Dans la politique de l’impossible dont le sous-titre est l’intellectuel entre révolte et engagement, Jean Michel Besnier écrit : « Le déclin des civilisations serait-il propice à l’éveil des intellectuels ? L’histoire de ce siècle le suggère avec emphase. C’est parce qu’il voit le monde basculer dans la nuit des barbaries que l’homme de lettres- le clerc- s’arrache au silence de son cabinet, impatient d’affronter les vagues de l’histoire. »
La naissance de cette catégorie spécifique de la société est –elle liée à l’irruption de la barbarie, moment crépusculaire de la civilisation ? S’il est vrai que le XXème siècle fut un siècle de violence avec ces deux grandes guerres, le génocide juif, arménien, rwandais et j’en passe et non des moindres, il est vrai aussi qu’à l’échelle d’un pays qu’est la Mauritanie, le déclin d’une forme de cohabitation s’est manifesté par le déclenchement d’une logique génocidaire qui persiste dans le refus de se reconnaître comme telle, les complicités de tous les bords aidant. C’est dans ce sens que le sous-titre du livre de Jean Michel Besnier nous parle nous autres « intellectuels mauritaniens » tiraillés entre la révolte et l’engagement, hantés voire médusés par une « politique de l’impossible ».
Que faire devant la mondialisation des forces de la conspiration du silence pour étouffer la voix des porteurs de la parole de dénonciation d’une barbarie dont le mystère est de se dérouler dans un lointain désert ? Comme si les victimes n’étaient pas comme toutes les autres victimes de l’histoire au point que la Sorbonne peut abriter les représentants du barbare soutenus par des officiels français dont l’éminent Professeur Edmond Jouve.
Depuis plus de deux décennies, la Mauritanie est entrée dans la longue nuit de l’oppression politique dont les victimes désignées sont les négro-africains voués au destin tragique qu’ont subi d’autres peuples dans l’histoire dramatique de l’humanité faite des logiques d’extermination. Il est de notre devoir de rappeler constamment que le règne de Taya a mis en pratique une politique d’extermination d’une composante nationale par des exactions, des exécutions sommaires et extra-judiciaires des emprisonnements arbitraires, des déportations, des radiations de l’armée, de la police et de la fonction publique, jetant ainsi un peuple entier dans le désarroi. Ce rappel introductif est une mise en relief de la genèse de la problématique du rôle des intellectuels dans la sphère politique mauritanienne.
Si nous sommes réunis aujourd’hui pour débattre d’une question qui préoccupe les mauritaniens à savoir la place qu’occupent les intellectuels dans l’espace politique, c’est parce que depuis le manifeste du « négro-mauritanien opprimé », des intellectuels ont pris publiquement position pour dénoncer l’émergence d’une nouvelle figure de l’Apartheid plus sournoise, plus malicieuse et d’une perversité qui a échappé même à ceux qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence. Il est même curieux de constater que dans le camp des victimes persiste une attitude sceptique quant à la réalité de l’Apartheid mauritanien au point que les querelles sémantiques préoccupent plus certains que le combat intellectuel et politique contre une politique génocidaire qui a malheureusement fait amplement ses preuves en termes de morts.
Je voudrais avant de pénétrer l’univers intellectuel mauritanien pour essayer de faire ressortir sa configuration réelle, m’interroger sur ce qu’est l’intellectuel, qu’est-ce qu’on attend de lui et quel est son rôle.
La spécificité de l’intellectuel
L’intellectuel n’est pas une création abstraite qui planerait dans le monde imaginaire des idées et des idéalisations , mais un produit de la société qui est impliqué par sa naissance à la conscience de son époque et de son environnement social, politique et culturel et plongé dans les batailles qui y sont en vigueur. Il est ainsi au cœur des enjeux qui polarisent la confrontation entre les détenteurs de la légitimité de l’ordre établi (les puissants) et ceux qui en sont exclus (les faibles). C’est pourquoi, il est situé soit comme idéologue des puissants ou porte parole des faibles. « Que l’intellectuel appartienne au camp des faibles et des non-représentés ne fait aucun doute à mes yeux. » Edward Said ( Des intellectuels et du pouvoir).
Sans se livrer à une revue des définitions de l’intellectuel telles qu’elles sont codifiées dans une bibliographie vaste et diversifiée, il serait intéressant de lire cette définition proposée par le même Edward said : « (…) l’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres conventionnels. » (p. 39)
Essayons de décrypter ces propos de l’auteur qui fut un éminent intellectuel palestinien pour en saisir le contenu. L’intellectuel n’est pas quelqu’un qui cherche à pacifier une situation dominée par des tensions, des conflits et des antagonismes, encore moins un adepte ou un architecte du consensus. Il est quelqu’un qui s’engage à sacrifier sa vie en dénonçant par la réflexion critique l’ordre dominant avec ses suppôts traditionnels. Il ne se laisse en aucun cas séduire par la facilité des idées établies, des représentations courantes pour gagner les faveurs des maîtres du moment.
En clair, l’intellectuel est du côté de la radicalité des principes, des idéaux, jamais du côté de la complaisance partisane et courtisane. Il ne cherche pas les faveurs des puissants pour trouver un compromis ou un consensus avec eux. Son engagement est orienté à partir de la critique intelligente vers la mobilisation des ressources du combat découlant du refus radical du dialogue avec les porteurs de la politique de l’injustice et de la négation de la dignité humaine comme c’est le cas de la politique raciste qui opère en Mauritanie. A la lumière de cette définition de l’intellectuel, on ne peut accepter aucune forme d’excuse à l’intellectuel qui regagnerait le PRDS ou tenterait de s’inscrire dans la mouvance présidentielle quelle qu’en soit la modalité, qui ne peut signifier que reniement, trahison et irresponsabilité.
