghé ne se développe pas ? Bien sûr que je défendais le contraire, car le développement n’est pas seulement ce qu’on voit. Immergés que nous sommes à Sydney, Dakar, Paris, New York nous avons en arrière plan l’immensité et le gigantisme de ce qui apparaît comme le développement oubliant les poches de pauvretés urbaines, le taux de chômage et tant d’autres signes douloureux du développement tel qu’il est aujourd’hui conduit par le verbe du FMI, de la Banque mondiale et des multinationales. Chez nous le développement répond, souvent, à d’autres critères si cyniques qu’il m’est impossible de les énumérer.
Je défendais donc que Boghé bouge beaucoup et dans tous les sens. C’est ce tourbillon qui rend son développement actuel invisible. Tout le monde est désaxé car l’épicentre de la ville est en train de se déplacer ou bien c’est déjà déplacé. L’amorce en a été faite au début des années 1990. L’événement est passé par là accentuant l’étouffement social et l’éclatement des familles et leur dispersion hors de leur quartier de naissance. Les réorganisations des relations internes, les nouvelles possibilités d’ascension économique ont engendré la naissance d’une classe sociale moyenne, intelligente et instruite. Toutes les familles et de tous les villages ont accès à l’école, à l’eau, à l’électricité et à la haute administration. D’ailleurs Boghé et son territoire est fascinant comme les autres territoires du sud du pays certainement. En effet chaque village s’est presque « spécialisé » j’ose dire : ce village a produit des mathématiciens, ce village des médecins, ce village des administrateurs, ce village des imams et bien sûr aussi des vagabonds et dans toutes les familles sans distinction de conditions sociales.
Et donc le changement est déjà perceptible à ce niveau. Beaucoup de familles ont un revenu acceptable au point que le régime alimentaire a changé. Le lacciri e haako est difficile à avoir le soir et le gniiri e buna plus nebbam sirme introuvable sauf en imagination olfactive. Les conditions climatiques ont longtemps baissé et l’irrigation de la plaine de Boghé, pour la défense de laquelle des aïeuls (en réalité les propriétaires terriens !) ont été incarcérés, toussote depuis bientôt 20 ans car les redevances n’entrent pas dans la caisse. C’est un peu paradoxal quand on sait que beaucoup de familles ont des cadres en leur sein qui auraient pu s’acquitter de ces redevances.
Une question cruciale se pose ici : pour sauvegarder les acquis de la terre il faut bien se réveiller et mettre la main dans la poche avant d’être exproprié encore une fois. Mais une autre idée me vient à l’esprit : les descendants des propriétaires terriens sont-ils les plus pauvres ou comptent-ils sur d’autres sites économiques pour faire survivre leurs familles ? En tout cas « nana doon » ! Je ne sais pas encore car aucune statistique ne me permet de l’affirmer. Des études dans ce sens s’imposent pour appréhender encore les changements. Car le développement c’est aussi ce presqu’invisible : le sourire de ceux que la société stigmatisait. Presque tout le monde mange, le soir, du macaroni, du vermicelle aujourd’hui à Boghé.
