Tout au long de ce mois de mars, le Média Centre de Dakar a choisi de consacrer ses mercredis de ciné-club à l’histoire du cinéma sénégalais. La dernière séance était dédiée au cinéaste Sembène Ousmane, à travers La Noire de …, son premier long métrage sorti en 1966.
Pesante et oppressante, la routine s’installe au fil du temps : les mêmes sentiers, les mêmes gens, la même quête effrénée, les mêmes soupirs…Diouana (Mbissine Diop), l’héroïne de La Noire de…, quitte la baraque où elle vit avec sa famille. Elle marche encore et encore dans les rues de Dakar, comme chaque jour depuis si longtemps. Une seule pensée rythme ses pas : trouver un travail. A chaque porte qui s’ouvre, un souffle d’espoir au fond de son cœur. Mais il s’en va comme il est venu, étouffé par le bruit d’une porte qui claque puis se referme. Quand il ne s’agit ni plus ni moins que d’éclats de rire nourris de mépris et d’indifférence.
L’attente est longue, elle est de ces instants qui reviennent sans cesse, cruellement. Et Diouana voit bien que rien n’a changé. Mais elle n’est pas seule. Tant d’autres cœurs se sont unis à sa complainte, la même faim sur toutes ces lèvres, la même fièvre sur tous ces fronts. Toute une symbolique aussi autour de cette pierre qui, le temps de l’attente, se mue en une sorte de refuge, là où vont ceux qui se sont égarés. Une femme blanche s’avance dans ce sombre décor, elle est de bon augure. Toutes veulent lui plaire, et chacune montre son plus beau profil. Il y a là alors comme un parallélisme implicitement établi entre la scène qui se donne à voir et l’histoire de la traite négrière. Toutes les composantes sont réunies : le Blanc qui choisit, le Noir que l’on choisit, sa validité mise à prix. Or c’est elle que l’on choisit, Diouana. De l’abattement à la frénésie, le pas a changé. Elle exulte de joie : ’J’ai du travail, j’ai du travail, du travail chez les Blancs !’ Chez les Blancs, elle s’occupe des enfants, ce sont là les termes du contrat qui la lie à sa patronne qu’elle appelle ‘Madame’.
D’une image à l’autre, le décor a changé. Diouana a quitté sa tenue africaine pour une robe à pois que ‘Madame’ lui a offerte. Rapide transition ou ponctuation de l’Afrique à l’Occident, et Diouana fait tache sur ce tableau. Elle se heurte à la violence du racisme. Lorsque l’on n’y fait pas allusion à la nature instinctive du nègre, tout la ramène à sa condition d’employée soumise et docile. Sous le poids du fardeau et de l’incompréhension, elle s’emmure dans un mutisme, se retire dans son monde comme derrière une tour imprenable. Un monde fait de pensées noires, quand la rage succède à la déception, la rancune à la haine. Car le fossé est grand entre l’image virtuelle de la France, celle qu’elle a vue en songe, imaginée et façonnée, et sa dimension réelle. La déception est à la mesure du mythe. La France ne se résume plus qu’à un ensemble fait de quatre pièces tout au plus, sorte de ‘France-appartement’ dont elle ne sort jamais. Elle espère tout un monde au-dehors, pense et s’interroge. Adieu tous ces rêves de découverte et d’évasion, tout n’est que mensonge ! Celle qui ne devait que ‘s’occuper des enfants’ découvre qu’elle est en fait ‘la bonne à tout faire’. Finalement, la désillusion trouve son expression, sans doute la plus achevée, dans ce cri du cœur : ‘Madame m’a menti (…), elle voulait en fait une esclave, (…) ici je suis une prisonnière.’ Des mots facilement transposables au système dans lequel elle vit, un monde de faux-semblants et de préjugés.
Et il y a, toujours si présente, la pensée de l’ailleurs : flash-back vers une période d’insouciance et de légèreté. Diouana pense aux siens laissés derrière elle. Par une petite fente entre la nostalgie et l’amertume, les regrets se sont glissés, féroces et tenaces. Se dresse sur sa route un mur d’incompréhension, le sursaut après la douce rêverie : ‘Pourquoi suis-je venue en France (…) Que doit-on penser chez moi ?’ Un peu de culpabilité aussi, parce que coupable de se sentir source d’espoir et d’envie, quelque chose qu’elle se sent si loin pourtant de pouvoir mériter. Témoin de sa révolte et de sa désolation : le masque qu’elle a offert à ‘Madame’. Il est là comme pour se rappeler à sa propre conscience, son double intérieur. C’est aussi le trait d’union entre l’ici et l’ailleurs.