En plus de la production d’une œuvre, ce qui est fondamental pour l’intellectuel c’est de jouer le rôle de catalyseur et d’animateur dans la vie culturelle et politique auprès des siens en période de domination , de malheurs et d’humiliation par un engagement constant. L’intellectuel mauritanien a le devoir d’agir par ses idées et son implication concrète de dénoncer le racisme que subit la communauté négro-africaine, l’esclavage qui est une pratique en vigueur dans la société mauritanienne et qu’aucun régime n’a eu le courage d’éradiquer systématiquement et le tribalisme.
La responsabilité de l’intellectuel dans l’histoire
A chaque époque correspondent des exigences et des attentes précises du peuple par rapport aux intellectuels. Au temps de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, être intellectuel, c’est être un résistant en payant de sa vie par ses idées ou par une implication militante, voire militaire. Au temps de la colonisation et de la guerre d’Algérie, c’est être anticolonialiste et défendre les nationalistes en soutenant leur combat de libération nationale. Au temps du fascisme et du totalitarisme stalinien, c’est être antitotalitariste et antifasciste. Au temps de l’Apartheid sud-africain, c’est être anti-apartheid. A chaque fois, il s’est agi d’une prise ses responsabilités par un engagement fait de sacrifices, de souffrances et de risques. Des intellectuels ont payé leur vie durant toutes ces périodes malheureuses de l’histoire que nous avons citées.
Qu’est-ce qu’être intellectuel mauritanien ?
C’est par ses idées, ses productions, ses paroles publiques et privées que l’intellectuel mauritanien doit se positionner en antiraciste, antiesclavagiste, antitribaliste et radicalement anti Taya et son PRDS et refuser toute alliance avec ceux qui sont des opportunistes et des louvoyeurs, brouilleurs de pistes. Tout en étant situé par le contexte politique propre à son pays, l’intellectuel mauritanien doit se sentir héritier d’une longue et vivante tradition historique en accomplissant une mission qui, pour être nationale, n’en demeure pas moins universelle. Il y a urgence à cultiver une tradition intellectuelle faite de vigilance active , de lucidité critique, de refus systématique de l’idéologie ambiante de la capitulation, de l’apaisement qui favorise une atmosphère qui profite aux chercheurs de primes et de postes internationaux. L’intellectuel expert est aujourd’hui l’idéologue qui invite au silence des intellectuels militants qui dérangent le président colonel raciste,esclavagiste et tribaliste de Nouakchott.
L’intellectuel mauritanien doit prendre conscience des défis qui l’attendent qui sont de l’ordre d’une accumulation de savoirs, d’informations, où qu’il se trouve quelle que soit sa condition, une ouverture à des traditions intellectuelles critiques et universelles, une pratique de l’écriture pour sortir de l’oralité, du dénigrement qui l’inhibe dans son devenir et un engagement conséquent où il apprend l’humilité, la modestie et la discipline. L’émergence d’une tradition intellectuelle mauritanienne doit apparaître comme une priorité pour les militants intellectuels pour se libérer de la médiocrité hostile au combat politique authentique qui doit rester une priorité absolue.
Il en découle que l’occupation du champ politique par les intellectuels doit conjuguer l’effort de penser la conjoncture défavorable dans la quelle nous intervenons et l’impérieuse nécessité de porter à la connaissance du monde la nature de la politique criminelle qui sévit dans notre pays.
De jour en jour, nous prenons conscience de l’ampleur de l’irresponsabilité de bon nombre de nos intellectuels qui ont choisi comme morale celle de leurs intérêts tout en multipliant des discours hypocrites, fumeux et ambigus. L’intellectuel, certes est un producteur d’idées, quelqu’un qui écrit, mais pas un phraseur. Aligner des phrases, juxtaposer des mots n’est pas faire un travail intellectuel. Une éthique de la conviction et de la responsabilité doit animer l’intellectuel dans son rôle d’auteur de discours ou de paroles qui ont une portée publique et de participation aux efforts de lutte pour le renversement d’un ordre injuste.
Certes, à sa naissance, l’intellectuel est doté d’une notoriété par son œuvre, le cas de Zola dans son fameux « j’accuse » coup d’envoi de l’intellectuel à la française lors de l’affaire Dreyfus qui a divisé l’intelligentsia française de l’époque en 1898. Le savoir accumulé, le prestige engrangé, les titres académiques obtenus durant un brillant parcours sont mis au service d’un combat juste et universel.
