Professeure d’études féministes aux Etats-Unis, la Franco-Ghanéenne rend hommage, à travers l’ouvrage « Imaginer la libération », à sept femmes noires effacées de l’histoire de la décolonisation française.
A la terrasse d’un café-restaurant du 20e arrondissement de Paris, Annette Joseph-Gabriel présente une joyeuse alternative à la figure de l’universitaire austère. Souriante et juvénile, la chercheuse d’une quarantaine d’années arrive tout juste de Bruxelles, où elle assurait la promotion de son livre Imaginer la libération. Des femmes noires face à l’empire. Publié en mai par Ròt-Bò-Krik, une jeune maison d’édition née à Sète en 2021, ce petit volume trapu (traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy) dresse le portrait de sept figures féminines et noires du combat anticolonialiste dans la France du milieu du XXe siècle.
« Faire exister ces voix qui disparaissent du discours historique dominant est ce qui traverse tout mon travail », dit cette professeure de littérature française et d’études féministes à l’université de Duke, en Caroline du Nord. Et elle n’est pas la seule : de l’art à la littérature en passant par la politique, le motif dit des « grandes oubliées » est devenu un genre éditorial à part entière qui se décline partout, notamment dans le roman graphique.
Mais la singularité de la démarche d’Annette Joseph-Gabriel, née au Ghana, pays anglophone, réside dans son regard sur l’histoire française : concerné (elle a épousé un Français et possède la nationalité française depuis 2017), mais marqué par le détachement que l’on tire souvent à regarder (même de très près) un pays qui n’est pas le sien. De la même manière que, dans les années 1970, l’historien américain Robert Paxton avait révolutionné les études sur la collaboration en France.
Un regard neuf sur la décolonisation
Si Annette Joseph-Gabriel ne promet pas de grandes révélations, elle porte cependant un regard neuf sur la période de la décolonisation, influencé par les black studies, dont la tradition aux Etats-Unis remonte au mouvement pour les droits civiques – « quand les étudiants africains-américains ont exigé, dans les années 1960, que leur histoire devienne un objet d’étude », explique-t-elle.
Mais « la nature démographique de la population noire en France est moins uniforme ; il n’y a pas de communauté noire ici comme il en existe une aux Etats-Unis », assure-t-elle, citant le modèle d’assimilation républicaine comme un autre frein à un récit centré sur l’expérience d’un groupe racial spécifique. « L’histoire française noire est une contradiction dans l’énoncé, le récit hexagonal se limite à une histoire française, point », affirme la chercheuse, avant de se réjouir que ce travail devienne de plus en plus visible de ce côté-ci de l’Atlantique.
Le chemin qui a amené Annette Joseph-Gabriel à s’intéresser à cette histoire est à la fois intime et tortueux. Née au Ghana, dans une petite ville portuaire non loin d’Accra, la jeune femme est éveillée au féminisme par sa mère, une avocate qui œuvra, dans les années 1980, aux côtés de l’épouse du président Jerry Rawlings, Nana Rawlings, connue comme la fondatrice du Mouvement des femmes du 31 décembre.
Enfant de la classe moyenne, Annette Joseph-Gabriel fait ses études dans un lycée international privé, avant de partir, en 2006, étudier aux Etats-Unis grâce à une bourse. A 18 ans, dans le Massachusetts, elle se retrouve pour la première fois de sa vie dans un environnement majoritairement blanc – comme la neige qui recouvre tout l’hiver venu et qu’elle découvre.