Les choses ont beaucoup changé au sud du pays et j’ai l’habitude de l’affirmer dans les interviews que j’accorde rarement aux sites ou journaux mauritaniens. La dernière en date a été réalisée avec Kassataya (que je remercie encore au passage). J’ai tenu ce propos : « J’ai eu cette idée un jour. Si on développait l’axe sud, nous développerions une nouvelle culture qui s’efforcera d’irradier toute la société. Je le dis de manière rapide, car je crois fermement qu’une nouvelle culture mauritanienne n’apparaîtra qu’au sud. La nature même y contribue. Le peuple mauritanien est obligé de descendre vers le sud. Le sud est l’avenir du monde et cela se vérifie chaque année. Quand je m’exprime de cette façon, c’est pour vous dire que mon espoir reste vivace et qu’il suffit de se débarrasser des réflexes identitaires pour voir le résultat de l’ouverture à l’autre. Facile en paroles, mais difficile dans les actes quotidiens de notre administration et des hommes qui nous gouvernent. Voilà le problème majeur de la Mauritanie : le régime et le projet de société dont il est porteur. C’est pourquoi on ressent comme une démission ambiante de tous même ceux de la diaspora. C’est incroyable que l’histoire. »
C’est l’un des éléments inconscients qui nous rend aveugles devant nos villes au point de ne plus les reconnaître. Mais oui, nos villages et nos villes du sud sont défigurées dans leur essence même. Je parlais de déplacement d’épicentre plus haut et bien c’est cela qui arrive à toutes nos villes. Les centres nerveux du pouvoir spirituel, économique et politique « originels » sont submergés par de nouvelles arrivées. Le noyau éclate et tout autour de lui se forment de nouvelles demeures, de nouvelles familles, de nouvelles réalités et de nouvelles pratiques de la ville qui semblent si étranges. Nos villes ne sont pas en train de mourir. Elles changent de faciès. Elles changent de commerce économiquement comme socialement parlant. Ce sont ces choses qui nous parlent un langage incompréhensible jusqu’à la désolation. Nos sentiments sont bouleversés et des larmes peuvent même couler. Aduna wayliima, guure pussi, yimbe caariima.
De nouvelles relations matrimoniales se nouent et d’anciennes se revigorent récréant un nouveau tissu social qui a fortement besoin d’air et donc d’espace. Il construit de nouvelles demeures indépendantes du noyau central. La ville se décentralise et donc amène avec elle une partie de son mythe fondateur pour valider l’existence de cette nouvelle greffe. Elle n’était auparavant que « nouvel élément » avant de prendre l’allure d’un véritable membre [quartier] et donc revendiquer son appartenance au corps urbain. Plus un espace est rétréci, plus les injustices augmentent. Dès lors, il faut veiller à la démographie. La surpopulation est à l’origine de cette sensation d’étouffement qui plonge la société dans cette recherche, et par tous les moyens, d’espaces de respiration et d’expression. La Mauritanie du nord vit cette réalité et celle du sud la subit. C’est aussi simple que cela aujourd’hui si on se met devant le constat de l’irréversibilité de l’existence de ces nouveaux quartiers de nos villes. Et je reste persuadé que c’est cela qui leur donne leur caractère de villes justement. C’est quand l’histoire de leur fondation se brouille à cause des bifurcations des récits que le noyau se rend compte que sa légitimité vacille, il négocie ou il disparait C’est une loi presque naturelle, car l’appartenance commune et partagée légitime la course à l’accès au pouvoir. Nos villes valident presque cette réalité présente/pesante. Grouillez-vous les candidats aux mairies du sud.
Boghé le vit intensément, douloureusement pour certains et comme espérance pour d’autres. Boghé-Escale est devenu exigu car la population a augmenté du Quartier Liberté au Gambol. Tout ou presque a changé. Bakary Simaka, chef de classe de notre terminale, ne démentira pas mes propos. Il partage avec Alpha Diongue, Sileye Hamet, Abdoulaye Dia, Hamady Bodiel alias Albert Camus, Demba Gaye, mon cousin de Arihara Abou Alpha Lô et mon plus qu’ami Jules Diop la passion de Boghé.
De belles maisons sont apparues démontrant par leur immensité [paraissant injustifiée !] que le régime social a aussi changé et que donc les hommes doivent suivre le rythme. Car la société continue de traîner ses avatars au point que les points de vue sur la ville s’exacerbent d’année en année. Mon ancien maire Massar Cissokho ne démentira pas ce que je viens de dire. Oumar Diaw qui est en Australie ne dira pas le contraire à ce que je crois. Alors Baba Ould Jiddou et Mouvid mon promo devenu banquier et cappato-kalajo que dites-vous encore alors ! Bon je ne cite pas mon petit frère ould Maaloum, car lui il a choisi de se dissoudre, comme cet excellent sel qui nous venait de Teggaza, dans la société haalpular en épousant ma cousine de l’autre rive. Wark nak chi-layne wâssou bî-dhou en-nnass ? Aziz gouli hîîlâ !
