En guise de souvenir, je repartage cette expérience marquante que j’avais partagée la première fois en Août 2021, soit deux ans après les faits.
C’était dans la nuit du 22 au 23 juin 2019, au fin fond de Virginie, où l’été se déclarait avec d’impitoyables piques ardentes que nous dardait un soleil passionné, déterminé à faire respecter un couvre-feu que le régime de la nouvelle saison semblait avoir décrété.
L’ombre de la nuit nous servait alors de répit et ouvrait une fenêtre sur un semblant de vie pendant que l’agonie du jour se dissipait en s’éloignant à l’horizon. Il était temps de profiter de l’absence du grand tyran et mettre le nez dehors afin d’observer le ciel en pleine face sans craindre de représailles. Observer, même dans la privation de la non regrettée lumière, la vie se réveiller sur le sol haletant et dans l’air en détente alors que tout le monde devait aller se coucher.
Mais cette nuit-là, il n’était pas question que je me laisse choir dans le déversoir nocturne des sueurs du jour – en tout cas pas si tôt – ni d’ailleurs me présenter à l’appel aux survivants qui se faisait entendre au-dehors à travers la voix des branches qui frémissaient sous la brise hésitante et l’indiscrétion des lapins qui sautillaient à tour de rôle au fond du jardin. Il fallait faire la sourde oreille aux chants des aventuriers aviens des ombres et surtout fermer les yeux sur les clignements de ces tentatrices de lucioles qui avaient déjà occupé la place.
Je devais rester à l’intérieur, éveillé, énergique et surtout concentré sur ces nouvelles qui me venaient de partout, à l’affut des chiffres qu’elles contenaient. On venait en effet d’assister à l’écoulement d’un grand jour pour la Mauritanie, mon très lointain et si proche pays. Le jour de l’élection présidentielle qui marquait l’aboutissement de mois de bouillonnements et d’excitations dans le pays et dans sa diaspora. Certains rêvaient même que ce jour marquât la fin des décennies de calvaire et d’oppressions multiformes que le peuple, dans sa majorité, souffrait au quotidien. J’étais de ceux-là !
Voilà pourquoi je n’avais pas rejoint les lucioles et autres délices du plein air ; car plus que la trêve nocturne de quelques heures avant le réveil brutal par les dents saillantes de l’astre du jour, j’espérais un répit, de ne serait-ce que quelques années, pour mon pays. Je passai ainsi la première partie de la nuit à éplucher les comptes rendus des bureaux qui me parvenaient et à évaluer les tendances. C’est là que, sous la résurgence des innombrables coups que mon corps et mon esprit avaient absorbés durant ce jour pesant, je tombai brusquement, désarmé, sur le canapé… J’avais pu tant bien que mal résister aux charmantes lucioles des fleurs et à leur lumineuse danse, mais celles de Morphée avaient l’aval des dieux et une capacité de persuasion qui dépasse l’entendement. Et bientôt, elles me révéleront l’urgence de ma convocation.
Juin 2019, j’étais aussi au cœur d’un projet qui mobilisait une grande partie de mon attention. Je rédigeais mes tomes de mathématiques en Pulaar dont la parution devait commencer en fin d’année. Il me fallait donc profiter d’un autre répit occasionné par le départ en vacances de leurs majestés mes étudiants pour enfin pouvoir savourer des jours sans yeux rivés sur les emails ou les parenthèses nocturnes consacrées aux réponses aux plus tenaces d’entre eux. J’avais deux mois pour dompter la bête et la dominer ; la dérivation d’une terminologie adaptée est l’une de ses cornes qu’il fallait manier avec délicatesse. Je passais du temps à y réfléchir. Je le faisais presque partout et tout le temps. Il se trouve que les émissaires de Morphée m’avaient sommé de les rejoindre pour discuter justement de ce point précis.
Sur ce canapé où devait régner une immobilité de mort, un songe m’absorba et le professeur m’apparut. On était loin de ce lieu virginien. On était dans mon cher et bien aimé Bélinabé où les terres du Jeeri embrassent celles du Waalo au pied des concessions ; là où les étangs ceignent le village comme pour le parer d’un collier aux perles insolites, dorées à l’argile de leurs abords parfumés, et luisantes, comme mes lucioles, au contact des rayons du même soleil. On apprécie bien là-bas ce qui nous importune ici !
Toujours est-il que mon subconscient a voulu que je rencontre Saidou à l’ouest du village à quelques cents pas d’une de ses mares-phares. Il s’était présenté dans la grande élégance qui semble l’avoir caractérisé durant toute sa vie. Il tenait un sac porte-documents par sa main droite et disposait le bras gauche de sorte que l’avant-bras reste dans l’horizontale, le poignet servait de support gestuel à ses paroles. Nous semblions donc venir du bout ouest du village en nous injectant dans l’une des routes pointant vers l’est. Nos pas étaient lents et ne semblaient pas avoir de cible précise ; ils étaient tout à l’opposé de notre discussion qui était, quant à elle, bien motivée et axée justement sur la terminologie. Je lui présentais un terme de la manière à chercher sa validation et passais au suivant.