Cependant, la conscience de l’intellectuel de sa nécessaire implication ne dépend pas de son choix dans la mesure où l’histoire nous plonge dans une situation inédite. C’est pourquoi, notre intelligentsia dans son impréparation doit jouer avec dignité, courage et détermination son rôle, c’est de sa vocation à jouer son rôle en l’assumant que réside son mérite. Car, ce qui fait l’intellectuel, c’est son engagement actif et réel dans les combats de son époque et de sa société. L’intellectuel doit son statut à l’inscription de sa réflexion dans l’horizon des débats idéologiques, politiques et culturels de son environnement, autrement, il vit dans un monologue abstrait fut-il génial. La tension qui anime la vie sociale se reflète à travers la vie intellectuelle en ce sens qu’elle est traversée par l’exigence de pensée qui revendique la solitude, l’isolement et l’action militante qui implique l’appartenance à un groupe ou à un parti, en tout cas à une collectivité. L’intellectuel doit être en mesure de concilier la rigueur de la réflexion et l’insertion dans une dynamique militante qui nourrit et entretient ses convictions. La solitude se conçoit pour l’intellectuel comme le temps nécessaire à la lecture, à la réflexion et à l’écriture, car s’il ne peut jouir aussi du détachement, il n’y a point de productions. Or, ce qui définit d’abord l’intellectuel, c’est l’activité de création et de production des œuvres. Il se définit par l’engagement pour les idées. Il importe de reconnaître que « les intellectuels vivent pour les idées, à travers une sorte de vocation ou d’engagement. » ( Gérard Leclerc p. 9)
Cette vocation est indispensable pour un engagement conséquent fondé sur une éthique de la conviction qui garantit la fidélité aux idées et aux luttes du moment. Si l’on veut recenser les intellectuels mauritaniens à l’aune de la production de l’œuvre, des idées, de la vocation, de l’éthique de la conviction, de la responsabilité, du sens du sacrifice et de la fidélité à son engagement, on aura une liste insignifiante au vu du nombre des prétentieux qui s’en revendiquent sans satisfaire à aucun des critères énumérés. En procédant par générosité tout en étant rigoureux, on ne peut le reconnaître qu’à ceux qui, depuis leur naissance au combat jusqu’à nos jours sont restés intègres et féconds en investissant les espaces publics qui leur sont offerts.
La Mauritanie ne peut s’enorgueillir de l’existence d’une intelligentsia conséquente à cause de la chronique d’une trahison permanente et d’une malhonnêteté intellectuelle légendaire. Je dirai que la rareté de l’intellectuel dans le champ du combat politique s’explique par l’opportunisme qui habite la plupart de nos lettrés qui sont sur la liste d’attente des postes de remplacement. C’est ainsi que nous pouvons identifier trois types d’intellectuel dans notre pays :
-les idéologues fascistes, nationalistes et courtisans du pouvoir auxquels s’ajoutent les cooptés de tous bords et le plus souvent au parcours universitaire respectable.
- Les intermédiaires qui naviguent entre les réticences résultant de leur passé d’opposant et leur désir de parvenir à un poste qui permet de profiter du système : ce sont les intellectuels attentistes dont l’espérance opportuniste suspend l’œuvre ou les éloigne des préoccupations des mauritaniens
- les intellectuels responsables qui ont fait le dur choix du refus et de la radicalité en assumant les risques qui en découlent de toutes parts.
Il suffit d’être attentif au choix des mots, aux tournures et à l’impensé des textes de nos « intellectuels » pour se rendre compte de la lâcheté qui les caractérise et de leur manque d’intégrité. La conférence misérable de la Sorbonne du vendredi 04 février 05 en est une parfaite illustration. N’eût été la poignée de militants intellectuels qui existent, il n’y aurait aucun risque à affirmer que nous n’avons pas d’intellectuels.
L’ambiguïté et le paradoxe qui découlent de cette situation est la verve qui anime nos pseudo-intellectuels à combattre les opposants convaincus. Il est curieux de constater que les victimes de la discrimination raciale ont intériorisé une forme de culpabilité inversée qui fait de la victime le bourreau pour innocenter le coupable. Les chantres de ce discours d’amalgame sont les gardiens du temple de la ségrégation et de l’exclusion pour revendiquer les valeurs qu’ils enterrent tous les jours par leur attitude et leur discours. Valets au service d’un Maître qui les méprise en les assignant à leur statut d’exclus et de membres d’une communauté niée, ils se livrent à un combat pour leur reconnaissance personnelle de façon aveugle, arrogante et démesurée.
Dans le champ profondément miné qu’est le champ politique mauritanien où la trahison et la démission des intellectuels sont de règle, l’intellectuel qui se veut responsable doit s’armer de courage, de détermination pour investir les lieux du savoir et de rencontres instructives que lui offre le pays d’accueil afin de veiller à son intégrité morale. Car, ce qui menace le plus l’intellectuel mauritanien, c’est le fatalisme oisif de notre diaspora enfermée dans son provincialisme stérile et son villagisme redondant. Il faut que l’intellectuel mauritanien éprouve les souffrances du dépaysement de l’exil et de sa solitude féconde. Ce qui doit importer pour lui, c’est l’espoir de la reconquête de la dignité bafouée et de la liberté perdue. Il se bat pour une société juste, c’est cet idéal qui donne un sens à sa vie faite des peines causées par l’éloignement des siens. Car « une vie d’intellectuel tourne autour du savoir et de la liberté. » Le savoir est le capital que doit conquérir l’intellectuel à tout instant ou autant que faire se peut, c’est la richesse qu’il pourra apporter à sa société plongée dans les ténèbres de l’ignorance qui favorisent la persistance de l’oppression. La liberté sans laquelle, il n’est point de dignité humaine. Un peuple opprimé souffre du manque de liberté, par conséquent de dignité. Dans ces conditions les lumières du savoir ne sont pas à sa portée. On peut dire avec Eward Said qu’ « un intellectuel ressemble à un naufragé qui d’une certaine manière apprend à vivre avec le pays, et non sur le pays. »
L’intellectuel n’a pas à sacrifier sa mission au nom du délire routinier de la vie communautaire qui, en situation d’exil apporte sa dose de soulagement et de réconfort. Ce réconfort le menace dans les exigences qui sont les siennes : le travail de documentation, la méditation, l’écriture, l’élaboration de ces discours. Il doit répondre aux besoins spirituels du combat, en juriste, en philosophe, en littéraire, en poète, en historien, en politologue, en économiste, en artiste, en journaliste… etc. La configuration intellectuelle de notre paysage exige une mutation douloureuse qui consiste à alterner le retrait nécessaire à la vie de l’esprit et la présence impérieuse et vitale dans l’espace public du combat. L’intellectuel mauritanien doit faire le lien entre le silence austère des bibliothèques et le vacarme assourdissant du public assoiffé de liberté concrète. L’intellectuel doit entretenir la confrontation du visible et de l’invisible, de l’intérieur et de l’extérieur pour éviter la claustration dans le ronron communautaire et la déconcentration liée à une visibilité à toute épreuve. Entre la solitude et le public, l’intellectuel est dans la tension d’un va et vient structurel surtout dans une conjoncture faite de domination raciste et d’offensive « diplomatique » fracassante. Il ne peut choisir la retraite paisible, car s’il se déconnecte, c’est la trahison et la capitulation qui le guettent.