Nos villes aussi changent parce que le social et l’économique changent. La demande d’accès au commandement répond à de nouveaux critères et tout cela hante la population. Les nouveaux cadres des 22 villages veulent aussi leur visibilité en tant que Boghéens, car les villages sont terriblement dénudés et Nouakchott est devenu le refuge. Au lieu de construire des demeures à Boghe Dow, ils ont préféré Nouakchott mais s’identifiant bogeenaabe voire halaybe pour mieux régler et valider un problème d’ascension sociale et de visibilité politique. Comment donc s’étonner de voir les Maures finalement s’établir, dans nos villes, fondant des quartiers dynamiques et opportunistes au point que le centre-ville se retrouve plus proche de Kaëdi que de la préfecture et de la mairie. Moi cela ne me gêne pas, car je pense pouvoir y habiter un jour quand tout changera.
Le quartier de Gnoly existait déjà et des relations matrimoniales fortes ont longtemps interconnecté les autres quartiers d’une ville qui ressemble, de par quelques uns de ses coins, à une ruine. Donc les compétitions politiques vont augmenter au point de prendre l’allure de notre dichotomie éternelle : safalbe, maleebe, hardaneebe, bambarankoobe, nyeynbe, maccube, subalbe, halaybe vrais et halaybe par assignation purement contractuelle. Vous voyez ce que c’est que le développement : c’est l’expression des voix d’abord à l’intérieur de nos communautés pour mieux gérer ensemble nos villes. Les élections municipales sont toujours des occasions de déchirements au lieu de penser une véritable politique de nos villes. Cela arrive à Kaëdi, parce que Touldé me paraissait toujours plus peuplé que Kaëdi fonctionnant comme une escale et donc d’essence cosmopolite. Ciré, Boubacar je me trompe bougrement !
Dans les années 1975, venant d’Aïoun et ayant bourlingué de Rkiz, Rosso, Nouakchott, Nouadhibou, F’Dérick et Akjout je tombe encore sur Kaëdi ou j’avais appris à marcher quand je n’avais que deux ans seulement. D’ailleurs ma mère me rappelle toujours ce malade mental auquel j’étais « attaché » : Buudi Kelefa (?). Je crois que c’est bien son nom. Il vivait à Kaëdi au début des années soixante. La génération de Boubacar et de Ciré doit le connaître. Il était, parait-il, fréquent dans la concession familiale. Et tout bassel que j’étais, je pleurais et le suivais en rampant comme un serpent. Et il se retournait disant à ma mère : « O ko jahoowo wonnata ». Donc mon goût du voyage (ma permanente déterritorialisation est donc innée) je l’ai acquis à Kaëdi et inséré comme carte mémoire là pendant que Boubacar et Ciré couraient les rues poussiéreuses de Gataga à la poursuite de Buudi Kelefa sans se rendre compte que je venais de pleurer à ses pieds dans la cour du logement affecté à mon père. C’est extraordinaire que les gens puissent être si liés sans le percevoir la première fois. Mais le cri du cœur de la mort prochaine de Kaëdi me pénètre si fort que cette histoire enfouie dans ma mémoire est ressortie comme preuve. Belle ville qui se modernisait et l’Eternel tonton Bâ Abdoul Aziz rendait si joyeuse tous les vendredis matin quand cette longue procession d’indigents venaient prendre leur pain.
L’arrivée d’air Mauritanie et surtout d’air Sénégal ajoutait un brin de modernité si fort que j’ai toujours raté l’avion qui devait me déposer à Sélibaby pour rejoindre la famille. J’allais au Cinéma, chez les Chaïtou. Ah docteur repose en paix, homme affable, touchant et parlant cet impeccable pulaar à renverser le pouvoir à Israël.