Soudain, il m’arrêta et me demanda: « Et ‘équilibre’, comment tu l’as appelé ? » Je lui répondis que je n’avais encore pas de mot pour équilibre. Il me dit « ‘Équilibre’ en Pulaar c’est ‘Gaatawal’ ». Il me serra la main et rebroussa chemin, toujours dans le même vaisseau routier, en direction de l’ouest du village. Mais cette fois-ci, il n’était pas lent, il marchait de pied ferme, avec un but précis. Un but que je connais hélas… Car au bout ouest de cette route se trouve le cimetière du village.
Je me réveillai dans un état que je peinerai toujours à décrire, tant la clarté du rêve était éblouissante, et secouant était ce mélange d’émotions de multiples charges opposées qui peignaient cet étrange tableau que seul le subconscient qui connait ce qui nous échappe était capable de dresser.
Je m’empressai à ouvrir un fichier pour sauvegarder ce rêve, ses paramètres et son déroulement. Je n’ai pas fermé l’œil le reste de la nuit. Le lendemain, après le choc, je me mis à chercher si par hasard il y aurait ‘Gaatawal’ dans le vocabulaire du Pulaar, je n’ai trouvé aucune occurrence. Je décidai alors, en exception à une de mes règles fondamentales, de nommer ‘équilibre’ par ‘gaatawal’ et d’introduire le verbe ‘gaatde’ pour signifier ‘équilibrer’, ‘gaatondirde’ pour ‘s’équilibrer’, ainsi de suite. Oui, dans mon travail concernant le lexique, j’ai toujours refusé d’introduire une nouvelle racine. Je ne faisais que reprendre des racines existantes, les faire dériver et classer le rendu.
Dans les cas où une racine évidente ne se présentait pas, et ces cas sont très rares, je suivais alors une aptitude remarquable des langues qui est celle d’emprunter en absorbant le radical étranger et intégrant suivant sa structure caractéristique. Mais là, le mot ‘gaatawal’ a fait exception à cette règle que je m’imposais, il a été intégré dès le lendemain dans les chapitres avancés de «Gannde hiisiwe» où la notion d’équilibre est étudiée.
Mouhamadou Sy
25 Aout 2021
Source : Kassataya
C’était dans la nuit du 22 au 23 juin 2019, au fin fond de Virginie, où l’été se déclarait avec d’impitoyables piques ardentes que nous dardait un soleil passionné, déterminé à faire respecter un couvre-feu que le régime de la nouvelle saison semblait avoir décrété.
L’ombre de la nuit nous servait alors de répit et ouvrait une fenêtre sur un semblant de vie pendant que l’agonie du jour se dissipait en s’éloignant à l’horizon. Il était temps de profiter de l’absence du grand tyran et mettre le nez dehors afin d’observer le ciel en pleine face sans craindre de représailles. Observer, même dans la privation de la non regrettée lumière, la vie se réveiller sur le sol haletant et dans l’air en détente alors que tout le monde devait aller se coucher.
Mais cette nuit-là, il n’était pas question que je me laisse choir dans le déversoir nocturne des sueurs du jour – en tout cas pas si tôt – ni d’ailleurs me présenter à l’appel aux survivants qui se faisait entendre au-dehors à travers la voix des branches qui frémissaient sous la brise hésitante et l’indiscrétion des lapins qui sautillaient à tour de rôle au fond du jardin. Il fallait faire la sourde oreille aux chants des aventuriers aviens des ombres et surtout fermer les yeux sur les clignements de ces tentatrices de lucioles qui avaient déjà occupé la place.
Je devais rester à l’intérieur, éveillé, énergique et surtout concentré sur ces nouvelles qui me venaient de partout, à l’affut des chiffres qu’elles contenaient. On venait en effet d’assister à l’écoulement d’un grand jour pour la Mauritanie, mon très lointain et si proche pays. Le jour de l’élection présidentielle qui marquait l’aboutissement de mois de bouillonnements et d’excitations dans le pays et dans sa diaspora. Certains rêvaient même que ce jour marquât la fin des décennies de calvaire et d’oppressions multiformes que le peuple, dans sa majorité, souffrait au quotidien. J’étais de ceux-là !
