Jusqu'au 02 août 2005 et à l'exception notable mais forcément très réduite en
nombre de l'opposition radicale, toutes les élites mauritaniennes chantaient les
louanges de l'ancien Président Maaouya.
Le lendemain ou le surlendemain, les mêmes, à quelques exceptions près, ne se
souvenaient plus que de ses défauts.
La Mauritanie est-elle peuplée d'opportunistes sans vergogne ou d'amnésiques ?
pas nécessairement. Il y a évidemment la proportion habituelle de courtisans
professionnels qui passent sans états d'âme d'un régime à l'autre (et dont le
nombre a sans doute beaucoup augmenté ces dernières années). Pour les 90%
restants, les raisons de ce revirement brutal sont à chercher ailleurs.
Mais, avant d'aller plus loin, précisons tout de suite qu'il ne s'agit pas de
mettre en cause ou même de relativiser le soutien au changement du 03 août :
Oui au changement instauré par le Conseil Militaire pour la Justice et la
Démocratie, qui est salutaire pour le pays et qu'il faut soutenir sans réserve
mais non sans discernement. La confiance n'exclut pas la vigilance.
Mais non à l'unanimisme opportuniste dont le changement du 03 août 2005 permet
justement de nous débarrasser. Aidons les nouveaux dirigeants à ne pas
s'installer dans cette culture de l'unanimisme et du culte de la personnalité,
en disant dès maintenant que tout n'était pas négatif dans le ''régime déchu'' ;
qu'il y avait certes des tares graves qu'il faut extirper, mais aussi des acquis
qu'il faut préserver et améliorer.
Pourquoi
l'unanimisme d'hier?
Parce que la nature du pouvoir était devenue telle qu'elle ne laissait aux
citoyens le choix qu'entre deux voies : l'opposition radicale ou l'approbation
inconditionnelle. Or beaucoup ne voulaient pas - par tempérament ou par principe
- rejoindre l'opposition radicale. Beaucoup d'autres ne le pouvaient pas, par
crainte des brimades, des représailles (notamment économiques et/ou politiques)
etc ; les deux séries de motivations coexistaient souvent.
Une fois ces contraintes levées, il est normal que les gens s'expriment plus
librement et même qu'ils ''se défoulent'' un peu.
Le problème, c'est qu'ils risquent de continuer à reproduire les mêmes
comportements en mettant simplement un nom à la place d'un autre. Il faudra du
temps et beaucoup de pédagogie de la part des nouveaux dirigeants pour que les
applaudisseurs - tout au moins les non professionnels parmi eux - comprennent
qu'on ne leur demande plus d'applaudir, louer, ou maudire sans réfléchir.
Alors, sans contrainte et tout à fait objectivement :
le 03 août a mis fin à un emballement devenu dangereux (dérives sécuritaires,
aventurisme militaire au-delà des frontières etc.&) mais tout dépend de la
suite.
Je ne sais pas, faute d'information, si toutes les décisions prises depuis le 03
août étaient judicieuses, mais l'orientation générale est incontestablement
positive. Quelques unes sont excellentes :
Les mesures allant dans le sens du respect des droits de l'homme et en
particulier la libération de certains détenus rassurent une opinion inquiète des
dérives sécuritaires et, surtout, peu convaincue de leur implication dans des
entreprises extrémistes (à l'égard desquelles il serait pourtant risqué de
baisser trop vite la garde).
L'engagement des responsables de la transition, militaires et civiles, à à ne
pas briguer de mandat politique est un argument décisif pour convaincre
l'opinion publique, nationale et internationale, de la noblesse des motivations
qui ont fait agir les auteurs du changement et une garantie de neutralité et de
transparence pour les élections à venir.
Le cas du Président Ely Ould Mohamed Vall est particulièrement important et
signifiant. Les précédents sont rares : Siwar Al Dhahab au Soudan et, surtout,
dans notre région, notre voisin malien ATT. D'un coup, le Président Ely se donne
une stature d'homme d'Etat, de démocrate incontestable, donne une très forte
crédibilité à la démarche du Conseil Militaire et un sens à un très beau titre
''Justice et Démocratie'' qui, sans cela, pouvait n'être perçu que comme un
slogan. En passant, il efface la part de responsabilité qu'on pouvait lui
attribuer dans le bilan du ''régime déchu''. A vrai dire la personnalisation du
pouvoir était telle que toute idée de partage des responsabilité s paraît
saugrenue.