Avec l’objectif de faire carrière aux Nations unies, elle étudie l’économie, mais c’est en cours de français qu’elle se découvre une vocation. « Au Ghana, nous connaissons tous ce mantra : “Le Ghana est le premier pays indépendant d’Afrique subsaharienne.” Pour moi, un pays était soit une colonie, soit indépendant. En lisant Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire, j’ai découvert les “départements d’outre-mer”. Quelle était donc cette entité politique dont je n’avais jamais entendu parler ? »
Ni une ni deux, la jeune étudiante part en Martinique pour sa deuxième année d’études, « à la recherche de [s]es racines ». « L’idée est étrange pour les Africains-Américains, qui, eux, vont chercher leurs racines en Afrique. Mais, même si l’expérience martiniquaise n’est pas la mienne, cette aliénation coloniale dont parle Césaire, je la connais. Il y a une raison pour laquelle je parle l’anglais mieux que le ga ou le twi [deux langues courantes du Ghana], et, même si lui dit qu’écrire en français est un choix politique, c’est aussi parce qu’il n’aurait pas pu articuler aussi bien sa pensée en créole. »
Suzanne Césaire, Jane Vialle, Eugénie Éboué-Tell…
En Martinique, Annette Joseph-Gabriel ne croisera pas le grand homme de la négritude, mais elle rencontrera son futur mari. Brillante, elle passe ensuite quatre ans à l’université Vanderbilt de Nashville, dont deux détachés à Aix-en-Provence pour travailler sur sa thèse, qui deviendra un livre.
A l’intersection de la francophonie, de ce que les Américains appellent les africana studies (un champ d’études interdisciplinaire qui se concentre sur les peuples d’Afrique et leurs diasporas) et de l’étude des mouvements féministes par le prisme de la littérature, elle se penche sur le destin de ces femmes « protagonistes politiques », qui « participèrent significativement à la décolonisation au milieu du XXe siècle et dont les contributions ont été largement ignorées ou sous-estimées dans les analyses rétrospectives. »
Suzanne Césaire, Paulette Nardal ou la moins connue Aoua Keïta, autrice de la première autobiographie publiée en français par une Africaine, les « métisses » revendiquées Jane Vialle et Eugénie Eboué-Tell… Annette Joseph-Gabriel rend leur place à ces « personnages secondaires », comme l’écrivaine Joyce Johnson appela les compagnes de route négligées par l’histoire des auteurs célébrés de la Beat Generation.
Clémentine Goldszal
Source : Le Monde
A la terrasse d’un café-restaurant du 20e arrondissement de Paris, Annette Joseph-Gabriel présente une joyeuse alternative à la figure de l’universitaire austère. Souriante et juvénile, la chercheuse d’une quarantaine d’années arrive tout juste de Bruxelles, où elle assurait la promotion de son livre Imaginer la libération. Des femmes noires face à l’empire. Publié en mai par Ròt-Bò-Krik, une jeune maison d’édition née à Sète en 2021, ce petit volume trapu (traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy) dresse le portrait de sept figures féminines et noires du combat anticolonialiste dans la France du milieu du XXe siècle.
« Faire exister ces voix qui disparaissent du discours historique dominant est ce qui traverse tout mon travail », dit cette professeure de littérature française et d’études féministes à l’université de Duke, en Caroline du Nord. Et elle n’est pas la seule : de l’art à la littérature en passant par la politique, le motif dit des « grandes oubliées » est devenu un genre éditorial à part entière qui se décline partout, notamment dans le roman graphique.
Mais la singularité de la démarche d’Annette Joseph-Gabriel, née au Ghana, pays anglophone, réside dans son regard sur l’histoire française : concerné (elle a épousé un Français et possède la nationalité française depuis 2017), mais marqué par le détachement que l’on tire souvent à regarder (même de très près) un pays qui n’est pas le sien. De la même manière que, dans les années 1970, l’historien américain Robert Paxton avait révolutionné les études sur la collaboration en France.
Un regard neuf sur la décolonisation
Si Annette Joseph-Gabriel ne promet pas de grandes révélations, elle porte cependant un regard neuf sur la période de la décolonisation, influencé par les black studies, dont la tradition aux Etats-Unis remonte au mouvement pour les droits civiques – « quand les étudiants africains-américains ont exigé, dans les années 1960, que leur histoire devienne un objet d’étude », explique-t-elle.