A l’encontre de la tradition de capitulation qui a accompagné les décennies durant lesquelles le sang et les larmes de mauritaniens innocents ont coulé, une tradition d’engagement de l’intellectuel doit se renforcer par une impulsion forte de pensée et d’écriture pour comprendre en profondeur ce qui s’est passé et se passe encore au grand dam de notre peuple. Si des intellectuels en 1987 ont fait un appel au meurtre en toute quiétude, pourquoi des intellectuels seraient gênés par les vociférations de criminels experts en démagogie et en prestations d’accompagnateurs d’une dictature raciste esclavagiste et tribale en fin de règne ? Si l’intellectuel mauritanien est doté d’une volonté d’en découdre avec le régime monstrueux qui nous gouverne, il est tenu à une discipline de rigueur intellectuelle, de conceptualisation vivante de l’actualité sans se soumettre aux pressions souterraines et clandestines de la malfaisance particulariste qui sont les armes du pouvoir. Il s’impose à lui la vigueur de l’émotion pour ne pas oublier les sombres années barbares que sont 1986 , 1987, 1988, 1989, 1990, 1991, pour l’actualité récente, novembre 2003, juin 2004 et janvier 2005 ;
Prophète sans religion, l’intellectuel quelle que soit sa race, sa tribu son ethnie, sa nationalité, s’il l’est , sa fonction est plus de s’opposer de manière critique et féconde à l’injustice et non de l’accompagner. L’histoire nous a montré que des intellectuels ont risqué leur vie, symbolisant de manière forte la personnification de la cause de leur peuple opprimé. A l’instar des intellectuels issus de communautés brisées, les intellectuels mauritaniens ne peuvent pas se réfugier derrière des postures de professionnels experts en ceci ou cela abandonnant aux autres l’ingrate tâche de la lutte politique, car « l’intellectuel a un rôle public et spécifique à jouer dans la société et qu’on ne peut le réduire au statut de professionnel sans visage, expert compétent dont le seul souci est de faire son travail. » ( Edward SAID).
Le statut d’intellectuel transcende la sphère de la compétence spécifique, mais exige un souci plus profond que l’expertise qui répond à une commande particulière. Comme il s’agit d’une mission qui défend des idéaux universels, elle ne peut s’épanouir qu’articulée à la conscience d’une politique de l’impossible dont l’exercice suppose l’attachement à un code d’honneur dont le respect intransigeant appelle l’adoption d’une attitude courageuse de défense du droit à la vie, à la dignité et à l’expression libre de la pensée. C’est pourquoi, le fondement de la posture de l’intellectuel militant doit s’enraciner dans l’universelle revendication du droit pour chaque individu à vivre dignement et librement dans son pays et ce droit doit être garanti pas l’Etat. Quand celui-ci ne pratique pas la reconnaissance de l’égalité des droits, nul n’est tenu de le respecter, mais l’intellectuel se doit de le dénoncer et de le combattre. La violation des droits humains pratiquée par le régime du colonel président dictateur raciste ne peut être passée sous le silence par des intellectuels dignes de ce nom. La conscience intellectuelle ne peut s’accommoder de la barbarie sous le prétexte de permettre la possibilité d’un consensus national. L’intellectuel doit s’approprier ce mot d’un résistant « plutôt vivre dans le désordre que sous la tyrannie ». Faut-il laisser l’injustice ronger nos cœurs ruiner nos esprits au profit de la tranquillité médiocre, ou remuer et inquiéter le régime de la barbarie qui tire sur tout ce qui bouge ? Il y a des « intellectuels » qui ont choisi leur camp depuis 1986 en rejetant le texte dénonciateur de la vérité qui crève les yeux. Etre intellectuel mauritanien aujourd’hui, c’est résister avec vigueur par ses idées et de façon constamment critique contre le régime raciste de Taya en le combattant par l’alliance de l’émotion et de la raison.
Les appels du pied adressés par des fonctionnaires de la honte et des idéologues du vendredi relayés par les sirènes d’intellectuels désoeuvrés en mal d’inspiration, sentant le crépuscule de leur carrière sans avoir produit une oeuvre ne doivent pas être entendus. L’échec patent de certains de nos « intellectuels » renvoyés à leur passé de producteurs de verbiage démesuré peut nous inspirer la modestie qui sied à l’intellectuel sans pour autant revoir nos exigences et nos ambitions à la baisse.