Il n'y a dans ces propos aucune complaisance. Je crois seulement qu'il est juste
de reconnaître l'importance et la grandeur d'une attitude rare et qu'il est
utile de l'encourager pour contrecarrer les tentatives qui ne manqueront pas
d'être faites pour l'infléchir. J'ai eu l'occasion d'être régulièrement en
contact durant toute la transition malienne avec le Président Amadou Toumani
Touré auprès duquel je menais une médiation avec les chefs des rebelles Touaregs
(et Maures) de l'Azawad. Je sais que les pressions n'ont pas manqué pour
l'amener à garder le pouvoir. Je m'étais permis, à titre tout à fait personnel
et amical, de joindre ma voix à celles qui lui conseillaient au contraire de
''tenir'', de respecter ses engagements. On connaît la suite : ATT a quitté le
pouvoir la tête haute après avoir organisé des élections libres et transparentes
et pluralistes, pour la première fois dans l'histoire du Mali. Jouissant d'un
grand respect dans son pays et dans le monde, il s'est présenté
dix ans plus tard, et a été élu triomphalement Président de la République.
Je ne sais pas si ''le Siwar al Dhahab ou l'ATT Mauritanien' ' est susceptible
d'être tenté de pousser la comparaison jusqu'au bout : ce qui nous intéresse
pour le moment c'est qu'il mène avec succès la première partie jusqu'à son
terme. La suite concerne son destin personnel qu'on peut lui souhaiter plein de
bonheur mais qui peut se trouver de nouveau lié ou non à celui du pays.
La période qui vient de s'achever le 03 août 2005 a couvert une partie
considérable de l'histoire de ce pays : près de la moitié de la vie de la
Mauritanie indépendante. Notre objectif n'est pas même d'en esquisser un bilan,
ici, en quelques lignes ; simplement d'essayer d'identifier certaines des causes
les plus graves des dysfonctionnements et dérives qui ont conduit à la situation
présente.
La concentration - personnalisation excessive du pouvoir a eu des effets pervers
dans tous les domaines. Au lieu de donner un ''pouvoir fort'', elle aboutissait
paradoxalement à une absence de pouvoir à tous les échelons. En effet un seul
homme ne peut pas tout faire, surtout si c'est un homme seul : personne avec qui
discuter à égalité, pas même des collaborateurs de confiance avec qui échanger
en confiance, pas même un secrétariat digne de ce nom. Les décisions se
prenaient sans préparation réelle et leur application n'était pas l'objet d'un
''suivi''(1) sérieux. A tous les niveaux, la crainte de commettre une erreur en
prenant une décision qui risquait de ne pas plaire si par hasard elle parvenait
aux oreilles du Président paralysait tout. Sauf lorsque les demandes venaient de
privilégiés censés avoir accès à Lui: alors aucune règle, aucune digue,
n'empêchait les passe - droits, les excès& Donc trop de pouvoir et pas de
pouvoir, surtout plus d'administration, plus de justice, plus
de limite à l'arbitraire.
le culte de la personnalité est à la fois effet et cause de ce dérèglement
général. On y reviendra après avoir dit un mot d'un autre des maux les plus
terribles de ce long règne : ''l'homme qu'il ne faut pas à la place qu'il ne
faut pas''. Le choix des responsables a été depuis le début le principal point
faible du régime, c'est-à-dire très précisément de son chef pour qui tous les
cadres ou supposés tels étaient interchangeables. Or, pour un pays ''jeune'' par
rapport à l'inclusion dans le monde moderne, comptant beaucoup de diplômés
chômeurs mais très peu de cadres professionnellement expérimentés (notamment
dans les domaines technologiques, économiques, et même dans les sphères avancées
des sciences humaines, dans les vastes champs de la culture et de la
communication) il est vital de mettre l'homme (ou la femme) qu'il faut,
exactement à la place qu'il faut. Car très souvent il y a une seule personne
ayant cette compétence-là (ou à peu près)
On imagine l'étendue du gâchis quand on sait que les nominations se faisaient
sans référence aux dossiers des intéressés, sans information réelle sur leur
profil, comme ça au grès des rencontres de hasard, des sympathies, des
allégeances, et que le spécialiste de telle question était chargé d'autre chose
qu'il ne connaît pas ou restait au chômage, que les ministres eux-mêmes étaient
rarement là où il fallait et n'y restaient même pas le temps d'apprendre
(lorsqu'ils en étaient capables, ce qui était parfois le cas).