Mais « la nature démographique de la population noire en France est moins uniforme ; il n’y a pas de communauté noire ici comme il en existe une aux Etats-Unis », assure-t-elle, citant le modèle d’assimilation républicaine comme un autre frein à un récit centré sur l’expérience d’un groupe racial spécifique. « L’histoire française noire est une contradiction dans l’énoncé, le récit hexagonal se limite à une histoire française, point », affirme la chercheuse, avant de se réjouir que ce travail devienne de plus en plus visible de ce côté-ci de l’Atlantique.
Le chemin qui a amené Annette Joseph-Gabriel à s’intéresser à cette histoire est à la fois intime et tortueux. Née au Ghana, dans une petite ville portuaire non loin d’Accra, la jeune femme est éveillée au féminisme par sa mère, une avocate qui œuvra, dans les années 1980, aux côtés de l’épouse du président Jerry Rawlings, Nana Rawlings, connue comme la fondatrice du Mouvement des femmes du 31 décembre.
Enfant de la classe moyenne, Annette Joseph-Gabriel fait ses études dans un lycée international privé, avant de partir, en 2006, étudier aux Etats-Unis grâce à une bourse. A 18 ans, dans le Massachusetts, elle se retrouve pour la première fois de sa vie dans un environnement majoritairement blanc – comme la neige qui recouvre tout l’hiver venu et qu’elle découvre.
Avec l’objectif de faire carrière aux Nations unies, elle étudie l’économie, mais c’est en cours de français qu’elle se découvre une vocation. « Au Ghana, nous connaissons tous ce mantra : “Le Ghana est le premier pays indépendant d’Afrique subsaharienne.” Pour moi, un pays était soit une colonie, soit indépendant. En lisant Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire, j’ai découvert les “départements d’outre-mer”. Quelle était donc cette entité politique dont je n’avais jamais entendu parler ? »
Ni une ni deux, la jeune étudiante part en Martinique pour sa deuxième année d’études, « à la recherche de [s]es racines ». « L’idée est étrange pour les Africains-Américains, qui, eux, vont chercher leurs racines en Afrique. Mais, même si l’expérience martiniquaise n’est pas la mienne, cette aliénation coloniale dont parle Césaire, je la connais. Il y a une raison pour laquelle je parle l’anglais mieux que le ga ou le twi [deux langues courantes du Ghana], et, même si lui dit qu’écrire en français est un choix politique, c’est aussi parce qu’il n’aurait pas pu articuler aussi bien sa pensée en créole. »
Suzanne Césaire, Jane Vialle, Eugénie Éboué-Tell…
En Martinique, Annette Joseph-Gabriel ne croisera pas le grand homme de la négritude, mais elle rencontrera son futur mari. Brillante, elle passe ensuite quatre ans à l’université Vanderbilt de Nashville, dont deux détachés à Aix-en-Provence pour travailler sur sa thèse, qui deviendra un livre.
A l’intersection de la francophonie, de ce que les Américains appellent les africana studies (un champ d’études interdisciplinaire qui se concentre sur les peuples d’Afrique et leurs diasporas) et de l’étude des mouvements féministes par le prisme de la littérature, elle se penche sur le destin de ces femmes « protagonistes politiques », qui « participèrent significativement à la décolonisation au milieu du XXe siècle et dont les contributions ont été largement ignorées ou sous-estimées dans les analyses rétrospectives. »
Suzanne Césaire, Paulette Nardal ou la moins connue Aoua Keïta, autrice de la première autobiographie publiée en français par une Africaine, les « métisses » revendiquées Jane Vialle et Eugénie Eboué-Tell… Annette Joseph-Gabriel rend leur place à ces « personnages secondaires », comme l’écrivaine Joyce Johnson appela les compagnes de route négligées par l’histoire des auteurs célébrés de la Beat Generation.
Clémentine Goldszal
Source : Le Monde