Professeur Hamdou Rabby Sy
source: flamnet
La naissance de cette catégorie spécifique de la société est –elle liée à l’irruption de la barbarie, moment crépusculaire de la civilisation ? S’il est vrai que le XXème siècle fut un siècle de violence avec ces deux grandes guerres, le génocide juif, arménien, rwandais et j’en passe et non des moindres, il est vrai aussi qu’à l’échelle d’un pays qu’est la Mauritanie, le déclin d’une forme de cohabitation s’est manifesté par le déclenchement d’une logique génocidaire qui persiste dans le refus de se reconnaître comme telle, les complicités de tous les bords aidant. C’est dans ce sens que le sous-titre du livre de Jean Michel Besnier nous parle nous autres « intellectuels mauritaniens » tiraillés entre la révolte et l’engagement, hantés voire médusés par une « politique de l’impossible ».
Que faire devant la mondialisation des forces de la conspiration du silence pour étouffer la voix des porteurs de la parole de dénonciation d’une barbarie dont le mystère est de se dérouler dans un lointain désert ? Comme si les victimes n’étaient pas comme toutes les autres victimes de l’histoire au point que la Sorbonne peut abriter les représentants du barbare soutenus par des officiels français dont l’éminent Professeur Edmond Jouve.
Depuis plus de deux décennies, la Mauritanie est entrée dans la longue nuit de l’oppression politique dont les victimes désignées sont les négro-africains voués au destin tragique qu’ont subi d’autres peuples dans l’histoire dramatique de l’humanité faite des logiques d’extermination. Il est de notre devoir de rappeler constamment que le règne de Taya a mis en pratique une politique d’extermination d’une composante nationale par des exactions, des exécutions sommaires et extra-judiciaires des emprisonnements arbitraires, des déportations, des radiations de l’armée, de la police et de la fonction publique, jetant ainsi un peuple entier dans le désarroi. Ce rappel introductif est une mise en relief de la genèse de la problématique du rôle des intellectuels dans la sphère politique mauritanienne.
Si nous sommes réunis aujourd’hui pour débattre d’une question qui préoccupe les mauritaniens à savoir la place qu’occupent les intellectuels dans l’espace politique, c’est parce que depuis le manifeste du « négro-mauritanien opprimé », des intellectuels ont pris publiquement position pour dénoncer l’émergence d’une nouvelle figure de l’Apartheid plus sournoise, plus malicieuse et d’une perversité qui a échappé même à ceux qui n’étaient pas dépourvus d’intelligence. Il est même curieux de constater que dans le camp des victimes persiste une attitude sceptique quant à la réalité de l’Apartheid mauritanien au point que les querelles sémantiques préoccupent plus certains que le combat intellectuel et politique contre une politique génocidaire qui a malheureusement fait amplement ses preuves en termes de morts.
Je voudrais avant de pénétrer l’univers intellectuel mauritanien pour essayer de faire ressortir sa configuration réelle, m’interroger sur ce qu’est l’intellectuel, qu’est-ce qu’on attend de lui et quel est son rôle.
La spécificité de l’intellectuel
L’intellectuel n’est pas une création abstraite qui planerait dans le monde imaginaire des idées et des idéalisations , mais un produit de la société qui est impliqué par sa naissance à la conscience de son époque et de son environnement social, politique et culturel et plongé dans les batailles qui y sont en vigueur. Il est ainsi au cœur des enjeux qui polarisent la confrontation entre les détenteurs de la légitimité de l’ordre établi (les puissants) et ceux qui en sont exclus (les faibles). C’est pourquoi, il est situé soit comme idéologue des puissants ou porte parole des faibles. « Que l’intellectuel appartienne au camp des faibles et des non-représentés ne fait aucun doute à mes yeux. » Edward Said ( Des intellectuels et du pouvoir).
Sans se livrer à une revue des définitions de l’intellectuel telles qu’elles sont codifiées dans une bibliographie vaste et diversifiée, il serait intéressant de lire cette définition proposée par le même Edward said : « (…) l’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres conventionnels. » (p. 39)
Essayons de décrypter ces propos de l’auteur qui fut un éminent intellectuel palestinien pour en saisir le contenu. L’intellectuel n’est pas quelqu’un qui cherche à pacifier une situation dominée par des tensions, des conflits et des antagonismes, encore moins un adepte ou un architecte du consensus. Il est quelqu’un qui s’engage à sacrifier sa vie en dénonçant par la réflexion critique l’ordre dominant avec ses suppôts traditionnels. Il ne se laisse en aucun cas séduire par la facilité des idées établies, des représentations courantes pour gagner les faveurs des maîtres du moment.
En clair, l’intellectuel est du côté de la radicalité des principes, des idéaux, jamais du côté de la complaisance partisane et courtisane. Il ne cherche pas les faveurs des puissants pour trouver un compromis ou un consensus avec eux. Son engagement est orienté à partir de la critique intelligente vers la mobilisation des ressources du combat découlant du refus radical du dialogue avec les porteurs de la politique de l’injustice et de la négation de la dignité humaine comme c’est le cas de la politique raciste qui opère en Mauritanie. A la lumière de cette définition de l’intellectuel, on ne peut accepter aucune forme d’excuse à l’intellectuel qui regagnerait le PRDS ou tenterait de s’inscrire dans la mouvance présidentielle quelle qu’en soit la modalité, qui ne peut signifier que reniement, trahison et irresponsabilité.