Voilà pourquoi je n’avais pas rejoint les lucioles et autres délices du plein air ; car plus que la trêve nocturne de quelques heures avant le réveil brutal par les dents saillantes de l’astre du jour, j’espérais un répit, de ne serait-ce que quelques années, pour mon pays. Je passai ainsi la première partie de la nuit à éplucher les comptes rendus des bureaux qui me parvenaient et à évaluer les tendances. C’est là que, sous la résurgence des innombrables coups que mon corps et mon esprit avaient absorbés durant ce jour pesant, je tombai brusquement, désarmé, sur le canapé… J’avais pu tant bien que mal résister aux charmantes lucioles des fleurs et à leur lumineuse danse, mais celles de Morphée avaient l’aval des dieux et une capacité de persuasion qui dépasse l’entendement. Et bientôt, elles me révéleront l’urgence de ma convocation.
Juin 2019, j’étais aussi au cœur d’un projet qui mobilisait une grande partie de mon attention. Je rédigeais mes tomes de mathématiques en Pulaar dont la parution devait commencer en fin d’année. Il me fallait donc profiter d’un autre répit occasionné par le départ en vacances de leurs majestés mes étudiants pour enfin pouvoir savourer des jours sans yeux rivés sur les emails ou les parenthèses nocturnes consacrées aux réponses aux plus tenaces d’entre eux. J’avais deux mois pour dompter la bête et la dominer ; la dérivation d’une terminologie adaptée est l’une de ses cornes qu’il fallait manier avec délicatesse. Je passais du temps à y réfléchir. Je le faisais presque partout et tout le temps. Il se trouve que les émissaires de Morphée m’avaient sommé de les rejoindre pour discuter justement de ce point précis.
Sur ce canapé où devait régner une immobilité de mort, un songe m’absorba et le professeur m’apparut. On était loin de ce lieu virginien. On était dans mon cher et bien aimé Bélinabé où les terres du Jeeri embrassent celles du Waalo au pied des concessions ; là où les étangs ceignent le village comme pour le parer d’un collier aux perles insolites, dorées à l’argile de leurs abords parfumés, et luisantes, comme mes lucioles, au contact des rayons du même soleil. On apprécie bien là-bas ce qui nous importune ici !
Toujours est-il que mon subconscient a voulu que je rencontre Saidou à l’ouest du village à quelques cents pas d’une de ses mares-phares. Il s’était présenté dans la grande élégance qui semble l’avoir caractérisé durant toute sa vie. Il tenait un sac porte-documents par sa main droite et disposait le bras gauche de sorte que l’avant-bras reste dans l’horizontale, le poignet servait de support gestuel à ses paroles. Nous semblions donc venir du bout ouest du village en nous injectant dans l’une des routes pointant vers l’est. Nos pas étaient lents et ne semblaient pas avoir de cible précise ; ils étaient tout à l’opposé de notre discussion qui était, quant à elle, bien motivée et axée justement sur la terminologie. Je lui présentais un terme de la manière à chercher sa validation et passais au suivant.
Soudain, il m’arrêta et me demanda: « Et ‘équilibre’, comment tu l’as appelé ? » Je lui répondis que je n’avais encore pas de mot pour équilibre. Il me dit « ‘Équilibre’ en Pulaar c’est ‘Gaatawal’ ». Il me serra la main et rebroussa chemin, toujours dans le même vaisseau routier, en direction de l’ouest du village. Mais cette fois-ci, il n’était pas lent, il marchait de pied ferme, avec un but précis. Un but que je connais hélas… Car au bout ouest de cette route se trouve le cimetière du village.
Je me réveillai dans un état que je peinerai toujours à décrire, tant la clarté du rêve était éblouissante, et secouant était ce mélange d’émotions de multiples charges opposées qui peignaient cet étrange tableau que seul le subconscient qui connait ce qui nous échappe était capable de dresser.
Je m’empressai à ouvrir un fichier pour sauvegarder ce rêve, ses paramètres et son déroulement. Je n’ai pas fermé l’œil le reste de la nuit. Le lendemain, après le choc, je me mis à chercher si par hasard il y aurait ‘Gaatawal’ dans le vocabulaire du Pulaar, je n’ai trouvé aucune occurrence. Je décidai alors, en exception à une de mes règles fondamentales, de nommer ‘équilibre’ par ‘gaatawal’ et d’introduire le verbe ‘gaatde’ pour signifier ‘équilibrer’, ‘gaatondirde’ pour ‘s’équilibrer’, ainsi de suite. Oui, dans mon travail concernant le lexique, j’ai toujours refusé d’introduire une nouvelle racine. Je ne faisais que reprendre des racines existantes, les faire dériver et classer le rendu.
Dans les cas où une racine évidente ne se présentait pas, et ces cas sont très rares, je suivais alors une aptitude remarquable des langues qui est celle d’emprunter en absorbant le radical étranger et intégrant suivant sa structure caractéristique. Mais là, le mot ‘gaatawal’ a fait exception à cette règle que je m’imposais, il a été intégré dès le lendemain dans les chapitres avancés de «Gannde hiisiwe» où la notion d’équilibre est étudiée.
Mouhamadou Sy
25 Aout 2021
Source : Kassataya