Je courrais vers le marché, le fleuve regardant les peuples converser. Là se trouvait un abattoir et les gigots immenses de bœuf titillaient mes papilles gustatives. Rouge d’un sang si pur que les habitants de Nouakchott et d’autres à l’extérieur mangeaient avec délectation au point de ne pas se préoccuper de la traçabilité de cette viande venant du sud mauritanien. En sus de tout cela j’habitais chez mon oncle paternel directeur de l’ENVA, école qui a fait rêver des milliers de jeunes de tout le sud, et du nord certainement, moi en premier. C’est bien toutes ces mutations profondes actuelles qui peuvent nous rendre nostalgiques oubliant que le monde passé est bien passé et donc qu’il faut compter/conter avec l’histoire en cours dans laquelle certainement quelques acteurs se plaisent. Dans trente ans, ils la raconteront comme un monde en perdition. Laissons ce chemin qui risque de nous mener vers la philosophie. Et pourtant c’est bien notre philosophie de la vie qui est questionnée avec les changements urbains que nous connaissons. Elle ne cesse de changer avec les réalités de notre environnement et donc nos philosophes ont comme boulot de rendre compte de cette nouvelle philosophie dont l’énoncé et l’épistémè sont en cours de fabrication.
Mais la question est aussi autre.
Quelle politique urbaine en Mauritanie et au sud dans le cadre d’un processus de plus en complexe pour l’accès au foncier rural comme urbain ? Mon grand-frère Tidiane Koïta géographe et auteur d’une thèse sur Kaëdi me l’enseignera de manière didactique pour que je puisse appliquer la recette à Boghé, Rosso -ville fantôme aujourd’hui. Je crois bien que l’image d’une nouvelle ville-hub commercial sous-régional se profile ici rejetant les habitants hors de son périmètre. Il s’agit de la politique de la ville et que nos politiciens doivent penser sinon nous nous lamenterons toujours quand nous verrons, impuissants, notre patrimoine s’effriter.
Mais aussi la diaspora des villes doit se réveiller davantage pour faire revivre les choses. Ah vous me direz mais l’Etat ne souhaiterait pas ! Oh que cet Etat mauritanien qui participe à sa mort en voulant tuer les futures vraies villes mauritaniennes ! Enfin, je veux dire la Mauritanie de notre futur, le futur de nos enfants et des autres qui s’y ajouteront. Monsieur l’Etat peux-tu svp écouter Boubacar et Ciré et prendre en compte leur plainte. Non monsieur le futur maire, député, sénateur chef traditionnel de Kaëdi peux-tu convaincre l’électorat que Kaëdi des années 1970 égalait Nouakchott en terme de vols, car deux compagnies au moins la desservait chaque semaine et que tu souhaites reprendre cette image d’une ville moderne que l’existence de Gataga bénit. Boubacar et Ciré nous donnent ici l’image de toutes nos villes du sud. Je n’ai jamais été à Sélibaby, mais je sais une chose que les petites infrastructures administratives qui y étaient visibles jusqu’à ces dernières années datent du passage du pater de votre serviteur. Mais des échos me parviennent pour me dire que c’est une ville fantoche aussi.
Donc une politique de la ville s’impose aux maires qui arrivent et nos jeunes chercheurs doivent investir ce champ qui est encore vierge Je crois qu’il peut nous aider à rendre compte du cliché social qu’il représente pour que les maires de nos villes, issus de nos villes pensent nos villes pour que la nostalgie ne soit pas le lit de nos rêves les plus fous.
Boubacar et Ciré, merci encore de continuer à prouver qu’il faut toujours quatre mains pour soulever une petite mais large table : celle du Peuple, du Maire, de L’Etat et de la Diaspora.
Oui sauver Kaëdi, car sauver Kaëdi c’est aussi sauver les autres villes du sud.
Abdarahmane NGAIDE (Bassel), Dakar, le 25 Août 2013
Source : Bassel
J’ai assisté il y a quelques mois à une émission animée par des Boghéens de la diaspora. C’était génial, car je ne les connaissais pas tous malgré notre appartenance au vaste et complexe territoire dit des Halaaybe, d’ailleurs une désignation de plus en plus désuète car répondant à des critères qui ne fonctionnent que difficilement aujourd’hui. Mais nous appartenons aussi, malgré les liens de sang avérés qui nous unissent, à des micro-territorialités villageoises qui ont façonné notre univers mental et construit nos trajectoires personnelles jusqu’à ne plus pouvoir nous voir, mais communiquer à travers la magie de la technologie moderne.