Tout cela contribuait à aggraver la surenchère adulatrice inséparable du culte
de la personnalité, chacun essayant de se faire remarquer à n'importe quel prix.
D'où l'insupportable scandale des visites dans les régions, qui donnaient lieu à
un énorme gâchis financier, à des fêtes pantagruéliques parmi des populations
souvent au bord ou au fond de la misère ; qui donnaient lieu aussi, hélas, à ces
scènes de glorification ubuesques, attentatoires à la dignité des citoyens.
Le tribalisme : c'est là que l'hypocrisie atteignait des sommets inégalés. La
tribu et l'Etat ou la Nation sont-ils incompatibles, irréconciliables, ou
complémentaires ? Vieille question posée dès avant l'indépendance et à laquelle
la jeunesse anticolonialiste (et ''antiféodale' ') avait cru avoir trouvé la
bonne solution en décrétant l'éradication du tribalisme (sinon de la tribu
elle-même). Moktar Ould Daddah avait une orientation sensiblement pareille
quoique moins radicale dans son application. Maaouya aussi, au départ mais,
depuis le début du processus démocratique, le tribalisme n'a cessé de se
renforcer pour finalement régner en maître sur les élections et encore plus
durant les tournées présidentielles. Et pourtant, le mot ''tribu'' est resté
tabou. On lui a trouvé un substitut : Majmoua.
Le tribalisme est devenu un véritable fléau dans l'administration dont chaque
secteur est devenu le fief d'une ''Majmoua''. Les nominations étaient faites en
grande partie sur cette base, aggravant un peu plus l'absence de critères
professionnels objectifs. Curieusement la non - nomination aussi (si on peut
utiliser cette expression) : non seulement on nommait quelqu'un à un poste
(qu'il méritait ou pas) parce qu'il appartient à telle tribu, mais aussi on
évitait de nommer tel autre parce qu'il appartient à telle autre. Les exclusions
de ce genre pouvaient aller très loin. En voici un exemple, extrême, presque
caricatural : la tribu X, de taille moyenne& une dizaine de milliers de
personnes, dont des cadres de divers niveaux (pas moins ni plus que d'autres) de
tendance modérée (militant en majorité au PRDS) et qui a pourtant fait l'objet
d'un ostracisme intégral durant 20 ans. Pas un seul de ses cadres n'a été nommé
à un poste relevant de l'Etat, pas un directeur de quelque chose,
ministre, ambassadeur, responsable de société publique, de ''Projet'' comme
chaque autre tribu de taille comparable en comptait des dizaines. Quand on sait
combien, dans ce pays, tout dépend de l'Etat, on peut imaginer l'étendue des
dégâts causés par les effets cumulés dans la durée sur cette population au plan
humain, économique et social (marginalisation, paupérisation, etc&).
Le Tribalisme, la tribu : quelle solution ? Vaste sujet, sur lequel on reviendra
(dans un autre papier)
C'est en fait l'ensemble de ces différents facteurs : concentration du pouvoir,
culte de la personnalité, absence de règles et de critères de choix des
responsables, et arbitraire total dans leur désignation, tribalisme - népotisme
qui aboutit à la dégénérescence de l'Etat avec toutes ses conséquences
(corruption, incompétence de l'administration, dévoiement de la justice,
délabrement des systèmes éducatif, sanitaire, etc.)