En plus de la production d’une œuvre, ce qui est fondamental pour l’intellectuel c’est de jouer le rôle de catalyseur et d’animateur dans la vie culturelle et politique auprès des siens en période de domination , de malheurs et d’humiliation par un engagement constant. L’intellectuel mauritanien a le devoir d’agir par ses idées et son implication concrète de dénoncer le racisme que subit la communauté négro-africaine, l’esclavage qui est une pratique en vigueur dans la société mauritanienne et qu’aucun régime n’a eu le courage d’éradiquer systématiquement et le tribalisme.
La responsabilité de l’intellectuel dans l’histoire
A chaque époque correspondent des exigences et des attentes précises du peuple par rapport aux intellectuels. Au temps de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, être intellectuel, c’est être un résistant en payant de sa vie par ses idées ou par une implication militante, voire militaire. Au temps de la colonisation et de la guerre d’Algérie, c’est être anticolonialiste et défendre les nationalistes en soutenant leur combat de libération nationale. Au temps du fascisme et du totalitarisme stalinien, c’est être antitotalitariste et antifasciste. Au temps de l’Apartheid sud-africain, c’est être anti-apartheid. A chaque fois, il s’est agi d’une prise ses responsabilités par un engagement fait de sacrifices, de souffrances et de risques. Des intellectuels ont payé leur vie durant toutes ces périodes malheureuses de l’histoire que nous avons citées.
Qu’est-ce qu’être intellectuel mauritanien ?
C’est par ses idées, ses productions, ses paroles publiques et privées que l’intellectuel mauritanien doit se positionner en antiraciste, antiesclavagiste, antitribaliste et radicalement anti Taya et son PRDS et refuser toute alliance avec ceux qui sont des opportunistes et des louvoyeurs, brouilleurs de pistes. Tout en étant situé par le contexte politique propre à son pays, l’intellectuel mauritanien doit se sentir héritier d’une longue et vivante tradition historique en accomplissant une mission qui, pour être nationale, n’en demeure pas moins universelle. Il y a urgence à cultiver une tradition intellectuelle faite de vigilance active , de lucidité critique, de refus systématique de l’idéologie ambiante de la capitulation, de l’apaisement qui favorise une atmosphère qui profite aux chercheurs de primes et de postes internationaux. L’intellectuel expert est aujourd’hui l’idéologue qui invite au silence des intellectuels militants qui dérangent le président colonel raciste,esclavagiste et tribaliste de Nouakchott.
L’intellectuel mauritanien doit prendre conscience des défis qui l’attendent qui sont de l’ordre d’une accumulation de savoirs, d’informations, où qu’il se trouve quelle que soit sa condition, une ouverture à des traditions intellectuelles critiques et universelles, une pratique de l’écriture pour sortir de l’oralité, du dénigrement qui l’inhibe dans son devenir et un engagement conséquent où il apprend l’humilité, la modestie et la discipline. L’émergence d’une tradition intellectuelle mauritanienne doit apparaître comme une priorité pour les militants intellectuels pour se libérer de la médiocrité hostile au combat politique authentique qui doit rester une priorité absolue.
Il en découle que l’occupation du champ politique par les intellectuels doit conjuguer l’effort de penser la conjoncture défavorable dans la quelle nous intervenons et l’impérieuse nécessité de porter à la connaissance du monde la nature de la politique criminelle qui sévit dans notre pays.
De jour en jour, nous prenons conscience de l’ampleur de l’irresponsabilité de bon nombre de nos intellectuels qui ont choisi comme morale celle de leurs intérêts tout en multipliant des discours hypocrites, fumeux et ambigus. L’intellectuel, certes est un producteur d’idées, quelqu’un qui écrit, mais pas un phraseur. Aligner des phrases, juxtaposer des mots n’est pas faire un travail intellectuel. Une éthique de la conviction et de la responsabilité doit animer l’intellectuel dans son rôle d’auteur de discours ou de paroles qui ont une portée publique et de participation aux efforts de lutte pour le renversement d’un ordre injuste.
Certes, à sa naissance, l’intellectuel est doté d’une notoriété par son œuvre, le cas de Zola dans son fameux « j’accuse » coup d’envoi de l’intellectuel à la française lors de l’affaire Dreyfus qui a divisé l’intelligentsia française de l’époque en 1898. Le savoir accumulé, le prestige engrangé, les titres académiques obtenus durant un brillant parcours sont mis au service d’un combat juste et universel.