L’émission tournait autour de cette question énigmatique : Pourquoi Boghé ne se développe pas ? Bien sûr que je défendais le contraire, car le développement n’est pas seulement ce qu’on voit. Immergés que nous sommes à Sydney, Dakar, Paris, New York nous avons en arrière plan l’immensité et le gigantisme de ce qui apparaît comme le développement oubliant les poches de pauvretés urbaines, le taux de chômage et tant d’autres signes douloureux du développement tel qu’il est aujourd’hui conduit par le verbe du FMI, de la Banque mondiale et des multinationales. Chez nous le développement répond, souvent, à d’autres critères si cyniques qu’il m’est impossible de les énumérer.
Je défendais donc que Boghé bouge beaucoup et dans tous les sens. C’est ce tourbillon qui rend son développement actuel invisible. Tout le monde est désaxé car l’épicentre de la ville est en train de se déplacer ou bien c’est déjà déplacé. L’amorce en a été faite au début des années 1990. L’événement est passé par là accentuant l’étouffement social et l’éclatement des familles et leur dispersion hors de leur quartier de naissance. Les réorganisations des relations internes, les nouvelles possibilités d’ascension économique ont engendré la naissance d’une classe sociale moyenne, intelligente et instruite. Toutes les familles et de tous les villages ont accès à l’école, à l’eau, à l’électricité et à la haute administration. D’ailleurs Boghé et son territoire est fascinant comme les autres territoires du sud du pays certainement. En effet chaque village s’est presque « spécialisé » j’ose dire : ce village a produit des mathématiciens, ce village des médecins, ce village des administrateurs, ce village des imams et bien sûr aussi des vagabonds et dans toutes les familles sans distinction de conditions sociales.
Et donc le changement est déjà perceptible à ce niveau. Beaucoup de familles ont un revenu acceptable au point que le régime alimentaire a changé. Le lacciri e haako est difficile à avoir le soir et le gniiri e buna plus nebbam sirme introuvable sauf en imagination olfactive. Les conditions climatiques ont longtemps baissé et l’irrigation de la plaine de Boghé, pour la défense de laquelle des aïeuls (en réalité les propriétaires terriens !) ont été incarcérés, toussote depuis bientôt 20 ans car les redevances n’entrent pas dans la caisse. C’est un peu paradoxal quand on sait que beaucoup de familles ont des cadres en leur sein qui auraient pu s’acquitter de ces redevances.
Une question cruciale se pose ici : pour sauvegarder les acquis de la terre il faut bien se réveiller et mettre la main dans la poche avant d’être exproprié encore une fois. Mais une autre idée me vient à l’esprit : les descendants des propriétaires terriens sont-ils les plus pauvres ou comptent-ils sur d’autres sites économiques pour faire survivre leurs familles ? En tout cas « nana doon » ! Je ne sais pas encore car aucune statistique ne me permet de l’affirmer. Des études dans ce sens s’imposent pour appréhender encore les changements. Car le développement c’est aussi ce presqu’invisible : le sourire de ceux que la société stigmatisait. Presque tout le monde mange, le soir, du macaroni, du vermicelle aujourd’hui à Boghé.
Les choses ont beaucoup changé au sud du pays et j’ai l’habitude de l’affirmer dans les interviews que j’accorde rarement aux sites ou journaux mauritaniens. La dernière en date a été réalisée avec Kassataya (que je remercie encore au passage). J’ai tenu ce propos : « J’ai eu cette idée un jour. Si on développait l’axe sud, nous développerions une nouvelle culture qui s’efforcera d’irradier toute la société. Je le dis de manière rapide, car je crois fermement qu’une nouvelle culture mauritanienne n’apparaîtra qu’au sud. La nature même y contribue. Le peuple mauritanien est obligé de descendre vers le sud. Le sud est l’avenir du monde et cela se vérifie chaque année. Quand je m’exprime de cette façon, c’est pour vous dire que mon espoir reste vivace et qu’il suffit de se débarrasser des réflexes identitaires pour voir le résultat de l’ouverture à l’autre. Facile en paroles, mais difficile dans les actes quotidiens de notre administration et des hommes qui nous gouvernent. Voilà le problème majeur de la Mauritanie : le régime et le projet de société dont il est porteur. C’est pourquoi on ressent comme une démission ambiante de tous même ceux de la diaspora. C’est incroyable que l’histoire. »
C’est l’un des éléments inconscients qui nous rend aveugles devant nos villes au point de ne plus les reconnaître. Mais oui, nos villages et nos villes du sud sont défigurées dans leur essence même. Je parlais de déplacement d’épicentre plus haut et bien c’est cela qui arrive à toutes nos villes. Les centres nerveux du pouvoir spirituel, économique et politique « originels » sont submergés par de nouvelles arrivées. Le noyau éclate et tout autour de lui se forment de nouvelles demeures, de nouvelles familles, de nouvelles réalités et de nouvelles pratiques de la ville qui semblent si étranges. Nos villes ne sont pas en train de mourir. Elles changent de faciès. Elles changent de commerce économiquement comme socialement parlant. Ce sont ces choses qui nous parlent un langage incompréhensible jusqu’à la désolation. Nos sentiments sont bouleversés et des larmes peuvent même couler. Aduna wayliima, guure pussi, yimbe caariima.