Puis un jour, l’ailleurs surgit dans l’ici. C’est par une lettre que Sembène choisit de l’introduire, une correspondance adressée à la ‘Noire de...’. Sa mère est au plus mal, et l’accable de reproches : ’Mon état de santé s’est aggravé, je suis sans le sou. Tu gagnes pourtant ta vie mais tu t’amuses avec cet argent. Je n’ai aucune nouvelle de toi depuis que tu es partie’ Dans ces propos, Diouana ne retrouve pas sa mère. Elle se replie davantage sur elle-même, déchirée par ce sentiment d’incapacité qui la ronge de l’intérieur. Et parce qu’elle a l’air mal-en-point, on lui remet quelques billets de banque. Dans un accès de fureur incontrôlée, elle choisit de ne rien accepter de ses employeurs, plus rien : plus de brimades, plus d’injonctions, plus de mépris, plus d’insultes. Chacun de ses mots, chacun de ses pas, chacun de ses gestes est rythmé par un ‘jamais plus…’ qui revient sans cesse, plein de rage et de détermination : ’Jamais plus ‘Madame’ ne me dira ce que je dois faire, jamais plus elle ne me reverra, je n’étais pas venue ici pour l’argent.’ Le téléspectateur la sent alors prête pour un voyage vers une destination inconnue : Diouana la Noire de…s’en va et, à l’abri des regards, se donne la mort : on la découvre plus tard dans une baignoire remplie à ras bord, la gorge tranchée à la lame de rasoir. Ses quelques affaires tiennent dans une valise que l’on porte à sa mère. Pour essuyer ses larmes de mère affligée par le deuil, le même argument financier. En guise de réponse, la dignité, le silence…
Avec Diouana, c’est un peu la condition humaine qui est revisitée, un être humain que ne définissent ni sa couleur de peau, ni ses origines, encore moins son statut social ou le peuple auquel il appartient. En une heure, Sembène a su dire toute une vie, une vie humaine tout simplement.
Théodora SY
Source: walffad
(M)
Pesante et oppressante, la routine s’installe au fil du temps : les mêmes sentiers, les mêmes gens, la même quête effrénée, les mêmes soupirs…Diouana (Mbissine Diop), l’héroïne de La Noire de…, quitte la baraque où elle vit avec sa famille. Elle marche encore et encore dans les rues de Dakar, comme chaque jour depuis si longtemps. Une seule pensée rythme ses pas : trouver un travail. A chaque porte qui s’ouvre, un souffle d’espoir au fond de son cœur. Mais il s’en va comme il est venu, étouffé par le bruit d’une porte qui claque puis se referme. Quand il ne s’agit ni plus ni moins que d’éclats de rire nourris de mépris et d’indifférence.
L’attente est longue, elle est de ces instants qui reviennent sans cesse, cruellement. Et Diouana voit bien que rien n’a changé. Mais elle n’est pas seule. Tant d’autres cœurs se sont unis à sa complainte, la même faim sur toutes ces lèvres, la même fièvre sur tous ces fronts. Toute une symbolique aussi autour de cette pierre qui, le temps de l’attente, se mue en une sorte de refuge, là où vont ceux qui se sont égarés. Une femme blanche s’avance dans ce sombre décor, elle est de bon augure. Toutes veulent lui plaire, et chacune montre son plus beau profil. Il y a là alors comme un parallélisme implicitement établi entre la scène qui se donne à voir et l’histoire de la traite négrière. Toutes les composantes sont réunies : le Blanc qui choisit, le Noir que l’on choisit, sa validité mise à prix. Or c’est elle que l’on choisit, Diouana. De l’abattement à la frénésie, le pas a changé. Elle exulte de joie : ’J’ai du travail, j’ai du travail, du travail chez les Blancs !’ Chez les Blancs, elle s’occupe des enfants, ce sont là les termes du contrat qui la lie à sa patronne qu’elle appelle ‘Madame’.