Cependant, la conscience de l’intellectuel de sa nécessaire implication ne dépend pas de son choix dans la mesure où l’histoire nous plonge dans une situation inédite. C’est pourquoi, notre intelligentsia dans son impréparation doit jouer avec dignité, courage et détermination son rôle, c’est de sa vocation à jouer son rôle en l’assumant que réside son mérite. Car, ce qui fait l’intellectuel, c’est son engagement actif et réel dans les combats de son époque et de sa société. L’intellectuel doit son statut à l’inscription de sa réflexion dans l’horizon des débats idéologiques, politiques et culturels de son environnement, autrement, il vit dans un monologue abstrait fut-il génial. La tension qui anime la vie sociale se reflète à travers la vie intellectuelle en ce sens qu’elle est traversée par l’exigence de pensée qui revendique la solitude, l’isolement et l’action militante qui implique l’appartenance à un groupe ou à un parti, en tout cas à une collectivité. L’intellectuel doit être en mesure de concilier la rigueur de la réflexion et l’insertion dans une dynamique militante qui nourrit et entretient ses convictions. La solitude se conçoit pour l’intellectuel comme le temps nécessaire à la lecture, à la réflexion et à l’écriture, car s’il ne peut jouir aussi du détachement, il n’y a point de productions. Or, ce qui définit d’abord l’intellectuel, c’est l’activité de création et de production des œuvres. Il se définit par l’engagement pour les idées. Il importe de reconnaître que « les intellectuels vivent pour les idées, à travers une sorte de vocation ou d’engagement. » ( Gérard Leclerc p. 9)
Cette vocation est indispensable pour un engagement conséquent fondé sur une éthique de la conviction qui garantit la fidélité aux idées et aux luttes du moment. Si l’on veut recenser les intellectuels mauritaniens à l’aune de la production de l’œuvre, des idées, de la vocation, de l’éthique de la conviction, de la responsabilité, du sens du sacrifice et de la fidélité à son engagement, on aura une liste insignifiante au vu du nombre des prétentieux qui s’en revendiquent sans satisfaire à aucun des critères énumérés. En procédant par générosité tout en étant rigoureux, on ne peut le reconnaître qu’à ceux qui, depuis leur naissance au combat jusqu’à nos jours sont restés intègres et féconds en investissant les espaces publics qui leur sont offerts.
La Mauritanie ne peut s’enorgueillir de l’existence d’une intelligentsia conséquente à cause de la chronique d’une trahison permanente et d’une malhonnêteté intellectuelle légendaire. Je dirai que la rareté de l’intellectuel dans le champ du combat politique s’explique par l’opportunisme qui habite la plupart de nos lettrés qui sont sur la liste d’attente des postes de remplacement. C’est ainsi que nous pouvons identifier trois types d’intellectuel dans notre pays :
-les idéologues fascistes, nationalistes et courtisans du pouvoir auxquels s’ajoutent les cooptés de tous bords et le plus souvent au parcours universitaire respectable.
- Les intermédiaires qui naviguent entre les réticences résultant de leur passé d’opposant et leur désir de parvenir à un poste qui permet de profiter du système : ce sont les intellectuels attentistes dont l’espérance opportuniste suspend l’œuvre ou les éloigne des préoccupations des mauritaniens
- les intellectuels responsables qui ont fait le dur choix du refus et de la radicalité en assumant les risques qui en découlent de toutes parts.
Il suffit d’être attentif au choix des mots, aux tournures et à l’impensé des textes de nos « intellectuels » pour se rendre compte de la lâcheté qui les caractérise et de leur manque d’intégrité. La conférence misérable de la Sorbonne du vendredi 04 février 05 en est une parfaite illustration. N’eût été la poignée de militants intellectuels qui existent, il n’y aurait aucun risque à affirmer que nous n’avons pas d’intellectuels.
L’ambiguïté et le paradoxe qui découlent de cette situation est la verve qui anime nos pseudo-intellectuels à combattre les opposants convaincus. Il est curieux de constater que les victimes de la discrimination raciale ont intériorisé une forme de culpabilité inversée qui fait de la victime le bourreau pour innocenter le coupable. Les chantres de ce discours d’amalgame sont les gardiens du temple de la ségrégation et de l’exclusion pour revendiquer les valeurs qu’ils enterrent tous les jours par leur attitude et leur discours. Valets au service d’un Maître qui les méprise en les assignant à leur statut d’exclus et de membres d’une communauté niée, ils se livrent à un combat pour leur reconnaissance personnelle de façon aveugle, arrogante et démesurée.
Dans le champ profondément miné qu’est le champ politique mauritanien où la trahison et la démission des intellectuels sont de règle, l’intellectuel qui se veut responsable doit s’armer de courage, de détermination pour investir les lieux du savoir et de rencontres instructives que lui offre le pays d’accueil afin de veiller à son intégrité morale. Car, ce qui menace le plus l’intellectuel mauritanien, c’est le fatalisme oisif de notre diaspora enfermée dans son provincialisme stérile et son villagisme redondant. Il faut que l’intellectuel mauritanien éprouve les souffrances du dépaysement de l’exil et de sa solitude féconde. Ce qui doit importer pour lui, c’est l’espoir de la reconquête de la dignité bafouée et de la liberté perdue. Il se bat pour une société juste, c’est cet idéal qui donne un sens à sa vie faite des peines causées par l’éloignement des siens. Car « une vie d’intellectuel tourne autour du savoir et de la liberté. » Le savoir est le capital que doit conquérir l’intellectuel à tout instant ou autant que faire se peut, c’est la richesse qu’il pourra apporter à sa société plongée dans les ténèbres de l’ignorance qui favorisent la persistance de l’oppression. La liberté sans laquelle, il n’est point de dignité humaine. Un peuple opprimé souffre du manque de liberté, par conséquent de dignité. Dans ces conditions les lumières du savoir ne sont pas à sa portée. On peut dire avec Eward Said qu’ « un intellectuel ressemble à un naufragé qui d’une certaine manière apprend à vivre avec le pays, et non sur le pays. »
L’intellectuel n’a pas à sacrifier sa mission au nom du délire routinier de la vie communautaire qui, en situation d’exil apporte sa dose de soulagement et de réconfort. Ce réconfort le menace dans les exigences qui sont les siennes : le travail de documentation, la méditation, l’écriture, l’élaboration de ces discours. Il doit répondre aux besoins spirituels du combat, en juriste, en philosophe, en littéraire, en poète, en historien, en politologue, en économiste, en artiste, en journaliste… etc. La configuration intellectuelle de notre paysage exige une mutation douloureuse qui consiste à alterner le retrait nécessaire à la vie de l’esprit et la présence impérieuse et vitale dans l’espace public du combat. L’intellectuel mauritanien doit faire le lien entre le silence austère des bibliothèques et le vacarme assourdissant du public assoiffé de liberté concrète. L’intellectuel doit entretenir la confrontation du visible et de l’invisible, de l’intérieur et de l’extérieur pour éviter la claustration dans le ronron communautaire et la déconcentration liée à une visibilité à toute épreuve. Entre la solitude et le public, l’intellectuel est dans la tension d’un va et vient structurel surtout dans une conjoncture faite de domination raciste et d’offensive « diplomatique » fracassante. Il ne peut choisir la retraite paisible, car s’il se déconnecte, c’est la trahison et la capitulation qui le guettent.