De nouvelles relations matrimoniales se nouent et d’anciennes se revigorent récréant un nouveau tissu social qui a fortement besoin d’air et donc d’espace. Il construit de nouvelles demeures indépendantes du noyau central. La ville se décentralise et donc amène avec elle une partie de son mythe fondateur pour valider l’existence de cette nouvelle greffe. Elle n’était auparavant que « nouvel élément » avant de prendre l’allure d’un véritable membre [quartier] et donc revendiquer son appartenance au corps urbain. Plus un espace est rétréci, plus les injustices augmentent. Dès lors, il faut veiller à la démographie. La surpopulation est à l’origine de cette sensation d’étouffement qui plonge la société dans cette recherche, et par tous les moyens, d’espaces de respiration et d’expression. La Mauritanie du nord vit cette réalité et celle du sud la subit. C’est aussi simple que cela aujourd’hui si on se met devant le constat de l’irréversibilité de l’existence de ces nouveaux quartiers de nos villes. Et je reste persuadé que c’est cela qui leur donne leur caractère de villes justement. C’est quand l’histoire de leur fondation se brouille à cause des bifurcations des récits que le noyau se rend compte que sa légitimité vacille, il négocie ou il disparait C’est une loi presque naturelle, car l’appartenance commune et partagée légitime la course à l’accès au pouvoir. Nos villes valident presque cette réalité présente/pesante. Grouillez-vous les candidats aux mairies du sud.
Boghé le vit intensément, douloureusement pour certains et comme espérance pour d’autres. Boghé-Escale est devenu exigu car la population a augmenté du Quartier Liberté au Gambol. Tout ou presque a changé. Bakary Simaka, chef de classe de notre terminale, ne démentira pas mes propos. Il partage avec Alpha Diongue, Sileye Hamet, Abdoulaye Dia, Hamady Bodiel alias Albert Camus, Demba Gaye, mon cousin de Arihara Abou Alpha Lô et mon plus qu’ami Jules Diop la passion de Boghé.
De belles maisons sont apparues démontrant par leur immensité [paraissant injustifiée !] que le régime social a aussi changé et que donc les hommes doivent suivre le rythme. Car la société continue de traîner ses avatars au point que les points de vue sur la ville s’exacerbent d’année en année. Mon ancien maire Massar Cissokho ne démentira pas ce que je viens de dire. Oumar Diaw qui est en Australie ne dira pas le contraire à ce que je crois. Alors Baba Ould Jiddou et Mouvid mon promo devenu banquier et cappato-kalajo que dites-vous encore alors ! Bon je ne cite pas mon petit frère ould Maaloum, car lui il a choisi de se dissoudre, comme cet excellent sel qui nous venait de Teggaza, dans la société haalpular en épousant ma cousine de l’autre rive. Wark nak chi-layne wâssou bî-dhou en-nnass ? Aziz gouli hîîlâ !