Je disais au début de ce texte qu'il n'y avait pas que du négatif dans le bilan
du ''régime déchu''. Le lecteur de ces lignes commence peut-être à en douter
avec ce qui peut être pris pour une ''charge'' et qui n'est pourtant qu'une
description très sommaire d'une réalité. Le positif c'est essentiellement le
début d'un processus démocratique très contesté et sans doute contestable mais
qui, malgré tout, a abouti à une expérimentation du pluralisme politique et de
la presse (quels que soient les maux de la presse ''libre'' et la faiblesse des
médias officiels.)
C'est aussi la préservation de la paix civile et de la paix tout court dans un
monde dangereux et dans une région troublée.
Les ''réalisations' ' inaugurées si fréquemment correspondaient à un début de
modernisation dû pour l'essentiel aux partenaires étrangers mais qui a quand
même été réalisé sous ce régime-là et par lui.
Il appartient au nouveau pouvoir de faire le bilan et de remettre le pays sur
les rails. Mais il ne peut pas tout faire et on ne doit pas attendre de lui
qu'il fasse tout : c'est le pays tout entier qui doit se mettre au travail, se
mobiliser non pas pour pleurer sur les erreurs du passé ni seulement pour les
''réparer'' mais, surtout, pour faire face aux défis majeurs qui sont là et
qu'il faut affronter quel que soit le régime en place. Il s'agit du
sous-développement à vaincre, de la modernité technologique à intégrer, à
apprivoiser sans perdre son âme, de la mondialisation qu'il faut transformer en
atouts tout en évitant ses pièges. Il s'agit de s'interroger sur les choix de
société à faire et qui ne peuvent être différés indéfiniment. Il s'agit de
réfléchir à la réponse à cette question centrale pour notre société si
profondément musulmane et si humaine et tolérante : quel Islam ou quel islamisme
? Islam (isme) tolérant et ouvert sur la vie, sur le monde ou intégrisme
d'inquisition, de haine et de combat ? Il s'agit, pour tout dire, de s'atteler
à cette tâche énorme, vitale : celle d'un idéal à donner au pays et en
particulier à sa jeunesse. Il s'agit, de manière plus générale, de réfléchir à
la question cruciale d'un idéal capable de mobiliser le pays pour affronter et
vaincre les défis ; un idéal à donner notamment à la jeunesse, réduite depuis
longtemps à n'avoir que celui de l'enrichissement à tout prix et de préférence
sans effort, sinon sans cause.
C'est là un domaine dans lequel le régime passé est resté dramatiquement carent
(à moins de considérer le culte de la personnalité comme un idéal mobilisateur) .
Le nouveau pouvoir pourrait - non sans raison - dire que l'élaboration des
idéaux n'est pas un pouvoir régalien et se défausser sur les élites
intellectuelles et spirituelles, la société civile& Sauf que, dans un pays où
presque tout dépend de l'Etat, où tous les intellectuels (avec ou sans
guillemets) dépendent peu ou prou de l'Etat et où, surtout, la question devient
une urgence, une priorité nationale, il serait de la plus haute importance que
les nouveaux dirigeants prennent une initiative dans ce sens ; ne serait - ce
que pour inciter, stimuler, offrir un cadre de réflexion, de débat.
Est-il nécessaire d'ajouter que le changement en cours - qui se déroule de
manière harmonieuse, quasi-consensuelle, ne doit être terni par rien qui puisse
s'apparenter à une chasse aux sorcières ou à des règlements de compte. Rien,
heureusement, ne laisse craindre une telle tendance. Il semble, par contre, que
la manière dont les nouveaux responsables commencent à être choisis tranche déjà
quelque peu avec les méthodes du passé et soit susceptible de permettre
l'émergence de cadres sélectionnés selon des critères de compétence et
d'intégrité.
Puissent les nouveaux dirigeants aller jusqu'au bout de cette démarche et, pour
cela, bénéficier d'une bonne dose de &Tawfiq (terme à mon avis intraduisible) .
L'ancien Président a reconnu lui-même dans son fameux discours de Kiffa qu'il
était informé avec deux ans de retard et que ses ordres n'étaient pas exécutés.
Pour quelqu'un qui accordait tant d'importance au ''renseignement' ' et dont le
pouvoir était quasi - absolu,c'est un aveu qui laisse rêveur