A l’encontre de la tradition de capitulation qui a accompagné les décennies durant lesquelles le sang et les larmes de mauritaniens innocents ont coulé, une tradition d’engagement de l’intellectuel doit se renforcer par une impulsion forte de pensée et d’écriture pour comprendre en profondeur ce qui s’est passé et se passe encore au grand dam de notre peuple. Si des intellectuels en 1987 ont fait un appel au meurtre en toute quiétude, pourquoi des intellectuels seraient gênés par les vociférations de criminels experts en démagogie et en prestations d’accompagnateurs d’une dictature raciste esclavagiste et tribale en fin de règne ? Si l’intellectuel mauritanien est doté d’une volonté d’en découdre avec le régime monstrueux qui nous gouverne, il est tenu à une discipline de rigueur intellectuelle, de conceptualisation vivante de l’actualité sans se soumettre aux pressions souterraines et clandestines de la malfaisance particulariste qui sont les armes du pouvoir. Il s’impose à lui la vigueur de l’émotion pour ne pas oublier les sombres années barbares que sont 1986 , 1987, 1988, 1989, 1990, 1991, pour l’actualité récente, novembre 2003, juin 2004 et janvier 2005 ;
Prophète sans religion, l’intellectuel quelle que soit sa race, sa tribu son ethnie, sa nationalité, s’il l’est , sa fonction est plus de s’opposer de manière critique et féconde à l’injustice et non de l’accompagner. L’histoire nous a montré que des intellectuels ont risqué leur vie, symbolisant de manière forte la personnification de la cause de leur peuple opprimé. A l’instar des intellectuels issus de communautés brisées, les intellectuels mauritaniens ne peuvent pas se réfugier derrière des postures de professionnels experts en ceci ou cela abandonnant aux autres l’ingrate tâche de la lutte politique, car « l’intellectuel a un rôle public et spécifique à jouer dans la société et qu’on ne peut le réduire au statut de professionnel sans visage, expert compétent dont le seul souci est de faire son travail. » ( Edward SAID).
Le statut d’intellectuel transcende la sphère de la compétence spécifique, mais exige un souci plus profond que l’expertise qui répond à une commande particulière. Comme il s’agit d’une mission qui défend des idéaux universels, elle ne peut s’épanouir qu’articulée à la conscience d’une politique de l’impossible dont l’exercice suppose l’attachement à un code d’honneur dont le respect intransigeant appelle l’adoption d’une attitude courageuse de défense du droit à la vie, à la dignité et à l’expression libre de la pensée. C’est pourquoi, le fondement de la posture de l’intellectuel militant doit s’enraciner dans l’universelle revendication du droit pour chaque individu à vivre dignement et librement dans son pays et ce droit doit être garanti pas l’Etat. Quand celui-ci ne pratique pas la reconnaissance de l’égalité des droits, nul n’est tenu de le respecter, mais l’intellectuel se doit de le dénoncer et de le combattre. La violation des droits humains pratiquée par le régime du colonel président dictateur raciste ne peut être passée sous le silence par des intellectuels dignes de ce nom. La conscience intellectuelle ne peut s’accommoder de la barbarie sous le prétexte de permettre la possibilité d’un consensus national. L’intellectuel doit s’approprier ce mot d’un résistant « plutôt vivre dans le désordre que sous la tyrannie ». Faut-il laisser l’injustice ronger nos cœurs ruiner nos esprits au profit de la tranquillité médiocre, ou remuer et inquiéter le régime de la barbarie qui tire sur tout ce qui bouge ? Il y a des « intellectuels » qui ont choisi leur camp depuis 1986 en rejetant le texte dénonciateur de la vérité qui crève les yeux. Etre intellectuel mauritanien aujourd’hui, c’est résister avec vigueur par ses idées et de façon constamment critique contre le régime raciste de Taya en le combattant par l’alliance de l’émotion et de la raison.
Les appels du pied adressés par des fonctionnaires de la honte et des idéologues du vendredi relayés par les sirènes d’intellectuels désoeuvrés en mal d’inspiration, sentant le crépuscule de leur carrière sans avoir produit une oeuvre ne doivent pas être entendus. L’échec patent de certains de nos « intellectuels » renvoyés à leur passé de producteurs de verbiage démesuré peut nous inspirer la modestie qui sied à l’intellectuel sans pour autant revoir nos exigences et nos ambitions à la baisse.
Professeur Hamdou Rabby Sy
source: flamnet