Nos villes aussi changent parce que le social et l’économique changent. La demande d’accès au commandement répond à de nouveaux critères et tout cela hante la population. Les nouveaux cadres des 22 villages veulent aussi leur visibilité en tant que Boghéens, car les villages sont terriblement dénudés et Nouakchott est devenu le refuge. Au lieu de construire des demeures à Boghe Dow, ils ont préféré Nouakchott mais s’identifiant bogeenaabe voire halaybe pour mieux régler et valider un problème d’ascension sociale et de visibilité politique. Comment donc s’étonner de voir les Maures finalement s’établir, dans nos villes, fondant des quartiers dynamiques et opportunistes au point que le centre-ville se retrouve plus proche de Kaëdi que de la préfecture et de la mairie. Moi cela ne me gêne pas, car je pense pouvoir y habiter un jour quand tout changera.
Le quartier de Gnoly existait déjà et des relations matrimoniales fortes ont longtemps interconnecté les autres quartiers d’une ville qui ressemble, de par quelques uns de ses coins, à une ruine. Donc les compétitions politiques vont augmenter au point de prendre l’allure de notre dichotomie éternelle : safalbe, maleebe, hardaneebe, bambarankoobe, nyeynbe, maccube, subalbe, halaybe vrais et halaybe par assignation purement contractuelle. Vous voyez ce que c’est que le développement : c’est l’expression des voix d’abord à l’intérieur de nos communautés pour mieux gérer ensemble nos villes. Les élections municipales sont toujours des occasions de déchirements au lieu de penser une véritable politique de nos villes. Cela arrive à Kaëdi, parce que Touldé me paraissait toujours plus peuplé que Kaëdi fonctionnant comme une escale et donc d’essence cosmopolite. Ciré, Boubacar je me trompe bougrement !
Dans les années 1975, venant d’Aïoun et ayant bourlingué de Rkiz, Rosso, Nouakchott, Nouadhibou, F’Dérick et Akjout je tombe encore sur Kaëdi ou j’avais appris à marcher quand je n’avais que deux ans seulement. D’ailleurs ma mère me rappelle toujours ce malade mental auquel j’étais « attaché » : Buudi Kelefa (?). Je crois que c’est bien son nom. Il vivait à Kaëdi au début des années soixante. La génération de Boubacar et de Ciré doit le connaître. Il était, parait-il, fréquent dans la concession familiale. Et tout bassel que j’étais, je pleurais et le suivais en rampant comme un serpent. Et il se retournait disant à ma mère : « O ko jahoowo wonnata ». Donc mon goût du voyage (ma permanente déterritorialisation est donc innée) je l’ai acquis à Kaëdi et inséré comme carte mémoire là pendant que Boubacar et Ciré couraient les rues poussiéreuses de Gataga à la poursuite de Buudi Kelefa sans se rendre compte que je venais de pleurer à ses pieds dans la cour du logement affecté à mon père. C’est extraordinaire que les gens puissent être si liés sans le percevoir la première fois. Mais le cri du cœur de la mort prochaine de Kaëdi me pénètre si fort que cette histoire enfouie dans ma mémoire est ressortie comme preuve. Belle ville qui se modernisait et l’Eternel tonton Bâ Abdoul Aziz rendait si joyeuse tous les vendredis matin quand cette longue procession d’indigents venaient prendre leur pain.
L’arrivée d’air Mauritanie et surtout d’air Sénégal ajoutait un brin de modernité si fort que j’ai toujours raté l’avion qui devait me déposer à Sélibaby pour rejoindre la famille. J’allais au Cinéma, chez les Chaïtou. Ah docteur repose en paix, homme affable, touchant et parlant cet impeccable pulaar à renverser le pouvoir à Israël.