D’une image à l’autre, le décor a changé. Diouana a quitté sa tenue africaine pour une robe à pois que ‘Madame’ lui a offerte. Rapide transition ou ponctuation de l’Afrique à l’Occident, et Diouana fait tache sur ce tableau. Elle se heurte à la violence du racisme. Lorsque l’on n’y fait pas allusion à la nature instinctive du nègre, tout la ramène à sa condition d’employée soumise et docile. Sous le poids du fardeau et de l’incompréhension, elle s’emmure dans un mutisme, se retire dans son monde comme derrière une tour imprenable. Un monde fait de pensées noires, quand la rage succède à la déception, la rancune à la haine. Car le fossé est grand entre l’image virtuelle de la France, celle qu’elle a vue en songe, imaginée et façonnée, et sa dimension réelle. La déception est à la mesure du mythe. La France ne se résume plus qu’à un ensemble fait de quatre pièces tout au plus, sorte de ‘France-appartement’ dont elle ne sort jamais. Elle espère tout un monde au-dehors, pense et s’interroge. Adieu tous ces rêves de découverte et d’évasion, tout n’est que mensonge ! Celle qui ne devait que ‘s’occuper des enfants’ découvre qu’elle est en fait ‘la bonne à tout faire’. Finalement, la désillusion trouve son expression, sans doute la plus achevée, dans ce cri du cœur : ‘Madame m’a menti (…), elle voulait en fait une esclave, (…) ici je suis une prisonnière.’ Des mots facilement transposables au système dans lequel elle vit, un monde de faux-semblants et de préjugés.
Et il y a, toujours si présente, la pensée de l’ailleurs : flash-back vers une période d’insouciance et de légèreté. Diouana pense aux siens laissés derrière elle. Par une petite fente entre la nostalgie et l’amertume, les regrets se sont glissés, féroces et tenaces. Se dresse sur sa route un mur d’incompréhension, le sursaut après la douce rêverie : ‘Pourquoi suis-je venue en France (…) Que doit-on penser chez moi ?’ Un peu de culpabilité aussi, parce que coupable de se sentir source d’espoir et d’envie, quelque chose qu’elle se sent si loin pourtant de pouvoir mériter. Témoin de sa révolte et de sa désolation : le masque qu’elle a offert à ‘Madame’. Il est là comme pour se rappeler à sa propre conscience, son double intérieur. C’est aussi le trait d’union entre l’ici et l’ailleurs.
Puis un jour, l’ailleurs surgit dans l’ici. C’est par une lettre que Sembène choisit de l’introduire, une correspondance adressée à la ‘Noire de...’. Sa mère est au plus mal, et l’accable de reproches : ’Mon état de santé s’est aggravé, je suis sans le sou. Tu gagnes pourtant ta vie mais tu t’amuses avec cet argent. Je n’ai aucune nouvelle de toi depuis que tu es partie’ Dans ces propos, Diouana ne retrouve pas sa mère. Elle se replie davantage sur elle-même, déchirée par ce sentiment d’incapacité qui la ronge de l’intérieur. Et parce qu’elle a l’air mal-en-point, on lui remet quelques billets de banque. Dans un accès de fureur incontrôlée, elle choisit de ne rien accepter de ses employeurs, plus rien : plus de brimades, plus d’injonctions, plus de mépris, plus d’insultes. Chacun de ses mots, chacun de ses pas, chacun de ses gestes est rythmé par un ‘jamais plus…’ qui revient sans cesse, plein de rage et de détermination : ’Jamais plus ‘Madame’ ne me dira ce que je dois faire, jamais plus elle ne me reverra, je n’étais pas venue ici pour l’argent.’ Le téléspectateur la sent alors prête pour un voyage vers une destination inconnue : Diouana la Noire de…s’en va et, à l’abri des regards, se donne la mort : on la découvre plus tard dans une baignoire remplie à ras bord, la gorge tranchée à la lame de rasoir. Ses quelques affaires tiennent dans une valise que l’on porte à sa mère. Pour essuyer ses larmes de mère affligée par le deuil, le même argument financier. En guise de réponse, la dignité, le silence…
Avec Diouana, c’est un peu la condition humaine qui est revisitée, un être humain que ne définissent ni sa couleur de peau, ni ses origines, encore moins son statut social ou le peuple auquel il appartient. En une heure, Sembène a su dire toute une vie, une vie humaine tout simplement.
Théodora SY
Source: walffad
(M)