Je courrais vers le marché, le fleuve regardant les peuples converser. Là se trouvait un abattoir et les gigots immenses de bœuf titillaient mes papilles gustatives. Rouge d’un sang si pur que les habitants de Nouakchott et d’autres à l’extérieur mangeaient avec délectation au point de ne pas se préoccuper de la traçabilité de cette viande venant du sud mauritanien. En sus de tout cela j’habitais chez mon oncle paternel directeur de l’ENVA, école qui a fait rêver des milliers de jeunes de tout le sud, et du nord certainement, moi en premier. C’est bien toutes ces mutations profondes actuelles qui peuvent nous rendre nostalgiques oubliant que le monde passé est bien passé et donc qu’il faut compter/conter avec l’histoire en cours dans laquelle certainement quelques acteurs se plaisent. Dans trente ans, ils la raconteront comme un monde en perdition. Laissons ce chemin qui risque de nous mener vers la philosophie. Et pourtant c’est bien notre philosophie de la vie qui est questionnée avec les changements urbains que nous connaissons. Elle ne cesse de changer avec les réalités de notre environnement et donc nos philosophes ont comme boulot de rendre compte de cette nouvelle philosophie dont l’énoncé et l’épistémè sont en cours de fabrication.
Mais la question est aussi autre.
Quelle politique urbaine en Mauritanie et au sud dans le cadre d’un processus de plus en complexe pour l’accès au foncier rural comme urbain ? Mon grand-frère Tidiane Koïta géographe et auteur d’une thèse sur Kaëdi me l’enseignera de manière didactique pour que je puisse appliquer la recette à Boghé, Rosso -ville fantôme aujourd’hui. Je crois bien que l’image d’une nouvelle ville-hub commercial sous-régional se profile ici rejetant les habitants hors de son périmètre. Il s’agit de la politique de la ville et que nos politiciens doivent penser sinon nous nous lamenterons toujours quand nous verrons, impuissants, notre patrimoine s’effriter.
Mais aussi la diaspora des villes doit se réveiller davantage pour faire revivre les choses. Ah vous me direz mais l’Etat ne souhaiterait pas ! Oh que cet Etat mauritanien qui participe à sa mort en voulant tuer les futures vraies villes mauritaniennes ! Enfin, je veux dire la Mauritanie de notre futur, le futur de nos enfants et des autres qui s’y ajouteront. Monsieur l’Etat peux-tu svp écouter Boubacar et Ciré et prendre en compte leur plainte. Non monsieur le futur maire, député, sénateur chef traditionnel de Kaëdi peux-tu convaincre l’électorat que Kaëdi des années 1970 égalait Nouakchott en terme de vols, car deux compagnies au moins la desservait chaque semaine et que tu souhaites reprendre cette image d’une ville moderne que l’existence de Gataga bénit. Boubacar et Ciré nous donnent ici l’image de toutes nos villes du sud. Je n’ai jamais été à Sélibaby, mais je sais une chose que les petites infrastructures administratives qui y étaient visibles jusqu’à ces dernières années datent du passage du pater de votre serviteur. Mais des échos me parviennent pour me dire que c’est une ville fantoche aussi.
Donc une politique de la ville s’impose aux maires qui arrivent et nos jeunes chercheurs doivent investir ce champ qui est encore vierge Je crois qu’il peut nous aider à rendre compte du cliché social qu’il représente pour que les maires de nos villes, issus de nos villes pensent nos villes pour que la nostalgie ne soit pas le lit de nos rêves les plus fous.
Boubacar et Ciré, merci encore de continuer à prouver qu’il faut toujours quatre mains pour soulever une petite mais large table : celle du Peuple, du Maire, de L’Etat et de la Diaspora.
Oui sauver Kaëdi, car sauver Kaëdi c’est aussi sauver les autres villes du sud.
Abdarahmane NGAIDE (Bassel), Dakar, le 25 Août 2013
Source : Bassel
* Comprendre ce texte comme une pensée en parallèle (en écho !), c’est-à-dire donnant une image presque similaire de ce qu’un autre texte décrit pour créer une fresque et rendre compte d’une seule vérité. Si quelqu’un écrivait sur Rosso et les autres villes vous allez vous rendre compte de l’idée « pensée en parallèle ». D’ailleurs c’est bien avec ces regards parallèles que nous accumulerons des connaissances sur nous-mêmes et aurons les possibilités de tracer une nouvelle politique d’ensemble que tout le monde portera. Deux jours avant sa lecture je discutais avec Maître Diallo l’homme de Djingué et l’historien mauritanien Mouhamadou Abdoul (Boghé-Rosso) plus connu sous le non usuel de Mody Diop de la situation de nos villes au sud.